VII - Raina Von Umbra
— Je ne suis pas certaine de tout saisir. Pourquoi, si nous sommes emprisonnés dans cette forêt enchantée, votre amie fée a-t-elle pu vous rejoindre ici ? Ou est-elle emprisonnée, elle aussi ?
Gabriel Thornheart roule des yeux et les lève au ciel, tirant une moue renfrognée à la jeune femme qui cherche seulement à comprendre dans quel genre de pétrin elle est. Après sa révélation, vraiment utile, il s'est proposé pour lui servir de guide et ils marchent depuis dans la forêt enchantée. Un prétexte pour qu'il garde un œil constant sur elle. Raina a conscience qu'il ne l'aime pas et qu'il prend sur lui, uniquement parce qu'elle est Enchanteresse et la sœur de Dallan Von Umbra. Il pourrait réellement jouer avec elle et la traquer et la tuer, s'il n'aspirait pas à s'échapper d'ici autant qu'elle. Ce qui la maintient en vie, et avec un gardien personnel.
— Les fées ne détiennent pas beaucoup de pouvoirs. Ce ne sont pas des êtres inférieurs pour rien. Néanmoins, tu peux compter parmi leurs talents l'immunité totale aux enchantements. Elle peut aller et venir sans problème. De la sorte, elle a espionné nos gardes et ont découvert leur nature vampirique à force de les observer.
— Je n'ai jamais rencontré de vampires auparavant. Comment sont-ils ?
— Monstrueux. Laids. Tu as de la chance, mon ange, de ne pas avoir croisé la route d'un de ces êtres répugnants.
Contre toute attente, son timbre lent et agacé l'amuse et lui arrache un ricanement. Ce son délicat le surprend et il s'arrête de marcher une seconde, la toise, et reprend son avancée en contenant un lourd soupir dans son torse.
— Pourquoi détestez-vous autant les vampires ? Une rivalité entre deux espèces, je suppose.
— En effet. Mais, le conflit n'est pas né de notre côté. Les vampires jalousent l'immortalité des Faes, car nous pouvons l'utiliser à notre guise, et ils en sont prisonniers. Ils doivent adorer de m'avoir comme captif.
— C'est-à-dire ?
Elle arque un sourcil interloqué.
— Vous pouvez utiliser votre immortalité ?
Cette fois-ci, il ne répond rien et se penche plutôt sur une racine. Sur celle-ci, pousse une fleur qu'il cueille avec douceur. Sans une once de brutalité et tout en élégance, il en retire un pétale et le glisse sur sa langue. Raina ne manque rien de ses mouvements.
— Je croyais que les Faes ne touchaient pas aux cadeaux de la nature.
— N'importe quoi. Un cadeau aussi pratique ne devrait pas être gaspillé. De plus, cette fleur est tout à fait délicieuse. Je ne vais pas m'en priver.
Elle tend une main impérieuse qu'il ignore. Raina boude un peu plus, mais n'abandonne pas et trottine pour combler la distance de ses jambes interminables. Il la dépasse d'au moins deux têtes.
— Très bien. Ne parlons plus des Faes et de vos coutumes, que vous cachez si précieusement. De quoi pouvons-nous discuter ? De vous, pourquoi pas ! Vous êtes un Prince et je suis une Princesse. Si un humain ne débarque pas ici après nous, je les soupçonnerais de nous jouer un mauvais tour.
Il secoue la tête de façon presque imperceptible. Un autre de ses n'importe quoi qui la font rougir et vouloir s'enterrer. Elle ressemble à une enfant stupide à côté de lui, ce qu'elle représente sûrement à ses yeux.
— Pourquoi réfléchissez-vous toujours en races, vous les mortels ? Pourquoi un Enchanteur, un Fae et un Homme ne pourraient-ils pas être tous impliqués dans notre capture ?
— Parce que nous ne sommes pas alliés. Pas les Faes avec les deux autres espèces, en tout cas.
— Tu n'as donc jamais entendu un mot sur la trahison qui embrase ton cher Lavalon, mon ange ?
Son ton doucereux et son regard mystérieux obtiennent exactement le résultat escompté. Elle sait qu'il a prononcé ces mots ainsi et maintenant pour une raison et qu'elle tombe droit dans son piège, mais elle ne peut pas s'arrêter en si bon chemin. Gabriel Thornheart accepte de lui adresser la parole et elle profitera autant que possible de ces échanges avec lui.
— Développez. Non, je ne connais pas de trahison dans mon royaume. Qui trahirait qui ?
