XIII - Gabriel Thornheart

Les Faes savent pertinemment qu'il existe quelque chose d'autre en dehors du continent. Pour une raison très simple. Ils sont nés sur ces terres, tandis qu'ils ont vu apparaître de nulle part des hordes d'Enchanteurs assoiffées de domination et de pouvoir, et ensuite, la venue des Hommes, les nomades des steppes du sud ou les barbares des montagnes du nord. Ils ont assisté à l'arrivée de ces étrangers sur leur territoire, prouvant ainsi deux affirmations indubitables : par-delà les mers grondantes et déchaînées, se trouve la vie, qu'ils soient mille ou un milliard, que ce soient des îles ou des géants ; et ils ne peuvent faire confiance en personne, ni ceux qui cohabitaient en harmonie avec eux jadis, ni ceux qui ont débarqués du jour au lendemain.

Gabriel se demande sans cesse ce qui se trouve au-delà des mers brumeuses et suffocantes. Un grand nombre des siens ont tenté la traversée. Nul n'est jamais revenu. Ont-ils péri en route ou sur place ? N'y a-t-il véritablement rien derrière les nappes de fumées toxiques ? Les colonisateurs de ce continent sont-ils arrivés par la volonté des dieux, comme certains le proclament ? Les voyageurs sur les flots naviguent-ils par l'éternité, perdus dans le néant ? Il n'a pas forcément envie de se prêter au jeu pour en découvrir les réponses.

Quoi qu'il en soit, le continent se divise en deux catégories. Les êtres inférieurs et les êtres supérieurs. De ces derniers, l'on ne compte que trois races, pour le moment. Les trois espèces qui ont un jour gouverné un royaume. Les Faes en tout premier qui ont veillé sur des couronnes bien moins tachées de sang que celle des Enchanteurs avec leur Lavalon maudit et qui a fait d'eux les plus puissants, les monarques incontestés de par leur temps de règne et leur détermination à toujours retrouver leur trône, qu'importent les épreuves du destin ; et enfin, les Hommes qui se sont emparés du pouvoir à quelques reprises. Toutes les autres créatures contrôlent au mieux de vastes communautés ci et là et, au pire, se contentent de mendier l'argent, les terres et les alliances des régents. 

Les vampires font partie de cette catégorie d'êtres inférieurs qui possèdent des terrains rien qu'à eux, offerts par les lignées de monarques. Pas de bonté de cœur. Pour éviter qu'ils sèment le trouble parmi les mortels, et les immortels. Les Faes les méprisent particulièrement et c'est réciproque. Deux races voués à l'éternité, qui ne peuvent supporter la présence de l'autre, une guerre tacite et sans merci qu'ils se livrent dans l'ombre. Ils ne s'empêchent jamais de s'entretuer et ne signeront pas de traité, sous aucun prétexte. Néanmoins, ils n'engagent pas le combat s'ils ne sont pas face à face avec leur ennemi. En d'autres termes, l'un ne viendra pas guerroyer sur les terres de l'autre ; car il ne s'agit pas d'une histoire de conquête ou de domination, mais de pure et authentique aversion. 

Les vampires vivent en général sur des îles au milieu de lacs gigantesques, ou sur toutes les côtes, pour qu'ils soient éloignés autant que possible de la civilisation. Pour les plus anciens qui sont en mesure de maîtriser leur appétit pour les veines palpitantes des mortels, ils ont droit à rester sur le continent, parmi le peuple, avec la promesse d'être traqués et éradiqués s'ils commettent une seule erreur. Ils survivent grâce à la pitié des Hommes, ou plutôt la manipulation qu'ils leur imposent, en interprétant les rôles de créatures chétives et pitoyables. Cette comédie fonctionne assez pour que les humains leur tendent le cou, et parfois les femmes écartent les cuisses. De quoi se repeupler quelque peu, si les dames ne meurent pas en couche avec leur bébé.

