IX - Gabriel Thornheart
La jeune mortelle ne l'a pas cru, quand il a affirmé tourner en rond depuis des heures. De son point de vue d'Enchanteresse, elle n'a fait que marcher en ligne droite durant l'équivalent d'une journée. Le temps est distordu par ici. Mira a voleté jusqu'à eux, quelques minutes auparavant, et a mimé la surprise en tombant sur ce duo des plus atypiques. Or, Gabriel a flairé sa présence tout l'après-midi. Elle veillait sûrement à ce qu'il n'abandonne pas Raina. Cette dernière ne s'est pas plainte une seconde, malgré ses petits pieds gonflés par la fatigue et le léger boitillement sur sa jambe droite qu'elle peine à dissimuler. La fée leur a annoncé que la nuit était tombée, puis elle est repartie.
Gabriel lui a offert une pause, en prétextant vouloir vérifier quelque chose. Elle s'est laissée choir sans une once de souplesse contre la racine d'un arbre et a étendu ses courtes jambes en se massant les mollets. Il a conscience de se montrer particulièrement cruel avec elle ; ou du moins, indifférent à ses sentiments. Ils n'ont pas besoin de marcher autant dans cette forêt enchantée. Cela ne leur permettra ni d'en sortir, ni d'en atteindre le bout. Tout est déformé ici, la réalité n'est pas une notion qui existe – la vraisemblance et la logique encore moins. L'endroit tout entier n'obéit qu'à la personne qui l'a submergée d'un puissant enchantement et à ses émotions.
Il lorgne vaguement sur la jeune femme. Même ainsi épuisée et dévastée par la tristesse qui s'accroche peu à peu dans son cœur, elle ne bronche pas, ne pose plus de questions pour économiser son souffle et ne lui réclame rien. Une résilience qu'il n'a pas beaucoup observée chez les mortels.
Tout à coup, Gabriel se raidit des orteils à la pointe de ses mèches blondes et analyse son environnement avec expertise. Il sent que la jeune femme se tend sur sa racine. Toute son attention de biche effrayée est rivée sur lui. Un problème ? paraît-elle s'enquérir. Il ne répond pas à sa question muette, ni ne s'intéresse à elle un seul instant. Sans sa magie, il est habitué à la nature, à ses flux éternels, et il pressent le début d'une avalanche de...choses qui ne lui plairont pas. Il ne saurait pas l'expliquer et c'est pourquoi il ignore Raina. Faudrait-il déjà qu'il comprenne son mauvais pressentiment. Une violente brise s'élève dans la forêt enchantée et il ouvre grand ses yeux pour embrasser chaque parcelle de terre, chaque détail, et écoute avec soin les alentours. Il ne discerne plus les discrets battements d'ailes de Mira. Pourtant, elle ne s'est pas éloignée. Il l'aurait entendue.
D'un étrange signe de la main, il indique à Raina de se lever. La pauvre hésite une fraction de seconde, trop longtemps à son goût, car elle ne saisit pas tout de suite ce qu'il attend d'elle. Alors, Gabriel fait volte-face, attrape son poignet et la hisse sur ses jambes en la tirant à sa suite. Elle glapit de surprise et amorce une interrogation agacée qui se perd dans sa gorge. Elle voit nettement la tension dans ses larges épaules, la colère sur ses traits, et la moue renfrognée sur ses lèvres. Elle se tait, docile, devinant qu'un événement impromptu se déroule en ce moment même et qu'elle doit s'estimer heureuse qu'il l'amène avec lui.
Ils progressent une dizaine de longues minutes, en ligne droite toujours, et Gabriel ne se détend sous aucun prétexte. Au contraire, une vague glacée brûle sa peau découverte tandis que le soleil brillant dans ce faux ciel ne répand plus un brin de chaleur. Mais, il ne s'agit pas là du froid de l'extérieur, de la température du véritable monde en dehors de cette forêt enchantée. Non. Ce changement drastique résulte d'un bouleversement bien au-delà de sa compréhension et concerne la personne qui les a enfermés ici. Finalement, il s'arrête pour laisser un peu de répit à Raina. Elle se tient le ventre, essoufflée. Le Fae oublie souvent combien ses jambes sont petites et elle doit constamment trottiner derrière lui pour le suivre.
