V - Dallan Von Umbra
Il ne se réveille pas en forme ce matin-là. En plus des cauchemars horrifiants sur la disparition de sa sœur, la visualisant en proie à la violence des brigands ou malmenée par les cruels Faes, sa migraine de la soirée a empiré. Les généraux en sont clairement la cause première ; hier, ils n'ont fait que brailler et se chamailler, et d'autres soldats se sont joints à ce conseil pour clore cette dure journée en véritable brouhaha d'arguments insultants et de discriminations évidentes. Il s'est couché avec un mal de crâne affreux et se lève avec une migraine foudroyante.
Si bien qu'à la sortie du lit, il trébuche et se rattrape de justesse à une étagère, envoyant valser sur la pierre froide du palais des feuilles de parchemins, ainsi qu'un orbe en verre qui se brise bruyamment. Un garde, alerté par le bruit, toque avec précipitation, mais Dallan lui hurle de ne pas entrer, que tout va bien. Il se débrouille. Oh oui, il se débrouille tellement bien, qu'à son second pas hors du lit, un éclair de douleur le heurte de plein fouet et il tombe à genoux, appuyant sur ses tempes en espérant que la pression fasse partir la souffrance.
Seulement, la douleur s'altère en quelque chose qui l'effraie par-dessus tout. Du coin de l'œil, il discerne des ombres noires s'enrouler autour de ses poignets et il éloigne promptement ses mains de son visage, regardant ses paumes avec horreur. Une fumée opaque et sombre s'extirpe de sa peau et se répand sur le sol où il est encore agenouillé, sans force. Une vague de peur l'assaille.
Dallan Von Umbra était connu dans tout Nouria pour diriger le bétail et améliorer la fertilité du sol, suivant le talent de son père pour la gestion d'une ferme. Il s'est néanmoins battu de nombreuses fois, comme le garçon impétueux et arrogant qu'il était, et pour cela, il a obtenu une certaine dextérité dans la magie offensive. Mais, ce pouvoir-ci...cette noirceur...c'est inhumain, d'un autre monde, damné, et il n'est pas censé en posséder une goutte, et encore moins en user.
— Combats-le, marmonne-t-il tant bien que mal, avec sa mâchoire contractée. Combats cette horreur, bons dieux.
Il inspire avec de plus en plus de difficulté, essoufflé, apeuré – il faut le dire et l'admettre – par ce pouvoir obscur qui le dévore de seconde en seconde. Dallan n'est pas stupide. Il était au courant des risques. Enfin, peut-être que oui, il était stupide. Autrement il n'aurait pas cru être en mesure de dompter ces ténèbres. Il n'aurait pas commis l'affront de cracher aux pieds des dieux pour se tourner vers la damnation éternelle de la mort. Bien sûr qu'il n'est pas assez fort, bien sûr qu'il est dépassé par cette magie noire. Bien sûr. Mais, il ne baissera pas les bras de sitôt et il se force à respirer convenablement, à un rythme régulier.
Il s'invente des images belles à pleurer. Lui dans les bras de sa mère, bébé. Lui lors de sa première récolte avec son père. Lui et Rehan, au cours de leur première rencontre mouvementée. La naissance de sa jeune sœur. Le sourire de Raina. Oh, Raina...disparue. Si loin de lui. Il doit se contenir, au moins le temps de la retrouver et de la mettre en sécurité. Dallan se répète son nom en boucle et se raccroche à son désir le plus cher, sauver la dernière membre de sa famille quoi qu'il lui en coûte.
Et cela fonctionne. La fumée noire se résorbe et retourne se loger dans sa chair où elle sommeillera pour toujours, jusqu'à sa mort et rongera ses os, même dans l'au-delà. Il s'est condamné à une souffrance longue et agonisante, et il en assumera les conséquences. Il le doit à Raina. Tant qu'elle ne sera pas saine et sauve, tant qu'il ne s'assurera pas de lui laisser un avenir prospère, il n'abandonnera pas. Néanmoins, Dallan se laisse choir par terre, la joue contre la pierre froide en guise de détente. Sa peau est bouillonnante et sa respiration se répercute en violents échos dans la pièce. Jusqu'à ce que la porte s'ouvre.