Cela ne l'étonne pas que l'Enchanteur à la tête de ce plan sordide pour les enfermer ensemble dans la forêt ait opté pour des vampires, afin de les garder à l'intérieur au cas où il soit suffisamment distrait pour lancer, malgré lui, la succession d'épreuves qu'ils ont battues avec une aisance relative. Des larbins, voilà ce qu'ils sont concrètement. Ils ont dû accepter une faveur en échange de leur force.

Gabriel estime avoir beaucoup donné ces dernières heures. Il s'est ouvert, a repeint peu à peu son âme à la lumière pleine de vie de Raina, il a fait saigner son cœur en confessant l'inavouable et il n'a pas regretté une seconde les mots qui se sont échappés si délicieusement de sa bouche. Il apprécie plus qu'il ne le devrait les petites étincelles qu'elle rallume en lui. De toutes les mortelles qu'il a croisées dans sa longue vie, la Princesse de Lavalon est bien l'unique femme à qui il porterait le moindre intérêt. Chaque once de fragilité en elle, son aveu à propos du garçon qu'elle a tué involontairement et la rage qui a brillé dans ses yeux en parlant de lui, sa détermination à ne pas s'évanouir quand il se pressait contre elle et que le brouillard passait au-dessus de sa tête, quand elle a regardé son reflet pourri par le temps, non pas avec dégoût, mais avec curiosité et une peine dégoulinant de compassion... Peut-être qu'il préfère les humains sans intérêt, les enfants trop bruyants ou trop discrets, les adultes trop occupés à gagner leur pain, ou peut-être qu'il s'évertue à nier la splendeur de l'existence même qui transpire dans tous ses sourires, dans ses mèches blondes qui virevoltent à la brise, ses lueurs d'acceptation et de compréhension, sa douceur mêlée à son feu ardent. Il la déteste en un sens pour ce qu'elle a attisé en lui, sans le savoir. Il est un Prince Fae désormais et il a accompagné pendant quelques siècles la troisième génération de son peuple, ce qui le vieillit, même pour un immortel, et a terni l'intégralité de son être. À cause d'elle, il désire à présent retrouver le goût de tout ; le goût de la nourriture et du vin, le goût du rire et des amitiés, le goût de la passion et des baisers brûlants. À cause d'elle, il veut combattre la monotonie de l'éternité qui s'enracine autour de ses jambes pour le tirer vers les bas-fonds de l'ennui et du vide, trancher les branches qui l'enlisent et redevenir ce qu'il a été autrefois. 

— Que sais-tu des vampires ?

Raina flaire probablement la tension dans sa voix, l'écho de la contracture dans ses épaules. Gabriel continue de marcher droit vers le palais en ruines, à moins d'une heure de vol de Wyvern, quelques heures à pied, de Muria, la bourgade toute dévouée à son commerce de liqueurs à l'ouest central de Lavalon. Dès qu'elle lui a pointé ce vieil amas de pierres, il a compris. Il a compris où ils se trouvaient et quel genre de créature infâme ils auraient à affronter. Malheureusement pour eux, le Prince Fae ne s'est pas résolu à l'informer du pétrin dans lequel ils sont, puisque Vance est un immortel têtu, rancunier et loyal dans sa parole. Il ne pourra ni négocier avec lui, ni l'amadouer, dans la mesure où il n'est pas immédiatement tué.

— Pas grand-chose, admet-elle. Ils sont interdits d'accès aux villages et cités du grand ouest, et ils n'y a pas eu d'accident lors de toutes mes années à Nouria. Je n'en ai jamais vu de près. Mais...

Elle marque une pause, incertaine quant à la moue colérique de Gabriel et son froncement de sourcil qui dénote nettement son agacement vis à vis de toute cette situation.

— C'est une bonne nouvelle que les épreuves se terminent. Au final, nous ne sommes restés qu'une journée dans la forêt enchantée et nous pourrons en apprendre plus sur l'Enchanteur qui nous a capturés, ses motivations, son but final...

Sa voix se meurt. Raina trépignerait d'un pied à l'autre ou jouerait avec ses doigts à cause de son malaise interne – des habitudes qu'il a notées chez elle – si elle n'était pas occupée à lui courir après pour le rattraper.  