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle, enfin. Sommes-nous en danger ?
— En danger ? répète-t-il. Oui, peut-être. Probablement. Je ne suis pas sûr. Contrairement à ce que l'on peut penser, mon ange, je n'ai guère été emprisonné dans une forêt enchantée par le passé. Certains ont évoqué leurs malheureuses expériences ou leurs farces absurdes, mais je n'en ai pas été la victime. C'est une première pour nous deux. Cependant, je maîtrise suffisamment le sujet des enchantements pour prédire la suite de notre séjour ici. Le chaos.
Elle frissonne violemment à ce mot. Gabriel ne sait pas si elle a froid ou peur. De toute façon, il ne possède aucun vêtement à lui prêter qui la réchaufferait et aucune parole réconfortante qui apaiserait son être alourdi par l'angoisse.
— Nous avons été définitivement coupés du reste du continent.
Raina ne mesure pas réellement combien cette nouvelle altère de façon drastique leur situation. Pour elle, ils étaient d'ores et déjà isolés, à cause de l'enchantement et à cause des vampires qui les surveillent dans le lointain. Gabriel, lui, évalue parfaitement le degré d'ennuis dans lequel ils sont piégés, et il oscille entre inquiétude et lassitude. Leurs regards s'entrecroisent le temps d'un clignement de paupière et en redressant la tête, toute la forêt s'est transformée sous leurs yeux ébahis. Le soleil est devenu lune sans éclat, le parterre de fleurs est devenu terre retournée et sèche, les arbres se sont décharnés et se sont alignés pour former de hautes haies impénétrables. Un labyrinthe.
— Bonne nouvelle, soupire Gabriel, les enchantements fonctionnent grâce au pouvoir, à la conviction et aux émotions de leur propriétaire. Cela signifie que si notre ravisseur est exténué, les défenses de son enchantement faibliront. Cette faiblesse prend la forme d'épreuves. Si nous parvenons à bout de ses épreuves, nous brisons l'enchantement. En d'autres termes, il faut agir vite avant que notre ravisseur se rende compte de son erreur.
— Mauvaise nouvelle ?
Elle a l'air abattu et Gabriel lâche un rictus narquois.
— Mauvaise nouvelle, les épreuves sont à l'image des émotions actuelles de notre ravisseur. Un labyrinthe ? Je parierais sur la confusion ou le désordre interne, ou les deux.
— Donc, si notre ravisseur entre dans une fureur noire...
Elle ne termine pas sa supposition. Gabriel acquiesce pour la forme. Il la sonde longuement, espérant qu'elle se prouve mortelle et fébrile, qu'elle fasse une crise, hurle, se déchaîne, pleure à chaudes larmes, mais...non. Toujours rien. Il ne l'admettra jamais, mais ceci l'interpelle et le choque profondément dans ses croyances et ses préjugés sur les Enchanteurs. Des êtres orgueilleux qui se terrent derrière leurs pouvoirs et agissent comme des brutes pour dominer et écraser les autres, mais qui ne sont en réalité que des imbéciles pleurnichards. Il déteste que cette fille lui démontre le contraire avec une force de caractère qui dépasse son entendement.
— Après toi, mon ange.
Un énième test qu'elle réussit haut la main. Raina fixe les haies de troncs entrelacés avec détermination et des foudres dansent dans ses yeux. Une tempête chamboule le calme de son océan. Avec un hochement de tête destiné à l'encourager, elle avance pas après pas dans ce labyrinthe. Il lui emboîte le pas à une distance raisonnable ; de quoi la pousser hors du danger si un drame devait lui tomber dessus et de quoi l'admirer sous toutes les coutures, pendant qu'elle découvre ce nouvel environnement sans faillir. Il compte le nombre de fois où elle ralentit, frôle un arbre pour s'assure qu'il est réel ou se stoppe net, immobilisée par une réalité qui appuie fort sur son dos fragile, mais elle ne se courbe pas.