À peine devine-t-il le son de bottes au-dehors et pressent le grincement de la porte qu'il bondit sur ses jambes flageolantes, en remplaçant sa chemise maltraitée par son combat interne. Le battant en bois fait apparaître Rehan, bien coiffé avec ses mèches olive et son teint bronzé du sud-ouest, tout comme le sien. Maintenant qu'il dispose d'un miroir dans sa chambre, Dallan se rend compte d'à quel point il a été naïf et idiot, enfant, d'ignorer la différence notoire entre sa sœur et lui. Avec le recul, il comprend mieux les messes basses des villageois dans le dos de Raina, les critiques qu'elle n'a jamais entendues par chance, et la réaction des nouveaux venus lorsque leur père les présentait. Tout le monde se doutait que quelque chose clochait, mais nul ne voulait accuser ce pauvre homme veuf d'avoir trompé sa femme. Ce qu'il n'a jamais fait. Après le décès de son épouse, noyé dans le chagrin, il aurait croisé la route d'un ange, et une réplique tout aussi angélique serait née de cette union passagère. Même en ayant appris la vérité, elle n'a pas demandé le nom de sa véritable mère. Elle ne l'a pas considère en tant que demi-frère. Et il s'est baigné dans cette ignorance volontaire, pour respecter sa volonté de poursuivre sa vie sans que la réalité ne change quoi que ce soit. Il l'aime, elle est sa moitié, sa seule famille restante et bien qu'ils ne se ressemblent pas du tout, il lui offrirait le monde, ou le brûlerait pour elle.
— Qu'est-ce que tu faisais ? questionne Rehan.
Il passe la chambre entière sous son regard acéré, à la recherche de... De quoi, au juste ?
— Qu'est-ce que tu penses trouver ici, mon frère ?
Oui, car, outre son lien de sang avec Raina, il estime former une fratrie de trois enfants avec Rehan en petit dernier. Orphelin, le père Von Umbra l'a accueilli dans sa ferme, l'a nourri avec ses salades et ses œufs, et ils ont grandi tous les deux en prétextant être de la même ascendance. Par ailleurs, les étrangers pensaient plus volontiers qu'ils étaient frères, plutôt que la belle jeune fille blonde était sa sœur.
— Pas quoi, mais qui, glousse Rehan. Tu es à bout de souffle, en sueur et les boutons de chemise ont sauté... Profiterais-tu de ta nouvelle position sociale ? Oh, que c'est inconvenant ! Je devrais fermer les yeux et quitter cette chambre tout de suite avant d'offenser une dame. Ou un monsieur.
Dallan produit un rire exagéré et sarcastique pour lui répondre et s'enquiert :
— Je présume que je dois ta présence à un autre but que de te moquer de moi.
— Pas de demoiselle, donc ? Je suis déçu. Un peu d'effort physique de bon matin, dans ce cas ?
Pour se débarrasser de la question, Dallan acquiesce en mettant toute sa sincérité dans ce simple mouvement, et Rehan n'insiste pas.
— Quelqu'un d'inattendu te réclame. Elle a fait un scandale tout à l'heure, auprès du Seigneur Janus. Elle l'a vu te parler un jour et selon elle, vous aviez l'air proche, donc elle lui a sauté dessus en exigeant une audience avec toi dans les plus brefs délais. On aurait dit une hystérique ; si tu veux mon avis, elle l'est. Janus soupçonne que la récente bataille d'Athusea l'a traumatisée, et je suis plutôt d'accord. Je te conseillerais de l'ignorer royalement et te focaliser sur le plus important, c'est-à-dire la guéguerre épuisante entre Janus et Milian.
Respectivement le visage des Enchanteurs et le visage des Hommes parmi les hauts gradés de ses armées, deux généraux qui ne se supportent pas.
— Dis-moi d'abord qui est cette femme, et je déciderai ensuite. A-t-elle expliqué pourquoi un tel empressement pour me voir ?