Soudain, il marque une pause, les pieds nus ancrés dans les feuilles ; il la dévisage avant d'exploser de son rire cristallin. À ce son gracieux, les branches au-dessus de sa tête se courbent pour former une auréole. Raina tait sa frustration et attend qu'il se calme. Son hilarité sordide appelle même une famille d'écureuils qui assiste à ce spectacle une minute et repartent ensuite.
— Oh, mon ange... Quelle naïveté. Tu n'es pas une Princesse. Navré. Et tu ne le seras jamais à cette allure. Réellement ? Tu n'as réellement aucune idée des trahisons qui explosent ci et là en Lavalon ? Tu ne te demandes pas pourquoi les Faes se sont retirés, après une défaite ? Certes, la bataille d'Athusea nous a affaiblis, mais rien qui ne nous forcerait à baisser les bras de la sorte. N'importe quoi ! Qui trahirait qui ? En voilà une bonne plaisanterie !
Il rit un peu plus en essuyant des larmes hilares sous ses yeux d'argile, et Raina fulmine. Il n'a pas tort, après tout. Elle n'a même pas eu le temps de s'acclimater à son nouveau titre de Princesse qu'elle a été traînée ici. Elle est fille de fermier, sœur de fermier, pas d'un Roi ! Mais, cela la blesse que le Fae la diminue à ce point. Elle est habituée aux compliments et à la gentillesse, bien qu'elle se doute que les villageois de Nouria voulaient avant tout éviter des drames inutiles en la traitant comme ce qu'elle est. Une sang-mêlé. Gabriel Thornheart n'a pas mis longtemps pour s'en apercevoir, mais il n'a plus fait de commentaire à ce propos, comme s'il s'en moquait éperdument.
— Dites-moi ! Ne me laissez pas dans l'ignorance ! En plus, vous êtes si intelligent et parfait. Vous rêvez d'épancher votre savoir sur une fille aussi idiote que moi !
Gabriel se stoppe à nouveau. Elle est tellement furieuse qu'elle ne s'en rend pas compte et continue à frapper les feuilles au sol du bout de ses pieds. Là, c'est définitif ; Raina ne peut plus prétendre être autre chose qu'une enfant avec cette attitude puérile, mais c'est plus fort qu'elle. Personne n'aimerait se sentir ainsi rabaisser.
— Tu me trouves parfait et intelligent ? s'enquiert-il en la rattrapant.
— Pas du tout, mais vous le pensez de vous-même.
— Te trouves-tu idiote, alors ?
Elle ne réplique pas, mais son propre silence l'agace et ferait naître une humidité de frustration au coin de ses beaux yeux océan.
— Je ne pense pas que tu sois idiote, mon ange. Uniquement...aveugle à tout ce qui t'entoure. Laisse-moi deviner, avant d'accéder à la tour blanche d'Athusea, tu ne vivais pas dans une cité particulièrement florissante en académies. Tu n'as pas touché un livre de ta vie, ni vu une bibliothèque de près.
Non, et elle ne souhaite pas aborder ce sujet. Elle interroge à la place :
— Je n'ai pas l'impression que les Faes choisissent la tradition écrite pour transmettre des connaissances. Je ne sais pas trop. Vous ne me donnez pas l'image d'un peuple qui enverrait ses enfants dans des académies et qui liraient des livres au coin du feu pour apprendre.
— Nous avons des professeurs, mais pas d'académies ou de livres... Enfin, ce n'est pas correct. Nous rédigeons des histoires sur des parchemins, des bribes de notre passé la plupart du temps ou des contes légendaires, mais il est vrai que nous chérissons la tradition orale et nos professeurs ne s'appuient jamais sur des textes, mais sur leur mémoire. La mémoire des Faes forme l'un de nos plus puissants pouvoirs. La mémoire permet tout un tas de chose.
— Comme entretenir une rancoeur sur plusieurs siècles et déclarer une guerre.
— Nous n'avons pas déclaré cette guerre contre les Enchanteurs et les Hommes, grince-t-il en lui lançant un regard en biais. Les Hommes ont commencé à nous envier, puis nous jalouser, puis ils nous ont traqués, brutalisés et tués, parce qu'ils nous redoutaient. Avec quelques raisons, je dois l'admettre, mais rien qui ne justifie leur haine. Nous nous sommes défendus, cela n'a pas plu aux Enchanteurs qui nous ont chassés à leur tour.
— Je n'évoquais pas forcément un conflit récent, bredouille-t-elle, les joues brûlantes de honte.
