Chapitre 6
Aurélien s'était réveillé grâce à la lumière du jour qui passait par les carreaux propres de la pièce. Il rabattit vite la couette en sortant du lit – même s'il y serait resté bien longtemps – et parti à la recherche de sa grand-mère dans la petite maison. Elle était installée à la table de la cuisine, sirotant un thé. Dès qu'elle vu son petit-fils entrer dans la pièce, un sourire vint illuminer son visage et elle s'empressa de se lever pour lui proposer de quoi manger.
— Salut mamie... J'ai dormi longtemps ?
— Il est neuf heures mon chou. Tu as bien fait de dormir.
— Mais... Tu aurais pu me réveiller...
— J'ai appelé ta mère. Si tu veux, on peut aller dans la Camargue ou les Cévennes, le grand air ça pourrait te faire du bien. Enfin, si tu préfères rester ici, y'a pas de soucis. Je te ferai des gaufres.
— C'est gentil Mamie. C'est beau les Cévennes. Mais c'est loin, non ?
— Si on va à Saint-Jean-du-Gard, deux heures. Si on part dans une demi-heure, on arrive vers onze-heure trente. On pourra alors se balader. Je prépare le pique-nique.
— OK. Ouais, ça me dit bien.
Aurélien était ensuite parti dans la salle de bain pour se doucher et avait revêtu le sweat, le caleçon et le jean qui traînaient dans un tiroir d'une armoire. Il avait rejoint sa grand-mère qui l'attendait dans l'entrée avec un sac plein de bonne chose pour le pique-nique.
— Merci Mamie. Un bon dimanche entre nous... Tu me ramèneras à Marseille ensuite ?
— Oui, bien sûr. On doit quitter le coin du Gard vers dix-sept heures.
Odette allait devoir refaire quatre heures de route et l'essence qui allait avec, mais c'était pour son petit-fils, et elle ne voulait pas compter pour sa famille. La vieille dame avait hésité à mettre l'autoradio avant de demander à Aurélien ce qu'il préférait.
— Comme tu veux, avait répondu à la sollicitation Aurélien.
— Ça te va France Culture ?
— Mumm... Vas-y.
— Merci.
Odette avait enclenché le bouton de l'autoradio et n'avait pas eu besoin de changer de station. Sa Renault restait toujours avec France Culture enregistrée, et personne ne venait changer quoi que ce soit dans ses habitudes.
Le paysage défilait derrière les vitres teintées de traces, mais cela ne dérangeait pas du tout Aurélien qui regardait, rêveur, le paysage et les arbres autour de la nationale. Il fallait qu'il se fasse à l'idée que Zacaria allait déménager. Il partait. Le jeune garçon avait du mal à assimiler. Dans sa vie, il y avait ses amis. C'était en quelque sorte sa passion. Se rendre au parc de la Maternité après les cours et s'amuser jusqu'à ce que le soleil se couche et que rentrer chez ses parents devienne une obligation. Et cette passion, il la partageait avec Clément, Dino et Zacaria. Ce dernier quittait la ville et le quartier qu'il connaissait depuis toujours, et puis surtout ses amis, ses frères, ceux qu'il connaissait depuis la maternelle. Alors oui, il retournait sur sa terre natale. Mais ses compagnons d'armes ? Ses amis ? Grâce à eux, il avait réussi à vivre pendant quatorze ans, et maintenant il allait se retrouver seul. Il se mit à frémir.
— Aurélien ? Tout va bien ? demanda Odette
Le gamin avait envie de répondre non. Il ne savait pas ce qu'il l'empêchait, après tout. Une convention sociale ? Le fait qu'il n'avait jamais répondu « non » à un « