XV - Raina Von Umbra
Les Faes sont naturellement beaux aux yeux des mortels. En général, la plupart des gens les perçoivent entourés de la splendeur du soleil, le visage chaud, attirant, des bras dans lesquels l'on voudrait se perdre, des bouches suaves et interdites, et des voix ensorcelantes qui pourraient faire tourner la tête à n'importe qui. Les Hommes en particulier sont séduisants pour leurs auras d'immortels et si les Enchanteurs s'évertuent coûte que coûte à résister, ils finissent par s'effondrer contre les torses accueillant des mâles et les poitrines délicates des femelles, quoi qu'ils en disent, parce que ces créatures naissent pour séduire, tromper et manipuler les cœurs faibles.
L'aube se lève sur l'ouest de Lavalon, sur les pierres grises du château en ruines, ancien domaine des Faes. Raina ne s'est guère égarée dans les environs, même si elle a entendu parler des restes du prestige de leur race. Elle n'est pas surprise par la douceur de la roche, ni les touches de marbre ci et là. Rien d'autres que les piliers des murs porteurs ne demeurent. Du moins, rien qui indiquerait quoi que ce soit sur les personnes qui vivaient ici, à une époque lointaine. Elle se retrouve dans les vestiges d'une petite salle qui a gardé la hauteur de ses parois, ainsi qu'une porte extrêmement lourde et surtout fermée à double tours. Elle le sait, puisqu'elle a tenté de la pousser et de grimper pour s'en échapper. Sous le regard impénétrable de Gabriel Thornheart, lui enchaîné par de la ferraille qui coupe ses poignets meurtris. Elle a envisagé d'escalader ses épaules pour gagner deux mètres, mais cela ne suffira pas.
Raina s'est chargée d'une mission sacrée : éviter à tout prix les orbes transperçant de Gabriel Thornheart, et elle a réussi jusqu'à présent. Une heure après l'aube. Deux heures et bientôt trois qu'elle étudie chaque recoin de leur salle, ouverte sur un ciel dégagé et ensoleillé qui ne détend absolument pas le Prince. Il n'a pas jeté un œil sur l'ouverture au plafond, ni n'a l'air de se délecter de la hausse des températures, malgré un début d'hiver timide. Il est rivé sur elle et refuse de la quitter des yeux, à son grand dam.
C'est un problème. Oh oui. Parce qu'il ne la regarde pas avec nonchalance ou avec son agaçant rictus sardonique. Oh non. Il la toise méchamment. Plus rien de son charme Fae n'influence ses sens et elle n'a aucun mal à se détacher de lui. Car sa beauté actuelle s'apparente à celle d'une tempête en hiver. Un blizzard cruel, prêt à tout emporter sur son passage, à tout ravager. Elle ne comprend pas instinctivement la raison de cette rage interne qu'il contient depuis près de quatre heures. Les vampires se sont contenté de l'attacher et de laisser Raina libre, conscients qu'elle ne pourrait rien faire pour se délivrer de toute façon, et il n'a pas arrêté de la dévisager avec une hargne incompréhensible.
Elle inspire longuement, prenant son courage à deux mains. Pourquoi devrait-elle craindre le Prince Fae avec qui elle est liée par un hasard sordide ? Les termes de Vance, le Seigneur de Sang, la hantent encore. Raviver la flamme de la guerre entre leurs deux espèces en le tuant et prouver à son ravisseur...quoi, au juste ? Qu'elle est capable de meurtre ? Capable de se défendre ? Capable de faire couler le sang de leurs ennemis, alors même qu'ils ne sont pas si impitoyables et sauvages qu'il n'y paraît dans les contes ? Ou offrir son corps en réconfort à Gabriel Thornheart et anéantir toutes chances de mariage honnête avec un gentilhomme. N'importe quoi. Elle en rougit violemment et se tourne d'autant plus pour qu'il ne remarque rien de son état. Peine perdue.
Une seconde inspiration profonde et elle pivote enfin vers le Prince Fae, délaissant la lourde porte de marbre qui ne s'ouvrira pas. Les vampires se sont probablement éloignés à cette heure-ci du jour. Ce serait une occasion en or pour eux de s'enfuir, car ils ne pourraient pas les pourchasser avant la tombée de la nuit, mais impossible d'y arriver sans magie ou sans une force extrême contenue par les chaînes de Gabriel. Elle lit tout ce courroux incompréhensible sur les traits tendus de son visage et elle a l'impression d'être prise en pleine tornade, le souffle coupé par un vent glacial. Raina hésite, mais se décide à combler l'espace entre eux, s'agenouillant à son côté, toute son attention dévouée sur ses poignets rouge vif.
— Existe-t-il un moyen de s'enfuir avant qu'ils ne reviennent ? Ou, au moins, de t'ôter ces chaînes ?
Elle s'est exprimée d'une voix d'ange, patiente et pleine de compassion, mais cela ne permet pas d'adoucir l'apparence gelée de Gabriel. Il l'observe avec un calme inquiétant, celui d'un énorme loup se préparant à bondir sur sa proie pour la dévorer.
— Tu demandes l'avis d'un Fae, toi la mortelle vulnérable qui ne sait pas comment se débrouiller sans un coup de pouce ?
Un reproche évident vibre dans cette salle à ciel ouvert. Raina ne saisit toujours pas. Il a parlé si bas qu'elle a dû tendre l'oreille.
— Je... Je ne peux pas le nier, même si je ne l'aurais pas formulé ainsi, bredouille-t-elle. Bien sûr que j'ai besoin de toi. Cela ne fait aucun doute. D'ailleurs, si le bracelet ne me privait pas de ma magie, je ne pourrais pas enfoncer cette porte ou me hisser par-dessus les murs. En débutant mon entraînement de guérisseuse, j'ai fait vœu de pureté et de pacifisme.
Il lâche un rire qui lui noue l'estomac.
— Donc, tu ne pourrais pas te défendre contre des vampires. Ou des Faes.
Une moue sur ses lèvres, Raina devine sans mal qu'il tourne autour du pot, faisant exprès de ne pas mentionner la source de son énervement. La raison lui apparaît logique. Il attend qu'elle l'évoque en première et qu'elle...s'excuse ? Non, définitivement, elle n'y comprend rien.
— Les chaînes te font-elles vraiment mal ?
— Je gère cette douleur. Elle est largement minime.
— Par rapport à quoi ? As-tu beaucoup souffert durant ta longue vie d'immortel ? Je suppose que oui.
— Tu supposes bien.
Il n'a pas envie de raconter ses périples et épreuves. Cela, elle l'a compris. Pas de conversation. Raina est plongée dans une incertitude vacillante. Puisqu'il n'est pas enclin à partager le motif de sa colère, elle tente une autre approche. Bien qu'elle ne puisse le libérer des chaînes ou apaiser les marques écarlates sur sa peau, elle connaît des solutions pour tranquilliser ses patients à sa façon. Le corps réagit au toucher, plus qu'à la souffrance, dans certains cas. Elle entreprend de glisser les bouts de ses doigts contre son avant-bras, de haut en bas. Des caresses qui veulent détourner son attention de la ferraille qui se grave sur ses poignets, et cela fonctionne apparemment au vu de son drôle d'air colérique qui se tempère. La tempête diminue en gravité et elle croise son regard assez longtemps pour y découvrir une sorte de déception.
— Qu'ai-je fait pour désappointer un Prince Fae ?
Son murmure ricoche contre la pierre. Gabriel se tend de nouveau, mais elle ne s'arrête pas de caresser ses avant-bras. Son timbre se fait raide et dur, quand il répond, sombre :
— Tu te poses sincèrement la question. C'en est d'autant plus désappointant.
Plus de mon ange, plus de familiarité ou de sourire charmeur.
— Quoi d'autres ? Si ce n'est ton presque-pacte avec un Seigneur de Sang, l'un des ennemis jurés de mon peuple ? Je n'aurais peut-être pas dû t'empêcher de te donner à lui. Je m'en serais sorti tout seul.
Elle accuse le coup dans toute sa violence. Ses doigts se crispent sur sa peau.
— Je vois. Tu es offensé par ma tentative de négociation. J'en suis désolée.
Mais elle semble davantage se questionner qu'affirmer ses excuses.
— Tu l'as dit toi-même, je ne suis qu'une mortelle vulnérable. Je n'ai jamais rencontré de vampire par le passé et...