— Ou bien, tu évoquais exactement ce conflit récent, car tu as très mal été éduquée, mon ange. Je ne t'en veux pas. Le peuple de Lavalon, une terre qui nous appartenait par ailleurs, nous méprise et ne supporte pas notre simple existence. Ou, est-ce le cas ?
Il lui arrive souvent d'affirmer quelque chose et de le remettre en cause à la phrase suivante. Raina hait plus que tout cette attitude désinvolte et à nouveau, elle s'énerve plus qu'elle ne le devrait. C'est sûrement la forêt enchantée. Non pas le décor en lui-même qui est splendide, à couper le souffle et dans lequel elle rêverait de se baigner pour toujours, avec ses rayons de soleil, ses couleurs vives et sa pureté, mais l'enfermement et l'éloignement avec son frère qui joue avec ses nerfs.
— Vous ne pouvez pas mentir ! Cessez ces mystères, bon sang. Le peuple de Lavalon vous méprise-t-il, oui ou non ? Tout le monde sait que la réponse est oui.
— Ah bon ?
Sur cette incertitude, il la laisse derrière lui, progressant plus vite à coups de grandes enjambées, et il finit par courir vers un arbre qui attire apparemment son attention. Raina le fixe en retrait, perplexe, perdue, et assaillie par l'impression tenace qu'il se fiche d'elle. Peut-elle même lui faire confiance et croire à tout ce qu'il dit, notamment sur cette forêt enchantée, sur sa captivité, sur les vampires et tout le reste ? Elle n'est plus si sûre. Au final, elle s'est réveillée là et a écouté ses explications puisqu'il avait l'air d'en savoir plus qu'elle, mais elle s'interroge de plus en plus sur sa soi-disant sincérité de Fae. Il coopère avec elle, répond à ses questions, l'a effrayée et a par la suite mis un point d'honneur à la rassurer sur cet endroit, comme pour se faire pardonner... Il n'est pas improbable ou impossible qu'il n'incarne pas l'allié malheureux qu'il prétend être, mais un ennemi qui profite de sa vulnérabilité et de son ignorance pour s'amuser avec elle.
— Il a juré...
Son murmure s'envole dans la légère brise qui vient caresser sa nuque et la rafraîchir, elle qui baigne sous ce soleil amical. Il a juré qu'il ne mentait pas et n'omettait rien qui puisse l'aiguiller dans ce mystère. Raina est pieds et poings liés avec lui et elle doit s'en remettre à ce Fae. Quel âge a-t-il ? Qui est-il exactement ? A-t-il combattu au cours de la guerre ? Sait-il comment il a été capturé ? Elle prépare toute une liste de questions, désireuse de presser la moindre parole de sa bouche mesquine, jusqu'à ce qu'il se résigne à l'abandonner ici, et elle s'approche de cet arbre qui accapare toute son attention. Il s'est quelque peu courbé et le détaille sous tous les angles, un sourire ravissant sur son visage fin et, il faut l'avouer, parfait. Par chance pour son pauvre petit cœur fragile de mortelle, elle n'est pas sensible à son charme, probablement grâce à ce bracelet qui bloque la majorité de ses pouvoirs. Les inscriptions enchantées ne peuvent le priver de tous ses atouts et supprimer l'intégralité de sa magie, mais elles sont suffisantes pour le garder prisonnier.
Gabriel est tellement focalisé sur son arbre qu'il ne remarque pas le regard fixé sur lui de la jeune femme. Que les contes ne relatent surtout pas qu'elle succomba à sa beauté captivante ou qu'elle lui porta plus d'intérêt qu'il ne le valait à cet instant précis. Mais, il est vrai qu'un Fae, ennemi ou pas, demeure une créature fascinante. Un picotement lui titille le bout des doigts en admirant la ligne droite et ténu de son nez, les reflets du soleil sur sa joue exposée, les deux vagues de mèches blondes de part et d'autre de son front, la grâce...cette grâce. Tous ses gestes sont souples, calculés, maîtrisés, et il ne renvoie qu'une noblesse affligeante. S'ils ne jouissaient pas d'autant de pouvoirs dévastateurs et si les légendes ne les dépeignaient pas en êtres abjects, elle ne comprendrait pas comment quiconque entamerait une guerre contre eux. Ils devraient être préservés. De toute évidence, Raina passerait ses journées à les épier en douce dans le cas fou où ils vivraient en harmonie avec les mortels.
