VIII - Dallan Von Umbra

Dallan a commis une grave erreur et il n'est pas redescendu suffisamment vite dans le moment présent pour s'en apercevoir, s'en empêcher et régler ce problème de taille.

De taille, oui, puisqu'il n'a pas assassiné une personne, mais une douzaine. Il n'a pas fallu longtemps pour que les conséquences le rattrapent et le cognent durement. Dans ses jardins privés, situés sur une terrasse à l'est de la tour blanche, en retrait de la cité d'Athusea, là où il peut admirer les montagnes argentées qui entourent sa capitale, il s'est effondré. Un choc brutal et violent. Il s'est accroché à une Dame, oui, il lui a parlé et a mimé de l'intérêt pour elle, oui, et la jeune demoiselle s'est empourprée, a pris plaisir à badiner avec son Roi, mais... À la seconde où ils se sont séparés, elle pour rejoindre les autres courtisanes et lui pour se promener et « méditer au calme sur les affaires du royaume », la chose noire et terrifiante qui le possédait s'est retirée dans l'ombre de son âme.

Comme si ses ténèbres n'avaient plus besoin de le contrôler. Qu'elles avaient joué leur part pour éviter un horrible scandale et qu'elles pouvaient lui rendre les rênes de son propre corps. Ce qui est le cas. Totalement le cas.

Dans cette réserve, avec le cadavre tordu de la fillette, dans les cuisines avec le poison affreux qui s'est immiscé dans les veines de chaque domestique, et dans ces jardins sous le calme soleil d'un début d'hiver timide... Sans aide, il aurait croulé sous le poids infernal de la culpabilité. Il aurait pleuré. Il se serait débattu sûrement pour sauver tous ces gens, il se serait peut-être même vendu en proclamant haut et fort ses méthodes pour lever une troupe de cinquante hommes invincibles, et cela aurait sonné son arrêt de mort. Quoi qui soit né en lui ce jour-là, qu'importe ce qui se tapit en lui, cette chose ne le laissera pas tout perdre. Elle se battra à sa place, s'il le faut. 

À l'abri des regards, sous deux gros chênes, loin de gardes qu'il a semés, Dallan tombe à genoux et des larmes coulent abondamment sur ses joues avec le souvenir vivace de ce qu'il vient de faire. La nuque déformée de la fillette, son corps disloqué, son crâne fracturé, et tous ses regards suppliants parmi les domestiques. Il se sent malade. De la bile remonte le long de ses boyaux, dans sa gorge, mais ne sort jamais. Vomir ne serait-ce pas une preuve de ses mauvais agissements ? À nouveau, la chose en lui sévit et soudain, il éprouve un calme morbide. Plus un sanglot ne menace de déchirer l'air du jardin. Plus d'humidité dans ses orbes. Plus de respiration courte. Et un autre considérerait que c'est une chance, puisque deux soldats du Roi apparaissent derrière lui, essoufflés, et s'exclament, prenant la parole tour à tour :

— Votre Majesté, pardonnez-nous de vous déranger.

— Une urgence est survenue.

— Nous pensons qu'une attaque a été tentée contre vous. Contre la tour blanche.

— Tous les serviteurs travaillant dans les cuisines sont morts. Les gendarmes investiguent, mais la cause ne trompe pas. 

— Du poison, votre Majesté. Il semblerait que la plus jeune des domestiques ait survécu et a fui dans la peur, seulement pour rencontrer la mort en dégringolant de l'escalier menant à la réserve. Nous cherchons activement des témoins.

Un événement terrorisant, pour Dallan, se produit alors. Il se redresse et perfectionne son apparence. Son visage renvoie de l'affliction pure, quand il se retourne vers les deux soldats, une grimace de tristesse peinte sur ses traits. 

— Grands dieux ! N'y a-t-il aucune chance de les sauver ? Les avez-vous conduits aux guérisseurs ?

À ce mot, il songe à sa sœur, une guérisseuse spectaculaire. Qu'elle lui manque. Mais qu'il aurait honte de se pavaner ainsi devant elle. Dallan ne maîtrise plus rien du tout. Ni ses mouvements, ni ses paroles. Repoussé dans le fond de son esprit pour cette masse ténébreuse qui décide une fois de plus de prendre le dessus sur lui. Pour leur éviter une chute vertigineuse dans l'oubli, le bannissement ou la mort. Sa peine hypocrite convainc les soldats qui trépignent et ont l'air particulièrement navré. Pas pour les victimes. Pour le Roi qui est blessé.