— Tu te trompes, mon ange. C'est une nouvelle dévastatrice. Catastrophique. Nous n'apprendrons rien du tout, si ce n'est en payant un prix trop élevé pour ce que nous obtiendrons en retour. Et pour ta gouverne, j'ai été enfermé une semaine dans la forêt avant ton arrivée, qui est survenue quatre jours plus tôt.

Raina trébuche, distraite par son ton nerveux et la révélation qui s'en est suivie. Quatre jours ? Elle pâlit en songeant à son frère. Athusea se situe à quelques heures d'ici et il n'est pas impossible que Dallan l'ait crue assez stupide pour retourner à Nouria. A-t-il envoyé ses hommes fouiller l'ouest ? Pourraient-ils tomber sur un vaillant soldat qui la ramènerait au palais ? Gabriel lui empoigne le bras avant qu'elle ne s'écrase lourdement dans les feuilles mortes. Elle le remercie avec son rougissement écarlate habituel et se dégage, pressée de mettre une certaine distance avec lui. 

La beauté stupéfiante de la forêt enchantée s'est tordue pour afficher la banalité du monde. De ses yeux de mortelle, elle voit sûrement un peu de charme dans tout, même dans la pénombre étouffante éclairée par le clair de lune ou dans le lugubre de la nuit qui s'octroie un air de mystère et d'aventure. De son point de vue, ils sont trop proches de ces ruines et il a d'ores et déjà abandonné la solution de la fuite, conscient qu'ils sont observés en ce moment précis. S'ils tournaient les talons pour décamper, les vampires leur bondiraient dessus et les traîneraient devant Vance ; ils n'ont pas été malmenés jusqu'à maintenant, car ils se dirigent justement vers leur Seigneur de Sang. Il lit ses questionnements muets sur son visage et marmonne :

— Les ruines sont devant nous, mais les vampires sont tout autour. Personne, aucun mortel ou Fae, ne franchirait leurs défenses. Par ailleurs, ils entendent tout ce que l'on dit. Donc, si tu ressens le besoin urgent de les insulter, abstiens-toi. 

C'est à cet instant qu'elle semble foudroyer par une vérité qui pousse ses yeux à s'écarquiller. Raina se penche sur lui, le forçant à s'arrêter en enroulant ses doigts sur sa manche, et elle murmure à son oreille :

— Par pitié, tu ne crains pas les vampires, tout de même ? 

Le Prince Fae gronde en signe d'avertissement, son côté bestial vibrant dans tout son être, et Raina oscille entre la chaleur réconfortante de son corps et la froideur de la nuit. Il la maintient contre lui et répond d'une voix encore plus basse, si bien qu'elle doit se coller à lui pour percevoir ses mots. Il frôle son oreille, déclenchant une série de frissons. Dus à leur proximité ? À sa voix rauque et suave, autoritaire et douce ? Ou au brasier qui se diffuse en elle à la caresse prolongée de son souffle ?

— Je ne crains pas les vampires, grince-t-il. En revanche, tu es au courant, j'en suis sûr, de nos querelles éternelles. Si tu as une chance de t'en sortir, ce n'est assurément pas mon cas. Je devrais, en temps normal, me faufiler de ce piège évident en leur décochant un tel sort à la figure qu'ils en parleraient encore dans dix mille ans. Mais, je te rappelle, mon ange, que nous sommes sans défense. 

Raina se souvient brutalement de leurs bracelets. Elle ne peut plus guérir et il ne peut pas les protéger. À sa manière de serrer les dents, elle devine qu'il éprouve une honte mélangée à une fureur innommable à l'idée de comparaître devant des vampires sans sa magie. 

— Qui plus est, je connais le Seigneur de Sang, Vance. Il a l'habitude de marchander avec les mortels. Il est un manipulateur fantastique et un fervent détracteur de la cause Fae. Il n'a pas cessé de fournir quelques vampires aux armées de la Grande Alliance pour se donner une raison valable et justifiable de nous chasser et de nous vider de notre sang. Je te préviens, Raina, ne pactise pas avec eux.

Son timbre coule durement contre elle. Gabriel s'aperçoit d'un maigre sursaut qu'elle cherche à dissimuler, de plus en plus écarlate. Il se repasse ses dernières phrases pour déterminer ce qui a produit cette réaction, et un vaste sourire s'étend sur ses lèvres qu'il rapproche davantage de son oreille, puis glisse le long de son cou. Raina se pétrifie de la tête aux pieds, son souffle court, n'osant plus expirer. Il ne voit pas son visage remuer, mais il le sent contre elle. La jeune femme bégaie une dizaine de sons incompréhensibles, pour le repousser à coup sûr, mais elle n'a plus les idées claires. Tant mieux. Le Prince Fae aspire à s'assurer qu'elle obéira à toutes ses directives, au moindre de ses regards, une fois qu'ils seront dans ces ruines. Et s'il doit s'approprier son cœur, ou son esprit par la luxure, alors il ne se privera pas de ce raccourci.  

— Ça te plaît ? Ton nom sur ma langue ? Raina...

Il fait traîner son nom, langoureux, tendre, mais cela a l'effet inverse. La jeune femme redescend lourdement sur terre et le pousse d'un coup sec en repartant à toute allure vers les ruines. Gabriel ricane en la suivant de près, discernant le cramoisi de ses joues, même dans la noirceur nocturne. 

— Je ne plaisante pas, mon ange. Considère mon avertissement comme un conseil d'expert ou un ordre pour t'épargner d'un grand mal, à toi de choisir.  

Par il ne sait quel commandement de son instinct, il attrape rapidement sa main, tandis qu'ils atteignent les remparts de l'ancien château, un domaine appartenant au Fae à l'époque de leur règne incontesté sur leur royaume. Et puisque cela ne lui paraît pas suffisant, il entrelace leur doigts ensemble. Raina est tentée de riposter pour la forme, scrutant leur peau brûlante l'une contre l'autre, mais une ombre à sa droite l'interrompt. Elle remarque peu à peu que l'immobilité et le silence de la nuit sont tous deux trompeurs. Car leur environnement grouille de vampires. Gabriel se réjouit qu'elle ouvre déjà les yeux. Il a besoin qu'elle ait pleinement conscience de tout ce qui risque d'advenir. Parce qu'il ignore si Vance le laissera respirer le même air que lui, plus d'une dizaine de minutes, et il est rassuré qu'elle se plaque inconsciemment contre son bras. Cela signifie qu'elle ne tombe pas dans les illusions vampiriques, celles qui les rendent invisibles ou qui détournent l'attention des mortels d'eux.

Les ruines forment un château à la hauteur de l'esthétisme des vampires. De la destruction, du sinistre, de la nostalgie. Tout ceci les caractérise parfaitement. En pénétrant dans les restes d'une salle de réception, grandiose à l'époque, Gabriel se remémore l'immense âtre où flambait un feu qui ne s'éteignait jamais, où l'odeur de fleurs s'était imprégnée dans les tapis et les rideaux, avec plusieurs sièges dorés où les Grands Seigneurs de la première génération contemplaient les danses, s'enivraient aussi bien de nectar que de chants, et partageaient leurs histoires de la création à leurs infinies expériences en ce monde, tout en accueillant sur leurs genoux chacune des têtes trop lourdes des enfants nouvellement nés de leur peuple qui s'endormaient à leurs récits. Combien de fois a-t-il sombré dans un profond sommeil, accroché aux jupons des Reines ou aux bottes de ses Rois ? Une époque si lointaine. Si inaccessible.

— Bienvenue, Princesse Raina Von Umbra du royaume de Lavalon, représentante de la Grande Alliance. Le Seigneur de Sang te salue.

Elle hausse un sourcil interloqué, s'interrogeant sur cet étrange personnage qui trône sur un muret dégradé, à la façon d'un monarque sur son siège déchu. Ne lui manque plus que la couronne. Gabriel soupire en toute discrétion et opine légèrement du chef : oui, il s'agit bien de Vance. Raina semble paniquer une seconde et il n'a pas besoin de percevoir les battements frénétiques de son cœur pour se douter que les vampires sont attirés par elle. De la chair fraîche. Mais, le Seigneur de Sang ne s'entourerait que des créatures fidèles à lui, et par extensions capables de contenir la soif. Elle s'incline, en ne sachant pas quoi faire de ses membres engourdis. On dirait une poupée désarticulée. Certes, mais une jolie poupée, constate le Prince Fae avec un ridicule rictus au coin des lèvres.

— Allons, Vance, tu ne salues pas un vieil ami ?

— Argh... Gabriel Thornheart. Combien de temps cela fait-il ?

— Trop peu.

Raina se fige à l'enthousiasme sarcastique dans son attitude. Il est tout sourire. 

— Pour une fois, nous sommes d'accord, rétorque le vampire.

Tout autour d'eux, les créatures de Vance se regroupent, déduisant que leur numéro de cache-cache dans l'ombre n'inquiète pas leurs deux prisonniers le moins du monde. 

— Bon, s'exclame Gabriel, nous voici dans un dilemme. Un mystérieux patron vous a payé une faveur pour surveiller la forêt. Je pense que vous deviez surtout vérifier que nul n'entre. Mais, quel dommage pour vous, nous en sommes sortis sans tricher. Le problème est le suivant. Soit vous avez reçu des ordres précis pour ce cas de figure et je parie que vous avez aménagé de sympathiques prisons pour nous, soit votre patron, dans un élan d'arrogance, n'a pas anticipé que nous nous échapperions si vite. Par sa faute, par ailleurs, puisque c'est lui ou elle qui a activé les épreuves de l'enchantement. En bref, ne gaspillons pas le précieux temps de cette jeune mortelle. Les minutes s'écoulent si vite pour eux. Que faisons-nous, Vance ? 

Raina est visiblement impressionnée par l'entrain qu'il met dans son débit. Elle s'était sûrement accoutumée à ses explications lentes et méticuleuses, pour lui soumettre le plus d'informations avec le moins de détours compliqués pour elle. Mais, avec ce vampire, inutile de prendre autant de précautions. Ils se jaugent un long moment, en chien de faïence, et Gabriel pourrait jurer que sa vie défile sous ses yeux. Ils se sont rencontrés une fois. Les vampires de ce Seigneur de Sang s'étaient attaqués à une bande de Faes impuissants, en majorité des enfants, et le Prince les avait massacrés jusqu'au dernier, en châtiment. Et puis, ils s'étaient toisés de loin et s'étaient séparés. Le combat entre eux aurait été vain et futile à cette époque. 

— Hum, le problème est plus pénible qu'il ne le semble, bredouille le vampire, faussement navré. 

À côté de Raina, un vampire déboule à toute vitesse, réalisant un feu en moins d'une fraction de seconde. Les flammes auraient embrasé la robe pastel de la jeune femme si Gabriel ne l'avait pas tirée à lui, la gardant contre son torse. Il s'oblige à fermer ses émotions. Trop tard. Vance a distingué ce fragment de courroux dévorant. Il s'en servira. Elle ne bouge pas, choquée par la rapidité de ces créatures. Un moyen de l'intimider, elle. Lui permettre également de mieux voir le Seigneur de Sang, assis les jambes écartées sur ce muret, un sourire mauvais aux lèvres, le crâne rasé, le teint hâlé et les yeux d'un fauve, et elle se rend compte de la présence presque imperceptible d'une jeune fille. Quatorze ? Quinze ans ? Elle est lovée dans les bras de ce monstre, frottant le haut de son crâne contre son épaule, à l'image d'un chaton ronronnant pour son maître. Ni une, ni deux, il renverse sa nuque en arrière et s'abreuve directement à la source.

— Il fait ça pour t'effrayer, mon ange.