— Cet arbre, est-il spécial ? Vous le scrutez avec une sorte d'obsession dans les yeux. Aimez-vous la nature à ce point-là ?
— Je le scrute de la même manière que toi.
Il n'a pas besoin d'expliciter sa pensée pour qu'elle soit heurtée de plein fouet. Raina rougit violemment et se tourne vers le ciel pour tenter de maintenir un semblant de contenance. Gabriel a répliqué du tac en tac, sans vraiment réfléchir à ses paroles, et à sa réaction, il se détache de son inspection minutieuse pour la soumettre à la curiosité de ses deux billes d'argile. Elle en frémit et prétexte avoir froid, ce à quoi il murmure :
— Je t'offrirais bien un manteau, mon ange, si j'en avais un sous la main et s'il faisait réellement froid dans cette forêt.
Les rougeurs s'étalent sur toutes ses joues et débordent un peu sur ses tempes. Gabriel glousse, mais aucune émotion particulière ne se distingue de ce son.
— Oui, les Faes chérissent la nature plus que tout et je me prends souvent d'admiration pour des choses simples, telle qu'une feuille par terre ou d'une fleur sur un rocher. Non, cet arbre n'est pas spécial, puisque ce n'est pas un arbre.
Raina redescend ses yeux sur ledit non-arbre et le toise avec méfiance.
— Un arbre qui n'est pas un arbre... Qu'est-ce que vous me racontez encore ?
— La vérité. Toujours.
L'arbre décide que ce toujours est son signe d'agir et tout à coup, le brun du tronc se transforme en multiples nuances de couleurs diverses, les feuilles et les branches se scindent en plusieurs centaines de parties et s'envolent dans un même sens, battant des ailes au-dessus d'eux. Gabriel ne bouge pas et ne montre aucune surprise. Des papillons. Raina en est déséquilibrée et manque de partir à la renverse en gesticulant pour suivre leur départ. Des papillons qui peuvent changer de teintes et se dissimuler dans la nature en mimant une forme. Elle n'a jamais entendu parler d'une seule créature capable d'une telle prouesse. Elle s'en émerveille et savoure cette vision magique avec un immense sourire aux lèvres, de quoi faire luire ses orbes de mille éclats. Quand ils s'en sont allés et qu'elle retourne à la réalité, face au Fae, elle s'aperçoit que toute son attention est désormais rivée sur elle, et l'arbre a totalement disparu.
— Nous les avons dérangées, n'est-ce pas ?
Raina a marmonné la seule phrase qui a fusée dans son esprit à moitié embrumé par la sublime valse des papillons, à moitié paralysé par l'immobilité de Gabriel Thornheart, qui lui est dédiée. Il inspire subitement et poursuit sa promenade dans la forêt comme si de rien n'était et elle est obligée de trottiner à nouveau pour le rattraper.
— Crois-moi, les papillons n'auraient pas bronché à notre approche, même si tu leur avais jeté un bâton. Ils sont paresseux au possible.
— À votre avis, où sommes-nous sur le continent ? Je n'ai jamais vu cette sorte de papillons. À l'est ? Au sud ? Nous mourrions de froid si nos ravisseurs nous avaient transportés au nord.
— Bonne analyse.
Cette remarque apaise un brin sa mauvaise sensation d'ignorance à côté de lui, et peut-être l'a-t-il fait exprès pour la détendre. Elle ne saurait le dire avec son caractère insaisissable.
— L'est ou l'ouest me paraissent le plus logique en termes de température, mais, je crains de te décevoir, mon ange. Même au nord, les enchantements de la forêt nous épargneraient du froid. Le but de nos ravisseurs est évidemment de nous plonger dans l'incertitude et le flou. Dommage pour eux, j'ai deux ou trois tours dans ma manche. Pour commencer, je sens les miens. Puisqu'ils ont été repoussés à l'ouest, je peux deviner la distance qui nous sépare. Ils sont...
Gabriel tournoie sur lui-même, puis pointe une direction.
—...par là-bas, donc à l'ouest, et ils ne sont pas très loin de nous. Par conséquent, je peux t'affirmer sans aucun doute que cette forêt se situe...hum...à une heure en vol de Wyvern d'Athusea, ou à trois jours à pieds.
— Entre Nouria et Muria.
— Tu connais ces villages ? Où as-tu étudié la géographie de ton royaume entre ton sacre de Princesse et ton enlèvement ?
Raina produit un rire sans joie auquel il décoche un clin d'œil narquois.