— Nous sommes navrés, votre Majesté. Ils ne respirent plus. Seul un nécromancien les ramènerait parmi nous.

Et les nécromanciens n'existent pas. De simples légendes. 

— Je veux entendre les conclusions des gendarmes.

Les soldats saisissent l'ordre tacite et font signe au Roi de les dépasser. En quelques signes de main ou brèves indications, ils quittent les jardins pour rejoindre le couloir principal. Dallan ne peut qu'observer. Spectateur de cet enchaînement de scènes à lui glacer le sang. La froideur dans son être. La fausseté de son inquiétude. Le mal dans les ténèbres qui l'habitude. Qu'a-t-il créé ? Quoi que ce soit, il ne peut pas les relâcher sur ce monde. Il doit les contenir, et si nécessaire, mourir avant qu'elles ne se libèrent et ne se déchaînent sur le continent. Il croise les yeux fuyants ou déterminés, courageux ou intrépides des personnages tissés dans les tapisseries. Il n'en connaît pas un quart. Les nobles lui ont proposé de lui enseigner l'Histoire de Lavalon, car un humble fermier ne disposerait pas de ce savoir, mais à quoi bon s'il est banni dans les jours qui suivent ?

Ils atteignent les cuisines et il rentre par la porte officielle pour la seconde fois aujourd'hui. Janus, Milian, Rehan et deux nobles dont il oublie toujours le nom se trouvent déjà là, à l'écart pour laisser les gendarmes enquêter. Le général Enchanteur se bouche le nez en une moue de dégoût aux cadavres qui pourrissent plus vite à cause du poison, sous le jugement moqueur du général humain. Les deux se jaugent avec défiance. Lorsque le Roi débarque devant eux, son meilleur ami et conseiller se dégage immédiatement des autres pour lui bloquer le passage. Il sait ce qui va s'ensuivre, mais trop tard pour l'arrêter. Dallan contemple son oeuvre et cette fois, ne retient pas sa répugnance. Il fait volte-face, se penche dans une marmite et régurgite l'intégralité de son estomac.

— Il est brave et aventurier, déclare Rehan aux généraux et nobles, mais il ne supporte pas les injustices de ce genre. Pauvres gens, fauchés en plein travail. Il y a de pires circonstances pour mourir, et des meilleurs.

— Allons, mon garçon ! grogne Milian. Vous avez combattu pour Lavalon. Quelques cadavres ne suffiront pas à vous choquer.

Oh bien sûr que oui ! Pour preuve, il vomit un peu plus. Rehan lui tend un torchon, mais un gendarme se met aussitôt à hurler et à s'agiter.

— Malheureux ! Et si ce torchon était aussi empoisonné ? Ne touchez à rien dans cette pièce tant que nous n'avons pas terminé. Sa Majesté ne devrait même pas être là.

Rehan acquiesce en scrutant le torchon avec une méfiance sordide et tout à coup, il fouille dans la poche interne du veston d'un des nobles pour en tirer un mouchoir. L'homme ne rouspète pas, bien qu'il souligne son mécontentement d'un froncement de sourcils. Dallan s'essuie la bouche en ignorant l'odeur âcre de son vomi. En s'adressant aux gendarmes, il lève les yeux assez hauts pour survoler les cadavres.

— Que s'est-il passé d'après vous ? Quel était le but exact de...l'instigateur de ce chaos ?

Il se rend compte qu'il a repris le contrôle de son corps, mais pas vraiment. Les ténèbres ne le déplacent plus, ni ne l'animent, mais elles lui chuchotent ses paroles et son comportement. Il doit à tout prix trouver un moyen de les vaincre, mais pas maintenant. Il a... Il a besoin d'elles. Pour se sortir d'affaires et cette seule perspective lui donne envie de vomir, encore. Il réprime l'orage dans son estomac.

— Nous ne sommes pas tout à fait sûrs, votre Majesté, répond l'un des gendarmes.