— Il me semble évidemment stupide que tu crains plus un Fae qu'un vampire. Je t'ai vu prendre des pincettes avec moi, à ton réveil dans la forêt enchantée. J'ai discerné ton souffle erratique et tes jurons à ma menace de jouer avec toi. Mais, quand tu te retrouves nez à nez avec un Seigneur de Sang, tu passes un marché qui t'aurait coûté la vie, et la mienne aussi.
Soudain, Raina s'écarte à grands pas, irritée par ses reproches. La mâchoire serrée, les bras croisés sur sa poitrine, elle toise durement le Prince Fae qui ne lui rend plus cette attention, les orbes vagues sur les dalles à moitié retournées de la salle. Son pied botté martèle le sol avec rancœur. Ce n'est pas de sa faute si son père l'a élevé avec des histoires terrifiantes sur les Faes en tant que méchants. Ce n'est pas de sa faute si les grand-mères de Nouria lui répétaient sans cesse de redouter ces créatures manipulatrices. Peut-être qu'il est en train de tout saccager dans ses pensées, dans ses convictions pour l'utiliser. Peut-être qu'elle ne devrait plus lui adresser la parole et se tirer d'affaire toute seule. Personne ne lui a appris à débattre avec un vampire, puisqu'ils n'avaient pas le droit d'approcher physiquement des mortels. En revanche, tout le monde dans son village lui a appris combien les immortels aux oreilles pointues sont dangereux et vils.
— Alors, fais quelque chose.
Elle aussi peut se montrer incisive et autoritaire. Toutefois, à travers son sourire goguenard, Raina en déduit combien il se moque de ses ordres. Lui n'est pas pressé par le temps. Si cela lui chante, il peut rester des années enchaînés sans que cela n'impacte véritablement son existence. Sale enflure, gronde-t-elle.
— Allons, jolie fleur, tu pourrais le réclamer gentiment.
Le simple fait qu'il use du surnom de Vance l'agace au plus haut point.
— Je ne suis pas ta jolie fleur ! Comment oses-tu me blâmer pour mon ignorance ? Espèce d'imbécile d'immortel ! Tu as vécu mille ans de plus que moi. Je me renseigne encore, je me trompe et je suis corrigée. Tu ne possèdes aucune raison valable de m'en vouloir. J'ai cru faire la bonne chose et si ma naïveté t'importune tant que ça, libère-nous et débarrasse-toi de moi. Je me fiche de ton opinion.
Au lieu d'être calmé par sa tirade explosive, la frustration s'épanouit deux fois plus en lui et jaillit en un sifflement rageur :
— Il y a une limite entre naïveté et stupidité, Raina Von Umbra !
— Ne m'appelle pas par mon nom complet. Tu n'es pas mon père.
— Eh bien, il faudrait que tu te trouves un éducateur digne de ce nom, quelqu'un qui remuera ton intelligence restreinte. Bon sang ! Tu étais sur le point d'offrir ton cou à un vampire. Au passage, il a juré de ne pas te déflorer, mais il n'a rien promis au sujet des endroits de ton corps qu'il s'apprêtait à mordre. Soit tu n'en avais rien à faire au moment de sceller ton sort, soit tu rêvais de te faire mordre sur chaque parcelle de ton corps si innocent et chaste.
L'ironie lacérante de ses mots la foudroie brutalement. Elle en chancelle, stupéfaite par sa méchanceté.
— Tu sais quoi, Gabriel Thornheart ? Je te déteste ! Mon corps est innocent et chaste, sale mufle, et non, je ne rêvais pas de ses morsures. J'ignore même ce qu'est un Seigneur de Sang, quel genre de pouvoir il détient et qu'est-ce qu'un marché avec eux implique. J'ai suggéré une solution et tu m'as tapé sur les doigts ensuite. J'espérais que tu réagisses pendant les négociations. Que tu y participes. De toute évidence, tu pourrais parfaitement tirer les bonnes ficelles pour nous libérer, mais tu ne l'as pas fait.
— Parce que je connais les risques qu'il faudra encourir et tu n'es pas prête à subir les conséquences d'un marché avec eux.
— Instruis-moi, dans ce cas !
Elle n'a jamais crié aussi fort de sa vie. Il l'a poussée à bout avec son accusation éhontée.