Plus ils progressent dans ce labyrinthe, plus elle comprend et elle s'excite, prise dans l'engouement de cette première épreuve. Elle se rappelle, grave chacun des détails dans son esprits et se remémore chaque allée qu'ils traversent. Raina semble percer à jour le secret de ces haies et lorsqu'elle pivote pour consolider l'une des théories qui fuse dans ses pensées, Gabriel entraperçoit un sourire radieux. Contre toute attente, il se prend de passion pour cette lumière qui vient éclaircir son doux visage rond. Mais, il n'a pas le temps de la prévenir qu'elle décide de valider son hypothèse et se met à courir dans une direction et se retrouve face à un mur de roche. Un vrai mur sur lequel elle pose à plat ses mains tremblotantes de déception. Il arrive lentement dans son dos et chuchote, si bas qu'il se surprend à ne pas souhaiter la blesser :
— C'est un jeu mesquin. Le labyrinthe te fait croire à la logique, mais il n'y en a pas. Tu ne peux décoder aucun mystère dans l'emplacement des arbres et le positionnement des allées. La roche symbolise ton échec, je suppose.
Elle se retourne plus vite qu'il ne l'avait imaginé, les lèvres pincées, les sourcils froncés, l'air d'un chaton en colère.
— Je vais décoder le mystère.
Et sur ce, elle s'enfonce à nouveau dans une allée et recommence tout depuis le début. Il n'ose pas chercher à démêler les hypothèses qui s'accumulent dans son esprit étroit, ni même l'inciter à les partager à voix haute. Ce serait inutile et fatiguant pour lui. Gabriel songe à réitérer son avertissement, mais, dans son état, elle ne le balaierait d'un revers de main. Il la laisse se tromper une deuxième fois, et une troisième. Quand il la retrouve, après qu'elle est accourue dans une direction en pensant avoir vaincu le labyrinthe, son front tape contre la roche dans des mouvements contrariés. Il dégage une main de la poche de son pantalon et la place entre le mur et sa peau rougie. Raina est étonnée par ce contact, sursaute et recule, gênée par son propre entêtement.
— Vous aviez raison.
Elle ressemble trait pour trait à une enfant grondée qui s'excuse. Gabriel glisse un doigt le long de sa tempe pour rajuster une mèche dorée derrière son oreille. Raina rougit brutalement à cette caresse, et il rétorque :
— Ne prends pas cet air anéanti, mon ange. Suis-moi, je sais comment sortir d'ici.
Il avait présagé un sautillement de joie de sa part ou un remerciement soufflé, du soulagement en somme. Mais, sa moue tire sa révérence au profit d'une grimace irrité.
— C'est-à-dire ? Vous venez de trouver la sortie ? Ou vous saviez dès le début comment la trouver, et vous n'avez rien dit pour m'humilier ?
Il médite là-dessus une seconde.
— Ni l'un, ni l'autre, bredouille-t-il. Ma magie a beau être absente, je sens encore la forêt. Je peux nous diriger dans ce labyrinthe.
— Vous avez gaspillé notre précieux temps ! s'exclame-t-elle. Vous m'avez laissé y croire sans...
— Non, mon ange, je t'ai avertie que...
Sa langue claque contre son palais ; elle l'interrompt abruptement et pointe l'allée derrière lui, lui ordonnant de la sorte de se taire et de les guider hors de ce labyrinthe. La mâchoire de Gabriel se contracte en un claquement sec, mais se desserre rapidement. Peut-être qu'il n'a effectivement pas considéré ses sentiments. Encore. Il a jugé que cette expérience jouerait en la faveur, pour la suite. Qu'il fallait qu'elle s'aperçoive par ses propres moyens que la forêt ne lui autorisera aucune victoire facile, qu'elle devrait la revendiquer et se battre pour sa liberté. De toutes ses réactions qu'il avait envisagées, le ton et le bras autoritaires n'en faisait pas partie. Ils se toisent en silence jusqu'à ce que le Prince Fae tourne les talons et les conduise tous les deux vers la sortie.