Les autres sont penchés sur les casseroles, les aliments découpés sur les planches, les liqueurs dans leur jarre, leurs doigts gigotant au-dessus de chaque élément de cette vaste pièce. Derrière eux, deux soldats remontent sur une civière le corps de la fillette, dont les cheveux sont imbibés de sang. Dallan s'efforce de parfaire son expression de désolation, tout en étant constamment poussé par son instinct à détourner les yeux. Son oeuvre. Usurpateur. Imposteur. Meurtrier. Abomination.

— Nous avons retrouvé une forte dose de poison dans les corps des victimes, également dans ce panier à épices que voici. Nous recherchons d'autres potentielles sources d'empoisonnement. De toute évidence, il s'agirait d'un acte criminel, probablement dirigé contre vous, votre Majesté, et les personnalités importantes de la tour blanche. Les domestiques préparaient le déjeuner. Pour votre banquet de ce midi.

Les deux nobles se figent et balbutient d'indignation, mais une œillade gelée de Janus les fait taire. Rehan pose une main bienveillante sur son épaule et s'il n'était pas là, à ses côtés, à lui offrir un soutien sans faille et un réconfort désintéressé, peut-être que Dallan se dénoncerait de lui-même ou trépasserait sur-le-champ, son cœur lâchant face à toute cette pression et cette horreur. 

— Je m'en suis occupé, lui chuchote Rehan à l'oreille.

Dallan ne comprend pas de quoi il parle et son meilleur ami ajoute :

— Pour le banquet. Il aura lieu. J'ai pensé... Nous avons pensé, Janus, Milian et moi, qu'il vaudrait mieux maintenir cette réunion autour d'un banquet. Il est nécessaire que tu te rapproches des nobles...et que tu gardes une main de fer sur Lavalon. Surtout quand la rumeur de cette attaque se répandra dans tout Athusea et même en dehors. Heureusement que tu n'étais pas là...

Son soupir est celui d'un ami rassuré. Rassuré de quoi ? Janus éclaircit cela :

— Vous avez bien fait de suggérer une pause, votre Majesté, et de prendre l'air. Vous avez le cœur fragile.

Il désigne la marmite souillée et conclut :

— Des serviteurs ont découvert cette vision horrifique et ils se sont mis à crier dans toute la tour blanche. On aurait dit qu'ils annonçaient la fin du monde. Cela vous aurait inquiété plus que cela ne le devrait.

Plus que...? Dallan n'en revient pas. Il remue les lèvres pour rétorquer, mais son ahurissement lui coupe les mots. Milian insiste, d'accord avec son Némésis.

— Cette attaque ne doit pas vous préoccuper ou vous détourner de vos obligations, votre Majesté. Les gendarmes se chargeront de traquer le coupable. Concentrez-vous sur les points cruciaux. L'entente entre les Hommes et les Enchanteurs, votre relation avec les nobles, voilà ce qui compte réellement.

Janus acquiesce. Dallan pivote vers son ami de toujours en quête de ses paroles empathiques et justes, mais Rehan se soustrait à son regard et hoche de la tête à son tour. Il a massacré ces gens pour sa survie et il est l'unique personne dans cette fichue tour à se soucier d'eux, quelle ironie.

— Vous enverrez leur corps à leur famille. Avec compensation. C'est un ordre.

Les gendarmes approuvent rapidement, peu désireux de froisser leur monarque. Dallan aimerait faire plus. Les images de son crime valsent cruellement sous ses paupières, et le pire ? Il ressent à peine de la culpabilité. Il a du chagrin pour ces gens, pour leur famille, mais...regrette-t-il d'avoir sauvé sa propre peau ? Regrette-t-il d'avoir convoqué ces ténèbres et de se consumer d'heure en heure ? Non. Il est un héros. Son nom sera gravé dans l'Histoire. Il doit tenir le coup. Dès qu'il aura obtenu un moyen sûr d'endormir ou de se débarrasser de cette chose massive et effrayante en lui, tous ses problèmes seront réglés. Il pourra s'instruire sur le passé de Lavalon, sur la politique, et devenir un vrai bon Roi. Il doit juste tenir un peu plus.

Brutalement, une migraine le foudroie et il ne peut ravaler un couinement de douleur en se pliant en deux. Rehan l'attrape tout de suite par les épaules, craignant qu'il ne tombe et se blesse, les nobles blêmissent en piaillant des questions banales sur son état, en réalité peu intéressé par son sort, et les deux généraux l'ont déjà encadré. Bien entendu, les ténèbres ne lui permettront pas de l'éliminer si facilement et cette rébellion interne qu'elles viennent d'intenter contre lui conforte Dallan dans cette voie. Il doit les vaincre. Il le fera. Coûte que coûte.

