Prologue - To live is to die
C'était un jour de septembre, alors que la rentrée venait de ramener tous les gamins sur terre, Pierre était rentré fébrile chez lui, ses yeux dans le vide. Ses enfants, de six et huit ans qui étaient encore en primaire s'agitaient, et puis sa femme, dans le même cas que lui, était fatiguée. Pierre était sorti de la manufacture rue Jobin, avait marché quelques dizaines de mètres et était arrivé devant son immeuble. Il n'en revenait toujours pas, alors qu'il devait s'y attendre. Les bruits couraient depuis des années, et un plan social auquel lui et Catherine avaient réchappé avait été mis en place l'année précédente, malgré l'acharnement des délégués syndicaux. Et c'était maintenant son tour, tout comme le reste des employés. La manufacture délocalisait, en plus petit, supprimant les emplois. L'économie de ce quartier de la Belle de Mai s'effondrait. Tout le système entièrement fondé sur l'établissement rue Jobin allait fermer ses portes, laissant derrière lui des centaines d'employés, ainsi que leurs vies brisées. Des couples entiers y travaillaient, comme Catherine et Pierre. Qu'allaient-ils devenir ? Ce loyer à payer, allait-il rester sur la masse de papiers qui croulerait ? Et les gosses, et la bouffe ? Tant de questions qui s'agitaient dans la tête de Pierre, encore choqué de l'annonce de son licenciement. Pourtant, il fallait bien s'y attendre. Les syndicats avaient lancé plusieurs fois des appels à la grève, à manifester, et parfois même à bloquer le site... Mais jamais ça n'avait vraiment pris, et les seuls à jouer le jeu étaient les anarcho-syndicalistes qui sortaient dans la rue au moindre communiqué de presse de leur organisation favorite. Les délégués syndicaux de chez FO, la CGT et la CFDT s'étaient battus pour négocier et trouver un commun accord, mais les lignes réformatrices de la CFDT et de FO juraient avec la ligne de la CGT qui se voulait plus offensive.
Dans la rue, une voiture s'était arrêtée, étatique, devant une supérette. Elle diffusait sur l'autoradio la musique de Metallica qui datait déjà un petit un peu. Le début de la ballade To live is to die, de l'album And Justice for all. En tout cas, la justice pour tous, ça n'existait pas pour les ouvriers, pensa Pierre, dans un petit rire qui n'avait rien de joyeux.
Alors quand Pierre était rentré dans l'appartement où ses deux gamins se chamaillaient et où sa femme faisait à manger comme à l'accoutumée, il avait eu envie de pleurer. Parce que rien ne serait jamais pareil, que Catherine serait bientôt elle aussi chômeuse, et qu'ils n'avaient aucune réponse à apporter à leurs interrogations. Changer d'appartement pour en trouver un plus petit ? Impossible, le leur était déjà beaucoup trop petit pour quatre. Partir de la ville ? C'est vrai, rien ne les retenaient, et puis les loyers étaient beaucoup moins chers vers Aubagne, ou en pleine campagne. Ici, ils avaient toujours eu l'avantage d'avoir leur lieu de travail à cinq minutes, mais c'était maintenant un temps révolu.
— Catherine... Ça y est...
— Hein ? Quoi ? Y'a quoi ?
Catherine se posait là, devant lui, au milieu de la minuscule cuisine, tenant sa cuillère avec fermeté. Elle avait un petit air sévère, à cause de ses cheveux coupés à la garçonne, qui entachaient ses yeux vert et ses imperfections sur son visage, alors qu'elle n'avait que trente et quelques années. C'était l'usine qui l'avait fait vieillir plus vite, qui avaient fait devenir son corps fatigué.
— Ils m'ont viré.
Pierre n'avait pas eu l'aisance de parler avec un vocabulaire soutenu, comme il l'aimait le faire pour se marrer de l'attitude rieuse qu'avaient les bourgeois. Il aurait voulu pouvoir prononcer « ils m'ont congédié » avec ce petit sourire moqueur qu'il aimait arborer. Il avait entendu Catherine jurer, mais ne s'en était pas inquiété. Pour le moment, il voulait être seul. Et la chambre conjugale était parfaite pour développer ce genre d'activité, et aussitôt, il s'enferma dans la pièce.
— Nicolas ? Aurélien ? On mange ? Vous allez être contents, j'ai fait des pâtes à la bolognaise !
Pierre entendit ses deux enfants courir jusqu'à la cuisine pour dévorer leur plat préféré, et pour une fois, ce raffut le fit sourire. Ses gosses restaient ses gosses, même s'il venait de se faire virer à cause d'un piteux plan social que les délégués syndicaux n'avaient pas réussi à empêcher.
— Pourquoi Papa il mange pas avec nous ?
Pierre avait entendu la question de son fils à l'autre bout de l'appartement, et c'est dire à quel point il n'était pas très grand, ni très bien isolé. Dans ces mots, toute l'innocence du gamin de six ans ressortait, il ne savait pas à quel point perdre son emploi pouvait impacter son quotidien.
— Vot' père... Il est triste, vous savez, les garçons. Et d'ailleurs, peut-être que vous allez manger des pâtes plus souvent, maintenant...
— Chouette ! J'adore les pâtes, affirmèrent en chœur les deux frères.