Il se repère au vent, et en particulier à l'absence de bruit. Gabriel n'essaie pas de lui détailler ses sensations, ce sur quoi elle l'aurait questionné plus tôt dans la journée, avec sa curiosité débordante, sauf qu'elle se contente de bougonner derrière lui, le talonnant de près de crainte qu'il s'envole dans la pénombre sans elle et il n'a plus le goût de parler. À l'écho de leurs pas, de leurs respirations, aux raclements de gorge qu'il produit régulièrement et à sa fine ouïe, il détecte la sortie sans mal et après avoir tournoyé un long moment dans les allées, ils parviennent à un mur de roche devant lequel il s'arrête. Elle pouffe amèrement et hausse un sourcil de défi, ce à quoi il répond en touchant la pierre. Celle-ci s'effrite sous sa paume et voilà leur passage hors du labyrinthe. Ses joues s'embrasent d'un cramoisi, alors qu'elle prend conscience de son attitude, quelque peu puérile et surtout hautaine à son égard. Il ne commente pas et quitte les haies de troncs sans un mot.
— Je ne serai désolée qu'à condition que vous le soyez aussi, proclame-t-elle, soudainement.
Il diminue son allure, retrouvant le soleil, la poussière ambrée, les fleurs de toutes les couleurs et humant leur parfum avec délectation. Elle cesse de trembler de froid et se plante sous un épais rayon de lumière en se frottant les bras gelés. Sa peau a pris des teintes violacées, au contraire de la perfection blanche d'or de Fae.
— Je ne serai désolé qu'à condition que tu m'appelles par mon nom et que tu me tutoies.
Avec qu'elle ne puisse répliquer, il insiste :
— Je déteste qu'une mortelle agisse comme si elle était plus âgée que moi, ou supérieure.
Un sursaut typiquement mortel la saisit. On dirait qu'elle avait oublié l'être dangereux qui rôde autour d'elle. En réalité, il a lu en elle, de la première minute à maintenant, son désir de mettre de côté la guerre entre leurs deux peuples afin de survivre et si elle ne lui accorde pas la moindre confiance, elle préférerait le supplier et ramasser ensuite les morceaux de son ego brisé plutôt que de mourir seule ici. Raina acquiesce vivement et force la phrase suivante :
— C'est d'accord, Gabriel Thornheart. Je te remercie pour ton aide et je suis désolée de m'être comportée en gamine effrontée.
— Mais, tu es une gamine effrontée, mon ange. C'est bien normal.
Il l'aime mieux avec ses défauts de mortelle qu'avec la résilience et le courage d'une femme qui aurait bien plus vécu qu'elle, parce que cela voudrait dire que la vie n'a pas été facile avec elle et qu'elle en a déjà trop vu. Il vaut mieux se dire qu'une jeune femme a été épargnée de la guerre et qu'elle s'est épanouie dans un paisible village. Ceci était vrai, avant que les Wyverns ne dévorent Nouria de leurs flammes ardentes.
— Quant à moi, je suis désolé de t'avoir procurée une humiliation involontaire. Acceptes-tu mes excuses ? J'accepte les tiennes.
Elle ne l'écoute déjà plus et il se retient de soupirer. Seulement, ses orbes océan révèlent une pointe de nervosité, et elle guette un point fixe derrière lui. Gabriel ravale toute trace de lassitude de son expression et se tourne. Il oblige sa vision à se concentrer pour distinguer la danse d'une fumée opaque à l'horizon qui se propage jusqu'à eux. Avec un désespoir frustré, il l'interroge :
— Combien de temps peux-tu contenir ta respiration ?
— Hum ? Trois secondes ?
Il la dévisage par-dessus son épaule et peste en un geste théâtral, virevoltant pour se poster face à elle. La fumée se déplace vite et fonce droit sur eux. Raina s'agite déjà, braquant son regard paniqué de tous les côtés, prête à fuir.