La remarque narquoise de Gabriel n'apaise pas le bourdonnement assourdissant dans les oreilles de Raina. La jeune fille, est-elle folle, désespérée, l'ont-ils ensorcelée ? Mais, il baisse le ton, sans espoir t'intimider, et lui affirme :

— Elle n'a ni été enlevée, ni contrainte à les servir. La morsure d'un vampire est délectable. Elle fait tout oublier, sauf le bonheur, le désir et accompagner par le sexe, c'est l'extase assuré. Bien sûr, je ne m'abaisserais pas à confirmer ou infirmer ces histoires, mais je doute que ces brutes l'aient traînée ici par la force. De toute façon, si elle n'aimait pas ou qu'elle était en danger, tu la verrais se débattre.  

Cela n'arrange pas vraiment l'état de Raina qui se retourne, le regard pendu au torse du Fae dévoilé par sa chemise entrouverte. Un parfum sordide plane autour d'eux ; celui du sexe, de l'envie, du besoin. Il provient de la jeune fille. Ses jambes tremblent. Gabriel enserre son bras autour de ses épaules, un geste qu'il veut réconfortant, mais il n'a pas saisi... Elle n'est pas apeurée et son dégoût a fini par se dissiper. Non. Elle entend l'appel des vampires. Cette senteur si séduisante. Heureusement, il intervient avant qu'il ne soit trop tard. Quand elle se détache quelque peu de lui et que ses orbes innocents se heurtent à la fougue d'une de ces créatures inférieures. Le Prince Fae lui interdit de quitter son étreinte de fer et l'enlace pour de bon, l'incitant à plonger contre son cou. Elle inspire sans rechigner et se concentrer sur la fragrance d'herbe fraîche et du vent.

— Ah, pardonnez mon incivilité. J'ai tendance à ne pas me rappeler combien les mortels sont sensibles au désir des vampires. 

— Immondes, souffle-t-elle, toujours recroquevillée contre Gabriel.

— Immondes ? Oh, nous sommes  bien des choses, mais immondes... Je ne sais pas. Qu'en penses-tu, ma douce ?

— Prends-en plus, réplique la jeune fille. Prends tout.

— Non, chérie, cela te tuerait et je savoure bien trop ton sang pour le gâcher. 

Il fait signe à un de ses hommes d'escorter la jeune fille à l'écart. Gabriel les ignore superbement, focalisé sur la feuille tremblotante contre lui. Il effleure son dos en un toucher délicat qui cherche à la reconduire vers lui, vers la réalité, passe une main dans ses cheveux, une cascade souple et douce. Il sait à quel point il commet une erreur grave, en face d'un Vance qui ne loupe rien de son réconfort, mais il ne compte pas laisser une autre mortelle tomber entre les sales mains d'un vampire. 

— Si cela peut vous rassurer sur mes intentions, votre Altesse, je ne fais que boire cette source qui m'est offerte.

Raina interprète sans mal le sous-entendu. Il est évident qu'elle s'est imaginé cette pauvre fille sous le corps brusque du vampire, tellement jeune et naïve, mais elle n'est pas rassurée. Il pourrait lui mentir, après tout. Timidement, elle se détend dans les bras du Fae, un signal que le parfum est parti et qu'il peut la relâcher. Gabriel ne se fait pas prier, désireux d'achever ces négociations probablement creuses. Cependant, elle ne s'empresse pas de se distancer de lui, dévisageant méchamment chaque vampire dans cette salle de réception en ruines où il ne demeure plus rien du tout du prestige de son peuple. 

— Ca suffit avec les Altesses et ton respect hypocrite. Arrêtons de tourner en rond. Qui vous a employés ? Pourquoi ? Pourquoi une Princesse Enchanteresse et un Prince Fae ? Quelle est la suite ? Dis-nous ou tais-toi et enferme-nous quelque part à ta convenance.

Plus rien de son ton badin. Juste de la frustration. Vance en sourit d'autant plus.

— Désolé de te décevoir, Prince Fae, mais je ne peux répondre qu'à une question, uniquement parce que vous avez échoué à mener à bien le désir de mon employeur et je doute que vous vous y mettrez maintenant...sauf si l'on vous aide un peu.