— Non, Monsieur le Fae, je n'ai guère eu le temps d'ouvrir un manuel ou une carte entre ces deux événements. J'ai habité toute ma jeunesse à Nouria, jusqu'à une attaque terrible d'un escadron de Wyvern. Nous avons fui, mon frère, Rehan et moi, et quelques jours après, Dallan a levé son armée venue de nulle part.
Il tique à sa façon de s'exprimer et Raina referme sa bouche en vitesse, priant pour qu'il ne souligne pas sa grimace. Peine perdue.
— De nulle part ? répète-t-il. Toi non plus, tu ne sais pas où il a trouvé ces soldats et comment il a obtenu leur allégeance.
— Quand bien même, mon frère est un héros. Quelle utilité de connaître son plan de bout en bout ? Le résultat est le plus important. Vous êtes-vous battue pendant la guerre ? Les Princes Faes prennent-ils les armes ? D'ailleurs, qu'en est-il de frères ou de sœurs ? Etes-vous l'unique héritier des vôtres ?
— Eh bien, eh bien, que de questions ! Tu désires en apprendre plus sur moi, mon ange ?
— Bien entendu. Ne dit-on pas qu'il faut se rapprocher de ses ennemis ?
— Pour mieux les trahir, ricane-t-il. Je vais t'expliquer clairement pourquoi ce secret autour de l'armée de ton frère pose problème. Cela a posé un tel désordre que les Faes ont choisi de se retirer de la guerre, pour le moment, en prédisant la chute de la Grande Alliance. Un jeune garçon, de Nouria et des fermes, ne ramène pas des soldats invincibles de nulle part. Une fois que nous quitterons cette maudite forêt, je te conseille de lui tirer des aveux. Les réponses te surprendront, mon ange. Qu'as-tu demandé d'autres ? Ah oui, je ne me suis pas battu. Les Faes se battaient de moins en moins, quoi qu'il en soit. N'importe quel soldat de la Grande Alliance ou n'importe quel noble, s'ils sont honnêtes, confesseront que nous avons été traqués comme des bêtes, alors que nous réclamions seulement la paix et l'égalité. Nous ne prenons pas les armes. Nous sommes des armes. J'ai des frères et des sœurs à ne plus les compter, mais nos liens ne sont pas semblables à vos familles mortelles. Nous sommes avant tout des amis et des alliés du même sang, c'est tout. Nous n'en faisons pas toute une histoire. Sauf pour les mariages.
Ses yeux d'argile s'obscurcissent. Il songe sûrement à une union entre lui et l'une de ses sœurs. Ses belles lèvres se tordent et il frisonne de dégoût.
— Sauf pour les mariages. Et si je suis un héritier...? Question compliquée, mon ange. Je suis en toute logique l'héritage du peuple Fae avec tous mes frères et sœurs aînés, mais, à moins ce que vous ne nous massacriez tous, je ne serai pas Roi. Tout d'abord, il n'y a pas un Roi des Faes, mais des Rois.
Raina en est plus choquée qu'elle ne le voudrait. Cette conversation éclaircit un point d'ombre terrifiant : on lui a enseigné à redouter un peuple dont elle ignore absolument tout.
— Je n'y comprends définitivement rien, grogne-t-elle.
— Questionne-moi, dans ce cas, mon ange.
Quelque chose dans sa voix la presse d'obéir, de s'intéresser à lui, de lui tendre la main, de prouver que tous les mortels ne dédaignent pas et ne haïssent pas les Faes.
— Je veux y voir plus clair dans cette histoire de Rois. Et...!
Elle s'exclame pour l'empêcher de déballer tout son savoir.
— Et comment faites-vous pour...
Raina pousse un grondement frustré.
— Là où je veux en venir... Vous ne détenez ni terre à vous, ni royaume, ni rien et vous acceptez de signer un traité qui vous condamne à un territoire stérile dans l'ouest souillé. Comment faites-vous pour rester un peuple, malgré tout ? Si je pense aux humains, ils ne sont devenus un danger pour les Enchanteurs qu'au moment où ils ont cessé de vivre en nomades et se sont établis dans des villages, ont grignoté nos terres, notre royaume, et ont formé des sociétés de plus en plus puissantes, de par leur nombre et leur détermination. Mais, vous, vous êtes éparpillés, vous avez été dépossédés il y a fort longtemps de vos terres sur le continent, par les Enchanteurs, et vous n'en avez pas fait toute une guerre. Vous... Vous acceptez. Comment est-ce possible ? Que ce soient les Enchanteurs ou les Hommes, nous ne survivrions pas si nous étions vaincus ainsi, sans royaume, de retour à l'état nomade, dispersés. Vous considérez-vous comme un peuple uni ? Je crois que...je saisis enfin pourquoi la Grande Alliance vous a détruits de cette manière-là. Ils ont fait en sorte qu'ils vous ont faits subir le pire châtiment qui pourrait nous tomber dessus. La désunion, la vulnérabilité, la solitude, l'isolement. Les ressentez-vous ? Avec votre nonchalance habituelle, je dirais que vous n'en avez que faire.