— Je reconduis sa Majesté à ses appartements. La réunion entre les généraux est terminée. Reportée. Le banquet... Nous verrons. Je vous ferai parvenir un message dans l'heure sur l'état de sa Majesté.

Janus opine du chef avec vigueur et malgré les faibles protestations de Milian, Dallan est traîné à l'écart par son meilleur ami. Toutefois, avant de s'éloigner dans les couloirs, Rehan revient vivement sur ses pas, pendant qu'il laisse son ami à la garde d'un mur sur lequel s'appuyer, et il tend un papier au général Enchanteur. Son front se plisse et il entame une question que le brun rejette d'un revers de main. Par la suite, il le guide, non pas vers sa chambre tout en haut de la tour blanche, mais vers les catacombes. Le Roi ne s'en angoisse pas outre mesure, supposant que son frère a conscience de la fragilité de son corps, alors que la migraine se répand dans sa nuque, et le transporte dans un endroit sécurisé, sans que des gardes ou des serviteurs ne les épient.

En effet, ils arrivent à une salle vide. Un entrepôt dans le palais, paraît-il, car coffrets en bois et étagères pleines s'entassent dans cet espace étroit. Rehan supporte une partie de son poids jusqu'à un contenant où il s'affale sans une once de grâce, les mains sur ses tempes, serrant les dents pour ne pas gémir. Il pourrait se persuader de vouloir vivre avec les ténèbres, d'abandonner son plan, pour les calmer et pour recevoir la paix en échange. Mais, il refuse de donner satisfaction à cette chose grandissante en lui, de peur que cela ne l'aide à se développer d'autant plus. Il résiste à son maximum et pressent même le bout d'une griffe qui glisse contre les parois de son âme, s'employant à briser la maigre protection qu'il forge tout autour de son esprit. La panique l'assaille, horrifié à l'idée qu'elles le dominent de nouveau et qu'il soit éjecté de son être.

— C'est à cause de ton pacte avec la Mort, n'est-ce pas ? 

La migraine s'envole, la souffrance disparaît et Dallan relève la tête d'un coup, risquant une torsion douloureuse de son cou.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

Il a probablement rêvé ces mots. Ou cauchemardé, plutôt. Rehan est appuyé sur le chambranle de cette salle vide, isolée du reste de la tour blanche. Ses mèches olive ruissellent sur son visage complètement apathique. Il toise son meilleur ami longuement avant de décocher un coup fatal :

— Le pacte avec la Mort. Que tu as conclu pour servir de réceptacle à son pouvoir. Pour te damner. Et lever un régiment de morts. Quoi ? Tu croyais sincèrement que le monde entier ignorerait tout de tes agissements ? Que nul ne le suspecterait jamais ?

— Tu en as vu un ? Comme la fillette ? 

Dallan ne nie pas. Inutile. Rehan rit froidement.

— Quelle fillette ? Ah oui, la fillette que tu as assassinée pour couvrir tes arrières. Je me demandais pourquoi tu ferais une telle chose. Peut-être que le pouvoir de la Mort t'avait déjà changé en monstre. Je vois. Ce n'est pas le cas. Pas encore. Pas tout à fait. Cette fillette a découvert le pot-aux-roses. Fascinant. Tu as par conséquent choisi de la tuer. Fascinant, oui. Je n'aurais pas imaginé que tu en serais capable. De nous deux, tu as toujours été le plus fébrile, le plus innocent. À cause de l'amour dégoulinant de ton père et de ta tendance obsessionnelle à surprotéger Raina. Les seules fois où je t'ai vu t'énerver et devenir un brin violent, c'était soit pour la tirer des sales pattes d'un scélérat ou pour écarter les brigands de tes poules. Tu es un fermier, Dallan, pas un Roi.

Il le sait mieux que quiconque. Impossible d'ouvrir la bouche. Dallan est paralysé par les yeux noirs de son meilleur ami rivé sur lui, et surtout par l'absence glaciale d'émotion sur son expression si vive d'habitude.

— Comment es-tu au courant pour mon pacte ? Réponds-moi.

Mais, Rehan glousse.