— Il ne faut pas être un génie pour déterminer que la fumée représente la nocivité des émotions de notre ravisseur. Notre deuxième épreuve. Si nous fuyons, elle nous pourchassera.
De nouveau, elle s'apparente plus à une biche prise au piège qu'à une Enchanteresse. Elle secoue son poignet en maudissant le bracelet qui la prive de ses pouvoirs.
— Tu ne m'apprécies pas, mon ange, je suis au courant. Tu ne me fais pas confiance, non plus. Et c'est parfait ainsi. Mais, si tu tiens à la vie, laisse-moi faire.
Un point d'interrogation apparaît sur son front. Il inspire promptement et par réflexe, elle l'imite. Brutal et rapide, il plaque une main sur son visage, pour recouvrir son nez et sa bouche, et de l'autre, il la fait basculer sous lui, les allongeant dans les feuilles verdoyantes, l'empêchant de respirer. Ses yeux s'écarquillent et elle relâche un couinement de terreur à la fumée qui passe au-dessus de lui. Déjà son corps frêle se débat en quémandant de l'air. Sa poitrine est assaillie de spasmes et elle ferme les yeux pour se maîtriser. Peine perdue. Ses mains s'enroulent autour de son bras, mais il ne cède pas. Gabriel n'a pas besoin de boucher ses voies respiratoires, il contrôle chaque muscle de son être. Il lui résiste, même aux papillonnements de ses paupières. Elle sombre dans l'inconscience ? Après une vingtaine de secondes seulement ? Il n'en revient pas et confirme qu'elle ferait une très mauvaise nageuse en eaux profondes. Néanmoins, pour son bien, il ne la délivre pas de son poigne de fer. En revanche, il attire son attention en laissant tranquille son buste, qu'il maintenait au sol, et effleure délicatement son cou. Un frémissement l'oblige à rouvrir les yeux, et ils s'agrippent aux siens. Ils ne se quittent plus. Sa sérénité tempère l'anxiété dans son cœur palpitant de peur. Il rend cet enfer...un brin tolérable. Quoi que. Sa gorge est en feu, des larmes perlent sur ses tempes, et elle ne ressent plus rien dans ses membres engourdis.
Et subitement, elle est libre. Gabriel se détache d'elle pour que la jeune femme puisse s'asseoir, avalant de grandes goulées d'air, ne pouvant refouler un ou deux sanglots. Lui-même se remet à inspirer et expirer avec calme. Sans préambule, il empoigne sa main et la dépose contre son torse chaud, comme pour les réapprendre à respirer. Raina ne se dégage pas. Deux minutes se sont écoulées peut-être, le temps que la fumée disparaisse au lointain. Elle a cru y rester, à en juger par les larmes qui coulent malgré elle. Son simple toucher la réconforte. Une intuition lui souffle qu'il n'a pas forcément compris la nature de son épouvante. Ce n'était pas de manquer d'air. Rien à voir.
Raina était absolument horrifiée et affolée à l'idée de perdre le contrôle total sur elle-même, d'être contrainte par la main d'un autre à s'asphyxier. L'impuissance. Ce constat le frappe de plein fouet. Elle ne supporte pas de subir. Sûrement parce qu'elle n'a fait que ça toute sa vie.
— Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Si faible ! Si faible ! Tellement faible ! Une Princesse ?
Un rire sombre se diffuse autour d'eux.
— La Princesse de quoi ? Des larmes et des pleurnicheries ?
Ni une, ni deux, Gabriel s'est redressé et il encadre ses joues pour qu'elle le regarde.
— Tu n'as pas honte ? Il est à peine essoufflé et toi, tu respires plus fort qu'un bœuf à l'agonie. Pathétique.
— Arrête de penser !
La voix de Gabriel, rauque et incisive, vibre dans l'air. Pour toute réponse, Raina éclate en sanglots.
— Oh par tous les dieux ! Il peut entendre mes pensées. Oh bon sang !