— Elle s'est entêtée à répéter le même discours en boucle. Qu'elle désirait une audience dès la signature du traité, ou disons depuis la bataille, et que sa requête n'a jamais été prise en compte par les trois majordomes qui se chargent des domestiques. Elle travaille dans les cuisines et d'après elle, détient des renseignements capitaux. Une folle, je te le promets, Dallan. Ne te penche pas sur son cas. Non, pas ce regard intrigué ! Je sais à quel point tu aimes diriger les âmes en peine vers le droit chemin, mais cette femme est le dernier de tes soucis. Si tu insistes pour la rencontrer, s'il te plaît, occupe-toi dans un premier temps de Janus et Milian. Je n'en peux plus de leurs disputes ! Je n'en peux plus, mon frère. S'il te plaît ?
N'ayant pas réellement le choix, Dallan le chasse hors de sa chambre pour s'habiller et il revêt les vêtements royaux qui sont déposés tous les soirs par ses serviteurs. Il a fermement rejeté l'aide des femmes aux doigts si habilles, refusant que d'autres accomplissent pour lui un travail aussi basique que d'enfiler une paire de bottes. Cela a déplu aux nobles d'Athusea qui lisent dans son attitude tous les défauts de paysans, mais il s'en moque. S'il doit être le Roi de ces terres, il gouvernera à sa manière, et à sa cadence.
Un dernier coup d'œil dans le miroir, et il se détourne vers la porte de sa chambre. Mais, un murmure le coupe net dans son élan. Imposteur. Cette voix sombre et rocailleuse ne provient de nulle part, personne ne se trouve dans sa chambre. Usurpateur. Les cheveux blancs neige de l'héritière Silvaria jaillit dans ses pensées et il en vacillerait d'effroi. Contrairement à Rehan, il n'est pas un optimiste de nature. Dallan a conscience que cette femme le traquera. Que sa lame lui transpercera le cœur. Ou que sa monture le réduira en cendres. Sera-t-il capable de la combattre, elle en plus de ses ténèbres internes ? Une question sur laquelle il devrait se pencher de toute urgence, mais il perçoit les bruits de pas agacés de son ami, à l'extérieur.
Imposteur. Usurpateur. Ces chuchotements s'évaporent à la seconde où il sort de sa chambre. Aucun doute sur leur provenance. Lui-même. Une voix dans sa tête, mais qui ne lui appartient pas. Il est hanté, maudit par la créature qui sommeille dans son esprit et qui tente tous les jours de prendre possession de son être. Il l'a ramenée dans l'ombre, ce matin encore. Combien d'autres assauts devra-t-il parer ? Dallan ressent l'épuisement de son corps, alors qu'il s'assoit à une table dans son palais – il n'arrive toujours pas à croire qu'il dispose de cette tour éthérée. Il écoute Janus et Milian, leurs revendications et leurs éclats colériques, et il ponctue chaque insulte par un soupir désabusé. Rehan, voyant bien sa lassitude, s'applique à tempérer les deux hommes, mais rien n'y fait. Les deux aspirent à établir des droits et des privilèges plus avantageux pour leur race, et ne plient pas face aux propositions d'égalité.
Au final, Dallan profite d'une pause annoncée par Rehan pour prétendre avoir besoin d'un verre et s'éclipser, pendant que les trois généraux ont le dos tourné. Son nom résonne dans la salle qu'il vient d'abandonner et sûrement qu'il se fera taper sur les doigts plus tard pour son comportement, mais...de l'air ! Il lui faut de l'air. Les ténèbres en lui s'agitent de plus en plus, appelant au sang et au chaos, et il n'a pas envie de subir les piaillements de ces arrogants. Ses pas le mènent au plus bas des étages, qui grouille de domestiques et de gardes. Il pénètre sans réfléchir dans les cuisines et se heurte à des regards troublés, puis d'amples révérences.
— L'une d'entre vous a harcelé le Seigneur Janus pour une entrevue avec moi, paraît-il ? Qu'elle s'avance et parle sur-le-champ.