Gabriel soupire longuement pour appuyer son ennui et le vampire rit, franchement diverti.

— D'accord, d'accord, je vais te répondre. Pourquoi vous deux ? Mon...patron...

Le terme lui écorche la langue.

— ...a prédit que tu ne ferais pas de mal à cette jolie fleur, ce qui ne serait pas forcément vrai dans le cas opposé. 

— J'en conclus que ton patron est en lien direct avec les révoltés qui sèment la pagaille parmi les Enchanteurs et puisqu'il doit être puissant au point de jeter cet enchantement, il est peut-être l'un des instigateurs de ce trouble.

Tout de suite, Raina se raccroche à sa manche, à nouveau, de gros yeux irrités posés sur lui. Elle marmonne :

— Tu ne m'as toujours pas raconté cette histoire de révolte, ou que sais-je.

Gabriel la cloue au sol d'un regard impérieux, ce qui redouble le rire goguenard du vampire.

— Ne t'énerve pas de l'ignorance de ta jolie fleur, compagnon d'immortalité. Leurs esprits étriqués ne fonctionnent tout bonnement pas comme les nôtres. Je poursuis ? Oh, ces yeux emplis de haine. Soyons honnêtes tous les deux. Je te réduirais en charpie si je savais exactement ce que mon patron prévoit pour toi. Je n'ai plus de nouvelles de lui. J'attends et tu attendras aussi. Dans une prison sur-mesure, en effet. Et ta jolie fleur... Eh bien, son sort dépend d'elle. Ainsi que je le disais, mon patron a envisagé deux grandes conséquences à votre captivité commune. Soit elle te tue de peur que le méchant Fae ne la dévore, soit...vous fricotez ensemble et sa réputation est ternie à tout jamais.

La mélodie grotesque du vampire gorge Raina d'un emportement que Gabriel n'avait guère admiré sur elle. Ses traits grimaçants de répulsion et d'offense... Très jolie fleur, oui. Une rose piquante.

— Je ne suis pas stupide ou cruelle pour tuer un Fae dont je ne sais rien.

— Vos deux races étaient en guerre jusqu'à récemment, rétorque Vance en gloussant.

— Et alors ? Dans le pire des cas, j'ai soupçonné qu'il me tuerait.  

— Ne commence pas à me crier dessus avec ton air moralisateur, jolie fleur. Je ne te connais pas. Mais, mon patron, lui, t'a jugé tout à fait capable d'un meurtre de sang-froid sur un Fae. Non pas par cruauté, mais par instinct de survie. Il a longtemps maintenu que tu ne résisterais pas au besoin des mortels de se sentir en sécurité, d'écarter le danger de soi. Mon patron a même répété à plusieurs reprises qu'il croyait vraiment en cette finalité. 

— Et qu'en est-il de la seconde finalité ? braille-t-elle, indignée et hors d'elle. Je ne fricote pas avec des Faes ! Ni avec aucun autre homme, Monsieur Vance, alors ne me regardez pas avec ce regard lubrique. 

— Tu voudrais une femme pour te réchauffer ? minaude-t-il. J'en ai à ma disposition. Enfin, leurs corps sont froids, mais une morsure d'elles et tu seras engloutie par...

— Je ne suis pas intéressée !

Malgré la rage qui vibre en elle, personne ne parvient à la prendre au sérieux, surtout par Gabriel qui fait parcourir ses yeux d'argile sur son dos, pendant qu'elle s'égosille, blessée dans son orgueil de jeune femme candide. Elle maudit et injure certainement leur ravisseur dans ses pensées.

— En ce qui concerne le choix de ton compagnon Fae, jolie fleur, mon patron s'est simplement amusé à capturer le premier venu qui soit un minimum digne d'intérêt. Un de la deuxième ou première génération pour que son meurtre souligne à son peuple combien la Grande Alliance les a anéantis ou pour que votre scandale se répercute aux quatre coins de Lavalon. 

Elle est rouge de gêne et de colère. Gabriel, quant à lui, arbore un calme serein, pas le moins du monde dérangé par la situation.