Et elle continue à s'alarmer, donnant plus de puissance à la magie qui les attaque désormais. Une troisième épreuve ? Assurément. Mais à quoi rime-t-elle ? Si leur ravisseur les pousse, inconsciemment, à divulguer leurs pensées intimes, il se pourrait qu'il soit plongé dans une ignorance si cuisante qu'elle le rend fou. Fou de tout savoir, de tout connaître, désireux d'obtenir des réponses. Peu importe. Gabriel se fiche bien de cet homme ou de cette femme, de ce scélérat qui les a emprisonnés ici. Il se focalise sur Raina et permet à l'enchantement de le saisir, lui aussi, partageant ses pensées.
— Même en pleurant, elle est jolie. C'est affligeant.
Deux conséquences : étonnamment, il est ahuri par le compliment qui s'est faufilé hors de ses pensées, ayant présumé qu'il pourrait communiquer avec elle par ce biais, et non dévoiler certaines impressions – car cela sonnait bien comme un compliment mielleux ; et les joues de Raina se sont chargés d'un écarlate attendrissant, si bien que son esprit susurre sur un ton suave :
— Dieux qu'elle est mignonne. Une vraie petite biche.
Gabriel serre les dents rageusement et roule des yeux au ciel, s'apprêtant à refermer ses pensées, mais il est pris de court pour le rire aigu de Raina. Probablement la pression qui joue dans cette hilarité.
— Les Faes ne mentent pas, mais vous cachez bien vos pensées, ricane-t-elle.
Et puis, elle redoute de le vexer et reprend l'air le plus sérieux qui soit. Gabriel n'a pas bougé. Accroupi devant elle, à la scruter sans un mot. Son attention insistante embarrasse la jeune femme qui gigote par terre. Il est sur le point de lui offrir quelques conseils pour bloquer ses pensées, quand sa voix fluette s'élève à nouveau :
— Il veut me dévorer ou quoi ? Oh, je n'aurais pas bon goût. Il n'y a que de l'os ou du gras, je suis persuadée que je ne serais même pas juteuse.
Cette fois, c'est au tour de Gabriel d'éclater de rire et Raina cherche à s'enterrer dans le sol. Comment en est-elle arrivée à de pareilles pensées ? Aucun des deux ne le sait, mais elles amusent bien le Prince Fae.
— Invente-toi un mur mental. Un mur que tu peux palper, toucher, construire. Imagine-le tout autour de ton esprit et enferme tes pensées à l'intérieur. Si le mur est assez convaincant, la magie n'opérera plus sur toi... Ah et, je te goûterais volontiers, mon ange, mais pas en te mangeant. Ce serait très inapproprié de ma part.
— Me goûter ? Qu'est-ce qu'il entend par me goûter ? Ne me dites pas que... Oh, Dieux !
Il s'esclaffe à nouveau et elle le foudroie de ses orbes tempétueux, mains sur sa tête, en se répétant de ne plus penser. Un temps interminable s'écoule, mais elle ne réussit pas à bloquer ses pensées. À son grand regret, Raina ne réfléchit plus à rien d'étrange, décevant Gabriel qui était très diverti par cette épreuve. Toutefois, alors qu'elle le jaugeait, comme si elle aspirait à se transformer en lui, la voix redondante s'évapore peu à peu. À contrecœur, elle comprend ce qu'elle doit faire pour que cela marche et elle se laisse envahir par l'image parfaite du Prince Fae. La magie ne peut traduire en mot la beauté de cet homme et donc le silence retombe après une bataille interne conflictuelle. Il profite de cette tranquillité pour explorer le but potentiel de cette épreuve.
— Je soupçonne que notre ravisseur recherche une information, qu'importe ce dont il s'agit. Et si nous nous échangions quelques secrets, mon ange ? Je commence.