Catherine esquissa un sourire de tristesse. Voir ces deux gamins heureux alors que leur vie allait prendre un tournant – et pas dans le bon sens, ça lui donnait envie de pleurer. A quoi bon faire des gosses si on n'est même pas capable de les élever, de leur permettre de dépasser le niveau de vie de leur parent ? Habituellement, les parents se rendaient compte que leur progéniture finirait avec le même emploi qu'eux, que jamais ils ne pourront gravir une seule marche de l'ascenseur social. Ce fatalisme, elle l'avait déjà, elle sentait que ces gosses termineraient comme elle, à l'usine, alors qu'ils avaient la vie devant eux pour prouver le contraire. Elle ne savait pas vraiment comment elle allait faire face à la misère qui les attendait, qui allait probablement décimer la famille qu'elle avait tenté de construire.
Pierre avait lui aussi sourit tristement. Il s'était retourné vers sa fenêtre, et avait ouvert le loquet. Dehors, le climat était doux, par ce mois de septembre où le soleil commençait doucement à se coucher. L'activité et les bruits de la ville étaient nombreux rue Jobin, une des rues les plus animées de la Belle de Mai où le métissage se faisait ressentir et où de nombreuses langues étaient parlées, c'était un peu leur Barbès à eux.
Pierre ne fumait pas, il n'en trouvait pas l'intérêt. Mais sur le moment, il avait juste envie de s'en craquer une. De descendre chez le buraliste juste en bas, et de décompresser avec une Gitane en bouche. Mais Pierre, ce qu'il préférait, c'était l'alcool. Celui qu'il pouvait faire distiller chez ses parents avec ce droit de fermier qu'ils avaient encore. Pierre ramenait ensuite les bouteilles en verre dans l'appartement marseillais. Catherine n'était pas vraiment ravie de voir débarquer son mari avec des litres d'alcool fort, et ces bouteilles étaient méticuleusement cachées derrière les vêtements de Pierre, proposant un large panel de boisson. De la Vodka, du Ricard ou du Cognac venaient parfois donner de la diversité au sein du buffet, mais en voyant le nombre indénombrable de bouteilles, Pierre se disait qu'il pourrait les vendre ou ouvrir une discothèque avec son stock, ou tout du moins fournir la boisson aux usagers. Ces habitudes étaient telles que dès qu'il avait un coup de blues, il sortait sa bouteille et son verre et se servait devant cette rue animée où il pouvait voir son lieu de travail. Endroit du quel il s'était fait littéralement jeté à la porte quelques heures plus tôt.
Le père de famille entendait des rires tantôt, des bruits d'assiettes fracassées à d'autres, les murs de cet appartement étaient décidément mal isolés, et l'homme finit par comprendre que les deux enfants étaient couchés, bordés dans leur lit superposés et qu'il pourrait maintenant parler en toute tranquillité à sa femme, même si les murs étaient fins, mais les bambins devaient déjà être envoûtés par un profond sommeil.
— Tu t'es encore soûlé je suppose ? Si c'est pour parler avec un mec bourré, repasse plus tard. J'en ai marre que tu ne fasses pas attention à toi. Aujourd'hui, t'as bu quelques shoots, mais demain ? Tu seras violent ? En plus tu te bousilles la santé... Moi aussi je vais perdre mon emploi, et pourtant, j'ai pas un comportement aussi enfantin que le tien, je continue de faire la bouffe, parce que oui on a des gosses, je te le rappelle, et j'essaie de tenir debout droit dans mes bottes ! Alors arrête avec ton égoïsme, Pierre, parce que là, j'en peux plus.
Pierre n'avait pas répondu à l'accusation de sa femme. Il l'avait toisé du regard quelques instants, avait récupéré sa veste qui traînait à l'entrée, et il était parti. Il avait quitté l'appartement familial avec sa veste et son portefeuille, et il avait descendu l'immeuble. Il avait salué Ahmed, ce Maghrébin qui habitait dans l'immeuble d'en face et avait remonté la rue en passant par la manufacture. La nuit arrivait peu à peu, les lampes étaient allumées dans les foyers et les lampadaires éclairaient peu à peu la chaussée en béton. Pierre marchait sans cesse pour arriver à Noailles, dans les rues du centre-ville à proximité de la Canebière. La rue qu'il traversait avait les airs d'une des rues de la Goutte d'Or, à Paris, avec les nombreux shops vendant des djellabah et autres longues robes de couleurs pastels, bien que la gentrification s'opérait peu à peu. Une boutique proposait des tresses africaines à prix cassé et une mosquée qui ressemblait à un garage était située à côté. Les immeubles arboraient leurs longs volets de fer battant gris parfois fermés à cause de la chaleur ou de la soirée. Pierre avait eu envie d'entrer dans un PMU pour s'acheter un paquet de clopes, des Gitanes comme ce qu'il avait fumé quand il était gosse, au début des années soixante-dix, alors qu'il n'avait que dix-sept ballaise. Ils fumaient, lui et des potes ces Gitanes dans les hangars, sur les bottes de foins après leur dur labeur des moissons. C'était le bon temps... Puis il avait rencontré Catherine, et toutes ces âneries s'étaient arrêtées.
Sous le soleil éclaté de la cité phocéenne, à la Plaine, les habitants désertaient le quartier pour rentrer dans leur piteux appartement menaçant de s'écrouler, emportant les immeubles et les vies en entier.
Et puis Pierre continua d'errer, passa de la place Jean Jaurès à la rue d'Aubagne, où les immeubles menaçaient de tomber. L'homme tentait de se calmer doucement, et continua de marcher dans les rues, au soleil couchant.
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