— Quel est le but ? cingle-t-elle. Pourquoi me placer dans cette position ? 

— Ton ravisseur, jolie fleur, est un être complètement fou, sache-le. De ce que j'en ai compris, il recherche en toi une femme à marier si tu te prouves méritante de lui ou une femme faible et à jeter si tu t'effondres dans les bras du Fae. Vous deux, vous êtes sortis des épreuves de la forêt enchantée, mais, toi, jolie fleur, tu es toujours bloquée dans ton épreuve personnelle. Impitoyable, démentielle et sans grand intérêt si tu veux mon avis, mais mon patron a insisté. Il n'a rien mentionné à propos de votre départ de la forêt, ni de ce que je devrais faire au cas où ses prévisions ne se déroulent pas comme prévu. Je suppose, qu'en patientant pour ses prochains ordres, je vous enchaînerai dans ces ruines et pourquoi ne pas vous jouer quelques tours.

Un sourire sadique soulève les coins de ses lèvres, et ses vampires l'imitent, ravis par la tournure des événements.

— Je songe à...vous attacher si proche l'un de l'autre que vous ne pourriez pas respirer sans sentir la bouche de l'autre contre la vôtre. Ce serait amusant, non ? Et si j'ordonnais à l'un de mes vampires de mordre une mortelle à côté de vous, de la prendre... À ton avis, Gabriel Thornheart, est-ce que ta jolie fleur réussirait à combattre le désir du vampire ou est-ce qu'elle se jetterait sur toi ?

Gabriel ne répond pas, il ne lui fait pas ce plaisir. Raina rougit tellement que l'écarlate est descendu sur sa poitrine. Tout cet afflux de sang attise la soif des vampires autour. Vance se remet à parler pour les distraire :

— Mais, à nouveau, tout dépend de toi, jolie fleur. Je te propose un marché, ta liberté... Non, mieux ! Votre liberté à tous les deux sans condition.

— Contre quoi ? 

Raina a quasiment croassé cette réponse et immédiatement, Gabriel la tire en arrière ne cachant pas sa désapprobation évidente.

— Une nuit. Avec moi.

Elle blêmit. Puis, rougit. Puis blêmit derechef. Avant qu'elle ne puisse bégayer son écœurement, Vance se lève enfin, mains en l'air en signe de paix.

— Et je te promets, en plus, de ne pas ternir ta précieuse réputation, ce qui inclut la virginité d'une jeune et jolie Princesse à marier.  

Raina refuse catégoriquement, hochant de la tête avec vigueur. Jusqu'à ce que le silence pèse sur elle. L'espace d'une fraction de seconde, elle se demande ce qu'il pourrait bien lui vouloir pendant toute une nuit et elle le visualise en train de la mordre, de boire son sang des heures durant. Pour leur liberté sans condition. Elle n'a pas envie de se retrouver devant leur ravisseur. Elle ne désire que fuir cet endroit de malheur et rejoindre son frère. Lui saura quoi faire. Il a bien délivré Athusea. Il arrangera tout.

— Pas une nuit, décrète-t-elle. Cette nuit. J'exige que nous partions d'ici à l'aube.

Vance n'enterre pas la victoire sur ses traits.

— Tu dois le dire, jolie fleur. Que ce sont là les termes de notre marché que tu acceptes et suivras jusqu'à l'aube.

Sans qu'elle ne puisse même y réfléchir à deux fois, Gabriel la fait taire de la manière la plus efficace. Une main autour de sa bouche et l'autre contre sa gorge. Elle pâlit encore plus à la brutalité de son geste. Raina ne saisit pas qu'il vient de lui sauver la vie. Vance a suggéré tout une nuit et une liberté sans condition, mais il n'a pas promis qu'elle serait vivante à l'aube. Le connaissant, il la drainerait, la viderait et la laisserait partir seulement pour qu'elle tombe raide morte une minute après avoir posé un pied hors de ses ruines. Elle lui renvoie un regard furieux qu'il ignore.

— Les chaînes ? chantonne Vance.

Gabriel opine du chef et le marché vole en éclats.

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