Un doigt sous son menton, Gabriel s'assoit confortablement parmi le coussin de feuilles et établit le nombre de secrets qu'il voudrait garder pour lui, pour toujours. Il sélectionne le plus terrible d'entre eux et se met à réciter l'histoire avec autant de nonchalance que possible :
— J'ai assassiné mes parents. Ils étaient cousins et très peu affectueux l'un envers l'autre. Deux êtres de la première génération des Faes, cruels et plein de vices. La haine des mortels vient bien de quelque part. Elle provient de cette génération, les premiers, ceux qui ne raisonnaient pas au long terme et ne voyaient pas les dégâts de leurs actes sur leur immortalité. Ils terrorisaient les mortels et se distrayaient en instillant la frayeur dans tout le continent. Il y a très longtemps, cette même génération a entamé des discussions sans fin pour abolir ce règne d'oppression. La deuxième génération, la mienne, a achevé cette entreprise en signant des traités ou en combattant nos aînés pour les restreindre à la docilité. Nous nous exprimons peu sur ses siècles d'abomination. Ils s'assimilaient à ce que vous nommez guerre civile.
Il marque une pause et l'étudie avec minutie avant de gronder :
— Tu n'en parleras pas, mon ange.
Un ordre. Elle opine du chef avec vigueur, peu encline à offenser des Faes. De toute façon, il faudrait d'abord qu'elle sorte de la forêt enchantée et qu'elle souhaite revivre les moments piégés ici avec quelqu'un d'autre. Non. À sa libération, elle ne se retournera jamais vers ces heures ou ces jours de captivité, sur les épreuves ou sur le Prince Fae. Elle peut le jurer sans craindre de casser sa promesse.
— En résumé...
Il est évident que Gabriel ne tient pas à s'épancher sur le sujet.
— ...mes parents ont refusé de s'agenouiller devant les nouvelles règles. En guise de représailles, ils ont massacré un village entier, d'Hommes innocents. Mes représailles à moi ont été tout aussi radicales. Un élan de colère qui nous a débarrassés d'un problème.
Il étire un rictus sardonique.
— Si cela peut te rassurer, mon ange, je ne mords plus et j'ai dompté mes...crises de colère. J'étais un enfant Fae plutôt instable, les deux cents premières années.
Elle se fend d'un gloussement désabusé. Un enfant ? Deux cent ans ? Clairement, les Faes et les mortels ne considèrent pas le temps de la même façon. Raina erre dans sa mémoire, en quête d'un secret digne de ce nom. Son peuple ne doit pas être au courant pour son acte meurtrier. Écoperait-il d'une punition, si longtemps après son crime ? Et quelle serait la sanction pour un parricide et un matricide ? Elle ne veut pas le savoir et amènera ce secret dans sa tombe. Toute timide, elle bégaie quelques paroles incompréhensibles, avant de prendre une minute pour mater la honte en elle :
— J'ai tué un garçon.
Gabriel hausse un sourcil, vouant peu de foi à cette affirmation. Et pourtant...
— Nous avons été attaquées, avec des amies, à Nouria. J'étais jeune et mon père nous avait menti, à mon frère et moi. Du sang a coulé et des fleurs ont éclos. J'ai appris ce jour-là que mon héritage était en partie Fae, même si je ne dispose d'aucun pouvoir. Ni compétence de ton peuple, ni immortalité, hormis ces fleurs qui prouvent mon ascendant si mon sang imbibe le sol. Je suis certaine, avec le recul, que mon père a menacé ou négocié ma paix avec tous les habitants de Nouria. Mon frère m'a assuré le bien-être en repoussant tous les dangers. Rehan m'a protégée et au final, personne n'a vraiment dit quoi que ce soit à ce propos. À l'exception d'un garçon qui est passé entre les filets de mon père et de mon frère. Plus âgé que nous, plus fort que moi. Largement plus. Il m'a suivie lors d'une promenade et m'a coincée avant que je ne rentre au village. Il m'a entraînée dans les ténèbres de la forêt et ce pendant des heures. Nous nous rapprochions dangereusement de l'ouest désolé et je tremblais, je pleurais, je me débattais, mais il me giflait ou me promettait d'envoyer sa clique pour en finir avec ma famille de souillés. Ses termes.