— Nous ressentons tout, mon ange.
Raina en conclut très vite qu'il ne s'était jamais, sincèrement jamais questionné à ce propos. Sa nonchalance n'est pas remplacée par son rictus sardonique, mais par un froncement de sourcils. Même dans cet état de profonde réflexion, aucune pliure ne vient briser la perfection de son front lisse. C'en est contrariant de son point de vue. Qu'elle pleure ou qu'elle boude, qu'elle s'énerve ou qu'elle rit, elle s'efforce constamment de contrôler les changements de son expression faciale, trop consciente de la fragilité de sa beauté mortelle. Elle n'en revient pas que, dans ce monde, des créatures aussi superficielles que les Faes n'aient pas à se préoccuper une seconde de leur apparence.
Gabriel ne trouve rien à rétorquer, rien pour rebondir sur ses interrogations qu'il estime étonnamment légitime. En revanche, il ne médite pas sur son peuple, mais plutôt sur les mortels. Ses pas l'entraînent dans une ronde distraite, sous une arche sur laquelle le soleil illumine des fils dorés, le tout rythmé par le chant de trois petits oiseaux respectivement bleu turquoise, violet pourpre et jaune canari. Raina en vient à présumer que les rayons chauds lui suivent, puisqu'ils illuminent chaque endroit où ils ralentissent et s'arrêtent. Lui aurait-elle ouvert les portes à de nouvelles idées pour contrer la Grande Alliance ? Son énième rougissement est désormais le résultat de son embarras et elle amorce un mouvement dans sa direction pour le divertir de ces pensées délicates, mais il chuchote à la fleur à ses pieds :
— Une terre, une couronne, même les titres nous importent peu. Cinq Rois veillent sur nous, mais les mortels les nommeraient Protecteurs ou Grand Seigneurs. Ils portent des diadèmes de bois ou de firmaments, selon la saison qu'ils incarnent. Le Roi de l'Été, le Roi de l'Automne, le Roi de l'Hiver, le Roi du Printemps et la Reine de la Nuit. Ce sont nos bienfaiteurs, ceux qui sont nés avant tous les autres et qui perduraient déjà à l'aube des jours. Tous les autres de leur époque ont rejoint l'au-delà.
Il frôle la fleur et dévie son attention sur le renforcement dans un tronc où un chat égaré s'est logé. L'animal n'est pas plus gros que le visage de Raina, et son pelage d'un rose plus clair encore que sa robe. Elle s'épate de ces poils si étranges et d'autant plus quand le mâle soulève un œil vert fatigué, puis le referme en se rendormant, étirant ses petits pattes en avant, débordant sur le bois. Gabriel se risque à perturber son sommeil pour le câliner, recevant de bruyants ronronnements. Brusquement, elle entrevoit ce que ses mots signifient.
— Comment de Princes et de Princesses existe-t-il, en réalité ?
— Autant qui font partie de la deuxième génération.
Raina en a le tournis. Aube des jours. Deuxième génération. Gabriel distingue nettement son émoi et rit en complétant :
— Nous en sommes à la troisième génération. Je ne suis pas si ancien que tu te l'imagines, mon ange. Seulement un ou deux...
— Siècles ? propose-t-elle.
— Millénaires. Si je ne me trompe pas, je dois être coincé entre les deux, quelque part autour de mille cent et quelques années. Je ne compte plus, cela m'épuise.
Et comme l'idiote qu'elle est, son premier sentiment consiste à être désappointée avec tout l'égoïsme du monde, à se dire qu'il a plus de mille fois son âge et qu'ils ne pourront pas... Ils ? Raina remue vivement la tête et extrait ces vilaines chimères de son esprit. N'importe quoi, ma fille, tu rêves ! se lamente-t-elle. Peut-être, qu'en fin de compte, son charme de Fae a fait effet sur elle, à l'image d'un lierre qu'on laisse s'épanouir et qui finit par dévorer tout un mur.