Ce ton autoritaire sonne si faux. Il rêve de sa ferme, de son père, des vaches et des poules, des loups féroces et des voleurs. Il peut gérer un animal affamé et un brigand, mais endosser le rôle de Roi ? Il ne le mérite pas, de son point de vue, et n'avait pas prévu que les nobles le pousseraient sur le trône.
— Votre Majesté, c'est moi.
Une fille, quatorze ou quinze ans au maximum, se glisse hors de la poigne d'une femme plus âgée, sa mère ou sa grand-mère qui n'approuve pas du tout son intervention.
— Pouvons-nous nous entretenir en privé ? Cela vous conviendrait-il ?
La fille hoche de la tête sans hésitation et le voilà à la suivre le long d'un escalier en colimaçon qui s'ouvre sur la réserve. Elle arbore des traits sûrs et dédaigneux, comme si le Roi ne se tenait pas face à elle, mais un imposteur. La voix rocailleuse s'éveille violemment dans son esprit et il inspire avec une lenteur calculée, en faisant signe à la jeune brune de s'exprimer.
— Je ne nous ferai pas perdre de temps, votre Majesté. Je sais ce que vous avez fait. Ce que vous êtes.
— Plaît-il ?
— Un monstre.
Son expression juvénile se change en grimace de mépris.
— Une créature de la mort qui ne devrait pas exister.
Oui, elle sait. Dallan en est convaincu aux termes qu'elle a choisis. Parfait... Il ne lui manquait plus qu'une rébellion sur les bras.
— Qui d'autres ?
— Grand-mère, mon oncle et...
— La plupart des domestiques qui travaillent dans les cuisines, conclut-il à sa place. Qui d'autres ?
— Personne. Comme si nous avions le temps de sortir de notre prison ! cingle-t-elle. Pour le prix de notre silence, vous améliorerez nos conditions de travail. Une paie décente, des libertés et vous emploierez plus de domestiques pour que nous puissions effectuer des roulements, afin de nous reposer. Ah, et vous déposerez une poche remplie de dix mille pièces d'or pour moi.
Il hausse un sourcil menaçant. Suffisamment d'or pour vivre dans le luxe pour, au minimum, trois vies. Elle n'a effectivement pas gaspillé leur temps. Dallan médite à toute vitesse sur ce problème. Il ne peut pas autoriser que des rumeurs sur son compte apparaissent. Il ne tient pas particulièrement au trône, aux titres et à la richesse qui l'accompagnent, ni même au pouvoir, mais son peuple ne sera pas clément s'ils apprennent la vérité. Il pourrait être torturé, brûlé, massacré. Dans le meilleur des cas, il sera banni de la société et détesté de tous. Pense à Raina. Ton scandale la détruira aussi. C'est pourquoi il donne son approbation à chacune des demandes. La fille glousse de dédain et fait volte-face, prête à repartir.
— Ravie de faire affaire avec vous, votre Majesté.
Elle se fiche ouvertement de lui. Dallan tente de réprimer les brusques frissons de haine qui lui serrent la gorge et lui nouent le ventre, mais ce n'est plus tout à fait lui qui contrôle son être. Il attend docilement qu'elle atteigne le fin battant en bois qui reconduit aux cuisines et à la dernière seconde... Elle n'a pas le loisir de crier. La fille dégringole et passe sous la rambarde, atterrissant le crâne en premier sur la dalle. Fendu. Les ténèbres en lui se calment. Elles ont obtenu ce qu'elles désiraient. Mais, il n'a pas terminé. Remontant sous la chaleur des fourneaux, une fumée noire s'échappe de ses paumes et se diffusent tout autour de lui, s'infiltrent dans les narines et les bouches béantes des domestiques. Morts. Ils tombent tous raides morts. L'on suspectera un empoisonnement. Pour cela, il dresse sa main au-dessus des épices et les rend pourries d'une substance toxique, invisible. L'enquête ne montrera pas de coupable. Se faufilant dans l'ombre, évitant avec soin les gardes et se postant dans les jardins qui lui fourniront un alibi, s'accrochant au bras d'une jeune demoiselle, il prie pour que les dieux lui pardonnent, laissant une douzaine de cadavres derrière lui.
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