Raina verse une larme à ce souvenir et se masse distraitement la joue en se rappelant de la douleur de ses gifles. Gabriel contracte durement ses poings, mais ne l'interrompt pas.
— J'ai prétexté une envie pressante, en hurlant que je me ferai dessus s'il ne m'autorisait pas une pause. Il m'a jetée contre un arbre et m'a ordonné de...eh bien, de me soulager devant lui. C'en était trop. Trop humiliant pour que j'endure une seconde de plus avec cette ordure. J'ai mimé l'innocence qu'il attendait de moi et en revenant vers lui, j'avais une pierre dans la main. J'ai frappé...plusieurs fois son crâne. Cela ne l'a pas tué, mais il était sonné et j'ai pu m'enfuir. Rehan m'a rejointe par miracle. Tout Nouria était parti à ma recherche. Je n'ai jamais autant pleuré que dans les bras de Rehan. Il m'a reconduite au village et quelques jours plus tard, ils ont récupéré le corps de ce garçon. Il avait été mangé jusqu'à l'os par les loups sauvages et affamés, alertés par son sang frais. Au début, je n'avais rien dit aux villageois, au cas où si ce garçon revenait me tourmenter. Je ne voulais pas m'attirer l'antipathie des gens de Nouria. Lorsque j'ai su pour sa mort, je n'ai plus jamais rien dit à ce sujet. Ni Rehan, ni mon frère, ni personne ne sait pourquoi il est mort.
— Il est mort, car c'était un idiot, une raclure et tu ne dois plus être rongée par la honte, mon ange.
Cette réplique ne les soulage pas, puisqu'il a usé de ses pensées pour s'adresser à elle. Gabriel soupire lourdement. Non, pas les secrets. Pourquoi pas un classique, dans ce cas ? Mais, la jeune femme est secouée par son histoire. Une vague d'empathie le rattrape et dégèle un peu son cœur rendu rude par l'immortalité. Il l'enlace, à leur surprise commune. Pas trop non plus, elle pourrait se faire des idées. La voilà désormais rouge de ce contact et larmoyante de son passé. Il fait de son mieux pour avoir l'air enthousiaste et sûr de lui, pour clore cette épreuve.
— Peut-être notre plus grande peur, alors, propose Gabriel.
Mais, l'exercice est plus troublant qu'il n'y paraît. Il énumère des candidats éventuels : la mort, l'oubli, l'ennui. Ce dernier trône haut dans sa liste et pourrait l'emporter sur les autres, mais il ne formule pas cette réponse. Même dans son esprit, elle sonne creuse. À la place, il murmure, dépité :
— Je ne tiens à rien et par extension, je ne crois pas détenir de peur.
Il voit l'horreur peinte sur l'expression de Raina et sa réponse s'émiette à l'entente de la sienne. En fin de compte, elle avoue :
— J'ai peur de finir comme toi. Sans lien, ni attache. Seule et sans rien à quoi me raccrocher. La peur rend humain. J'ai peur de...de ne pas être humaine.
Humain dans le sens émotionnel du terme. Gabriel est bien plus chamboulée par sa confession qu'il ne l'admettra. Et il prononce à voix basse, blessé par sa propre constatation :
— J'ai peur de ne jamais trouver cette chose à laquelle me rattacherait et qui me rendra, non pas humain, mais...vivant.
Raina renvoie une pitié viscérale pour lui, si bien que ses yeux larmoyants le font grogner. Il reforge son masque d'indifférence et prépare un sarcasme de mauvais goût pour se dépêtrer de sa compassion, mais elle en décide autrement. Sans crier gare, elle se penche en avant, comble l'espace entre eux et embrasse tendrement sa joue, tellement proche de la commissure de ses lèvres qu'il est tenté de se décaler dans l'espoir d'un baiser passionné. Quand elle se sépare de lui, quand sa pensée le hante, quand il ressent la légèreté de sa bouche contre sa peau, quand il a envie de frôler là où elle a posé ses lèvres, Gabriel en conclut qu'il s'est mis dans un pétrin bien plus angoissant que cette forêt enchantée.
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