— Pour en revenir à ta problématique qui n'en est pas une pour nous, les Faes ne voient pas l'utilité vitale de posséder des terres, un royaume défini ou une hiérarchie officielle. Nous inventons nos lois au fur et à mesure des nécessités. Nous ne nous incommodons pas des futilités telles que des frontières. C'est pourquoi vivre en Lavalon, avec les mortels, ne nous causait pas d'ennuis avant d'être chassés. Les mortels ne nous ont pas demandés si nous avions puni nos petits rebelles, ceux qui vous importunaient vraiment. Vous avez annoncé une guerre sans fin contre nous, pendant que nous châtions sévèrement tous ceux qui usaient de leur magie sur vous. Nous avons toujours été justes. Je tiens à appuyer sur cette vérité. Les Faes ont de nombreux défauts, mais nous sommes justes. Cette justesse nous permet aujourd'hui de durer dans les millénaires, au contraire des races inférieures qui ne font que chuter plus bas dans leur pitoyable évolution. D'autres questions, mon ange ? Ou je peux enfin t'en poser quelques-unes ?
Revoilà l'écarlate sur ses pommettes. Parce qu'il la contemple avec soin, par-dessus son épaule, sans relâcher le pelage confortable du chat qui s'est endormi sous ses caresses. Raina bénéficiera de la nuit pour lui porter conseil et elle interprétera plus tard tout ce qu'elle a appris sur son peuple – si la nuit est un réel concept par ici. Elle l'incite à parler d'un bref signe de main. Pour s'occuper, elle joue avec une épaisseur de ses jupons.
— Raconte-moi tout de tes amours, mon ange.
Raina est saisie d'une vive inspiration et opte pour une fuite impulsive pour lui échapper. Un gloussement résonne dans la forêt derrière elle. Ses jambes ne la conduisent pas très loin sans qu'il ne marche d'ores et déjà à son côté, ce qui l'irrite plus que de mesure.
— Pourquoi voudriez-vous le savoir ? Seriez-vous intéressé ?
— Pourquoi ne le serais-je pas ? N'est-ce pas ainsi que fonctionnent les mortels ? Ils marient deux personnes du même rang.
— Nous ne sommes pas du même rang ! riposte-t-elle, avec plus de violence qu'elle ne l'avait prévu. Je ne serai jamais au même rang qu'un Fae trônant sur un millier d'années.
Gabriel ne la contredit pas, mais c'est uniquement parce qu'il flaire la contrariété dans son timbre vibrant. Raine n'essaie plus de le cacher, vexée par cette question...et surtout par la réponse qui pend au bout de sa langue. Il lui confie alors :
— Les Faes s'intéressent aux affaires de cœur, mon ange. Parmi nos défauts, ce que vous appelez le commérage en est un. Nous raffolons des rumeurs et des baisers secrets. Nous volons des secrets ou troquons des histoires à longueur de journées. Au plus, elles sont interdites, au plus, elles nous comblent.
Tant de détails qu'elle ignore sur son peuple. On dirait qu'il écrit les règles des Faes au fil de la conversation et s'il pouvait mentir, elle le soupçonnerait de la duper sur la plupart de ces informations. Comment une mortelle pourrait-elle tout comprendre d'immortels tout aussi complexes que le continent ?
— Très bien, mais soyez prévenus. Mes histoires interdites vous déplairont.
— Je suis sûr que ça ne doit pas être si catastrophique. Un câlin dans le foin ? Un baiser sur une branche ? Une caresse entre deux leçons ?
Elle lâche un rire sinistre.
— Oh rien de tout cela. Je suis plus pure que les Eaux Pures de Fincol. Personne pour me toucher de la sorte.
Ou pour m'aimer, non plus, soupire-t-elle en un silence dépité. Raina sait que le Fae perçoit tout de la tempête dans sa poitrine vide, mais, de nouveau, il ne lui fait pas l'affront de l'offenser. Il hoche de la tête.
— Y a-t-il une raison ? En toute franchise, mon ange, les femelles Faes, à ta vue, seraient partagées entre des murmures emplis de critiques ou une subite envie de tout réarranger chez toi, à leur image, bien entendu. Les mâles, eux, ne t'accorderaient pas une œillade.
Elle accuse le coup sans broncher, sachant qu'il ne prononce pas ces paroles dures pour la blesser, mais pour formuler et donner du sens au reste de sa tirade.
— Cependant, je doute que tu sois repoussante ou laide aux yeux de tes pairs. Qu'est-ce qui justifie l'absence déprimant d'amour dans ta courte existence ?