— Sur le papier que tu as transmis à Janus, qu'as-tu écrit ?

Là, Rehan s'immobilise une seconde, une once d'incertitudes dans l'attitude, mais une arrogance méchante s'empare de lui.

— Toute la vérité. Et avant que tu ne m'assassines et que tu pistes Janus pour lui interdire de dévoiler tes secrets, sache que j'ai rédigé cette lettre en une dizaine d'exemplaires. Cinq livrés à des nobles d'Athusea et cinq placardées sur les panneaux officiels de la cité. Tu n'échapperas pas à la vérité de tes actions, Dallan. Je suis désolé, mais je n'avais pas d'autres choix.

— Tu m'as vendu.

La réalité le fouette d'un claquement sec et il en tomberait par terre s'il n'était pas assis. Rehan secoue la tête avec frénésie.

— Pas du tout. J'ai dénoncé un monstre. Ce n'est pas la même chose. Dis-moi, Dallan, te jugeais-tu si différent du commun des mortels que tu t'estimais apte à maîtriser le pouvoir de la Mort ? Jamais personne ne survit à ce genre de pacte, encore moins ce qui désire réveiller les défunts. Ceux-là sont dévorés dans la semaine, en général. Tu le sais aussi bien que moi. Tu as entendu les histoires. Tous les antagonistes des contes débutent ainsi leur intrigue. Je... Je suis à la fois fasciné et dépité par ta naïveté. Tu t'es sacré héros de ton conte, mais as-tu réfléchi un instant que tu pouvais être l'antagoniste de mon conte ? 

La question lui assène un coup brutal dans l'estomac. Dallan bondit sur ses pieds et Rehan se dresse de toute sa hauteur, lui barrant le chemin vers les couloirs de la tour blanche.

— Ton conte ? Parce que tu t'es inventé la suite de l'histoire, je suppose ? Tu prévois de me voler mon trône.

— Le trône ne t'a jamais appartenu, sombre crétin. Les nobles et l'armée l'ont volé à l'héritière Silvaria en guise de paiement de leur dette. Je veillerai à éradiquer cette problématique, tout comme je l'ai fait avec Raina et toi.

La foudre est remplacée par une pluie torrentielle d'effroi. Raina ? Qu'a-t-elle à voir dans ce drame ? Une fureur sombre rugit en Dallan. Son meilleur ami – ou le plus grand traître de toute sa vie – dresse ses paumes devant lui, signe qu'il l'attaquerait pour se défendre. 

 — Je ne souhaite pas un conflit inutile entre nous. Lavalon mérité un Roi digne de son nom. Tu ne détiens pas d'ambition. Tu n'as même pas établi ce pacte pour le trône ou pour diriger, mais pour prévenir d'un autre massacre comme celui de Nouria. Tu t'es damné pour quoi ? Pour venger Nouria ? Pour te sentir mieux ? Pour faire quelque chose de tes dix doigts dans cette guerre ? Moi, j'ai toujours désiré me battre. C'est ton fichu père et tes sermons incessants qui m'ont enchaîné toutes ces années. Je suis prêt à endosser ce rôle, à rendre Lavalon meilleur et grâce à toi, je suis le successeur légitime, puisque les Von Umbra sont en ce moment en train de chuter dans la disgrâce. Et il s'avère que j'ai dénoncé le traître. Je suis le nouveau héros d'Athusea. L'ami fidèle qui a fait le sacrifice ultime en révélant le secret de son Roi, pour le bien commun. 

— Qu'en est-il de Raina ?

Les ténèbres griffent désormais son esprit à le déchirer pour s'emparer de son corps et détruire l'homme devant lui. Dallan doit se forcer à ouvrir grand les yeux pour se souvenir de l'identité de cette personne. Rehan, son meilleur ami, son frère...sa plus belle trahison.

— Du calme. Elle est en sécurité. J'ai orchestré son enlèvement, oui, uniquement pour la préserver de tout cela. Tu ne t'approcheras pas d'elle. Je la raccompagnerai saine et sauve à la tour blanche quand tu seras mort, englouti par le pouvoir de la Mort. Je colorerai ses cheveux et la renommerai pour que ta disgrâce n'entache pas sa pureté. Je la ferai Reine et elle sera parfaite. Heureuse.  

— En d'autres termes, tu t'accapares ma vie.