— Dis-moi ce que nous risquons. Nous avons toute la journée pour discuter de notre plan d'attaque. De nous deux, qui est réellement la personne stupide ? Celle qui essaie de faire avancer les choses ou celui qui boude dans son coin ?
Gabriel retient de justesse une réplique cinglante. Et cela n'arrange pas l'emportement de Raina qui riposte de nouveau :
— Il y a tellement de phrases que tu ravales, tellement de non-dits que tu me caches. Que tu dissimules ton histoire et celle des Faes, je l'excuse et le comprends tout à fait, mais tu n'as pas le droit de réprimer ainsi des vérités qui nous aideront à y voir plus clair. Crache-le ! Qu'est-ce que tu allais dire ?
Il bouillonne de l'intérieur, une théière sur le feu à deux doigts d'exploser.
— Blesse-moi, aller ! C'est déjà fait, en plus. Je me sens humiliée, encore, et dégradée par ton accusation. Je te déteste quoi que tu continues à me cracher au visage. Aller !
— Je mesurais simplement ton aptitude à marchander avec des vampires, voilà pourquoi je ne suis intervenu qu'à la fin.
— Non ! Ce ne sont pas les mots qui ont faillis t'échapper. Pourquoi te taire maintenant ? Après m'avoir plus ou moins traitée de putain pour vampires.
Ce n'est pas ce que je voulais dire ; la réponse s'inscrit lisiblement sur son expression navrée. Il n'a pas contrôlé son amertume et il s'est rendu trop loin dans ses paroles. Gabriel en a conscience, cela ne fait aucun doute, mais sa fierté de Prince Fae l'empêche de s'excuser. Pour l'instant.
— Peut-être que je m'inquiétais pour toi, lâche-t-il, au final. Peut-être que cette situation m'énerve autant parce que j'ai pu confirmer de mes propres yeux que ce monde est trop périlleux pour une âme comme la tienne, et que l'idée de ta vulnérabilité et de ta naïveté viscérale me met hors de moi.
Honnête. Il est incapable de mentir. Raina s'appuie contre le mur, désarçonnée par cet aveu qui semble le torturer, s'arracher de sa gorge contre son gré. Seulement, la tension ne redescend pas entre eux.
— Je n'ai pas besoin de ta pitié d'immortel.
— Ah non ? Admets que tu ne survivrais pas une heure avec Vance. Admets que tu ne peux pas maîtriser le choc de deux immortels.
— Pourquoi ? s'écrie-t-elle, un hurlement aigu et incontrôlable. Pour que tu sois soulagé que je me plie à toutes tes volontés ? Que je ne sois pas un problème pour toi, parce que je te fournirais les clés de ma survie ?
— Oui, en effet. Je ne désire aucunement revoir Vance ce soir, en sachant que tu continueras à déblatérer tes sottises. Tu me laisseras les négociations et tu acquiesceras à chacun de mes mots.
— Et si tu m'utilisais pour te libérer et que tu m'abandonnais derrière toi ? Je préfère que tu m'enseignes tout le nécessaire sur les vampires aujourd'hui.
— Parce que tu ne me fais pas confiance ?
— Non, évidemment que non, je ne te fais pas confiance. Tu es un Prince Fae immortel, d'une race de manipulateurs qui ont survécus jusqu'ici grâce à leurs foutues négociations. Moi, je suis sans défense entre vous deux. Je veux être en mesure de gérer Vance et toi, les deux en même temps. Enseigne-moi. Pour que nous puissions confronter le vampire d'égal à égal.
Un second rire noir éclate sur sa langue.
— Tu ne seras jamais l'égale d'un vampire, jolie fleur. Fais-moi plaisir et jure que tu tiendras cette vilaine bouche fermée ce soir.
— Je prie pour que tu sois à la merci de la Mort le plus tôt possible ! rugit-elle.
Puis, un silence de plomb retombe sur eux. Gabriel la fixe avec un ahurissement des plus authentiques, dépité par tant de colère en elle. Raina n'en revient pas qu'il s'entête à la maintenir dans l'ignorance, que ce soit pour sa sécurité ou non. C'est pourquoi elle conclut sans la moindre hésitation :
— Ce soir, je négocierai pour ma survie.
Et malgré le frisson d'effroi qu'elle lui procure, Gabriel en est bouché bée sans un seul argument qui pourrait la faire changer d'avis.
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