Raina réunit promptement une liste et énumère en comptant sur ses doigts :
— Mon père, mon frère, Rehan, mon sang, enfin je veux dire, mon héritage maternelle, les villageois, malgré leur insistance pour m'inclure, et...moi-même, je présume. Mon père me récitait souvent des vieux contes que sa propre mère lui susurrait au bord du lit. Il répétait sans cesse que je serai l'héroïne d'un conte, un jour. Que je ne devais reculer devant rien pour mon elle vécut heureuse et eut beaucoup d'enfants. Pour cela, il me fallait le prétendant qui ferait basculer mon histoire dans la plus tendre et somptueuse des romances. Je n'ai pas rencontré de soupirant à la hauteur et je le déplorable. Je suis sûrement trop centrée sur ma pathétique personne. Sérieusement, quel conte ? Princesse depuis quelques heures et je me retrouve dans une forêt enchantée, prisonnière, loin d'un château et de ma fin heureuse.
— N'importe quoi.
Le grand retour de ses expirations dramatiques. Elle s'évertue à ne pas le regarder, tandis qu'il se penche sur elle.
— Et si ta fin heureuse ne se déroulait pas dans un château, mais ailleurs ? Et si ton prince charmant t'attendait en haut d'un tour, la bouche tendue pour que tu y déposes ton baiser magique ? Et si tu abandonnais toutes tes inquiétudes et que tu croyais en toi, pour changer ? Moi, je lis dans ton histoire le potentiel pour une fin heureuse, la meilleure qui soit. Le con a sacrément bien débuté, tu es déjà une Princesse ! Il ne manque plus que le prétendant... Qui est ce Rehan ?
Cette mention la prend au dépourvu. Elle bredouille :
— Le meilleur ami de mon frère. Notre frère adoptif, en fait.
Raina est foudroyée par trois constats : ils ne marchent plus, Gabriel est courbé vers son visage, les mains dans les poches avec sa nonchalance insupportable, et un sous-entendu luit sur ses traits. Elle s'écarte d'un pas, cramoisie, et lève ses mains en l'air avec un rire gêné.
— Pas du tout. Rehan n'est pas un prétendant. Je le traiterais à jamais comme mon frère. Non. Beurk.
Elle gémit à cette perspective, et il sourit largement en se redressant. Il s'enfonce sous une arche de branches entrelacées en diminuant son allure naturelle pour qu'elle lui emboîte le pas, mais Raina met plusieurs secondes à débattre de ce qu'elle vient de voir... A-t-elle rêvé ou se réjouissait-il de son affirmation hâtive ? Souhaite-t-il qu'elle demeure une célibataire, vierge, pour toujours ? Elle se renfrogne une fois de plus et le talonne à distance, bras croisés. S'il en prend conscience, il n'en a cure.
— Et vous, hum ? Vous ne vous en tirerez pas si facilement ?
Il arque un sourcil ahuri.
— Je n'ai rien à cacher là-dessus, mon ange.
— Ah ! Donc, vous cachez d'autres secrets sur d'autres sujets ?
Obligatoirement, voici ce que symbolise son discret sourire. Il se retourne pour de bon, la contraignant soit à courir pour avancer à côté de lui, soit à s'adresser à son dos. Elle choisit ses épaules carrées sous son ample chemise. Elle le presse et il maugrée :
— Je suis presque certain d'avoir bien plus parlé que toi, mais que ne ferais-je pas pour l'héroïne d'un conte de fée ?
La note de sarcasme la brûle, mais elle ne pipe mot.
— J'ai éprouvé des élans amoureux, des passions fulgurantes et des histoires par-ci, par-là.
— Une femme qui aurait réussi à emprisonner votre cœur ?
— J'ai bien peur que oui, et non. Le cœur des Faes ne bat pas pour une simple affaire d'amour. Les nôtres sont durs, faits de pierres incassables.
— Vous n'aimez pas au point de tout sacrifier pour l'être cher ? Au point de devenir fou en son absence ? Et vos mariages ?
— Mariages ne riment pas avec amour, mon ange.
La discussion est close, elle l'entend dans la rigidité de son ton. Toutefois, Raina s'avise de son mutisme obstiné sur les autres points d'ombre. S'exprimer sur l'amour lui déplaît. Est-ce à cause d'une rupture difficile ? D'une femme inatteignable ? Ou un secret des Faes qu'il ne lui divulguera pas ? Pourquoi pas les trois ?
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