Éjecté de son ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. L'âme rationnelle en lui souffle que le marché est à vrai dire honnête. Dallan ne peut nier combien il représente une menace affligeante pour Lavalon et c'est un miracle que le pouvoir de la Mort ne l'ait pas déjà enseveli sous ses ténèbres. Nul doute que Rehan détient bel et bien l'ambition et la volonté pour préserver ce royaume du mal et assurer la prospérité. Qui plus est, il garantit une fin honorable à sa tendre sœur. Elle vivra ici, en sûreté, aimée, avec quelqu'un qu'elle connaît et en qui elle aura confiance, sur qui elle se reposera pour faire le deuil de son frère.  Il s'écroule derechef et aucun coffret n'adoucit l'impact avec le sol. Sa couronne coule sur son front et ricoche sur la pierre froide du palais. 

— Mettons-nous d'accord, Dallan. Je te propose une mort clémente et rapide. Je te promets de veiller sur Raina. Je l'aime. Sa vie sera le conte dont elle a toujours rêvé. Je... Je jure également de ne pas bafouer ton nom et diminuer ton sacrifice. J'expliquerai au peuple ce que tu as fait et comment tu m'as autorisé à en finir avec ta malédiction avant qu'il ne soit trop tard. Tu seras l'antagoniste repenti, et c'est le mieux que je puisse t'offrir dans ces circonstances. 

— Je veux dire adieu à Raina. Je veux tout lui raconter sans que les ragots et les distorsions ne déforment la vérité. Organise une rencontre en secret. J'abdiquerai le trône et j'accepterai mon châtiment.

Tout s'effrite autour de lui. La migraine ne s'embrase pas. La résilience éteint toute révolte des ténèbres. Dallan ne regrette rien, et son ami a raison. Il ne peut pas aller et venir en tuant des fillettes et des domestiques. C'était ridicule de songer à ce pacte et d'autant plus de convoquer une légion de défunts. Il l'a fait pour Raina, pour les oubliés de Nouria et pour tous ceux qui sont morts dans cette guerre vaine de sens. Il a joué son rôle et il en assume la punition.

— Je ne crois pas, non.

Le timbre mauvais de Rehan fracture le silence de la salle. Dallan le dévisage sans comprendre la haine qui brûle en son ami.

— Il n'a jamais été question que tu respires une heure de plus, Dallan. De toute façon, j'ai prédit que tu ne te laisserais pas faire. À ton avis, pourquoi les lettres dans toute la capitale ? Si tu mets un pied hors de cette pièce, tu seras pourchassé et tué. 

Non. Non ! Raina, il veut voir Raina ! Dallan n'a pas le temps de le supplier que Rehan a d'ores et déjà lancé un violent sortilège contre lui. Cependant, la mort ne l'accueille pas dans ses bras putrides. Car les ténèbres sont très, très en colère et elles le dominent de toute leur puissance, poussées par un désir viscéral : survivre. Il discerne avec épouvante ses mains se braquer vers son ami et le propulser douloureusement par-delà le couloir. Il s'écrase contre le mur, fissurant la roche sous la brusquerie de ce coup. Il s'avance à toute vitesse pour fuir, mais son corps se stoppe net.

Non. Non ! Il doit se focaliser sur son but. Retrouver Raina. S'assurer qu'elle va bien. La revoir avant la fin. Pourtant, toute son attention est dédiée à Rehan. Une paume en l'air. Non ! Dallan riposte de toutes ses forces, bataillant contre le pouvoir grondant de la Mort en lui. Il n'aspire pas à le tuer ! Hors de question ! Avec des remords cuisant, il fixe une dernière fois son ami inconscient et qu'importe la rancune, il lui dévoue d'authentiques adieux, puis part en courant. Il s'oblige à tourner les talons et à détaler. Plus il se rapproche des couloirs principaux de la tour blanche, plus l'émoi déchire l'air. Des cris. Des ordres braillés. Une cloche sonne. Des bruits de pas par dizaines. Le tintement de lames. Le chaos.

Il est recherché. Il ne peut pas sortir par la grande porte. Les soldats le veulent. Pour le transpercer d'une lame ou lui décocher un sort mortel. Au revoir la gloire du héros. Il est vraiment devenu l'antagoniste du conte. Seul. Sans aucun soutien.

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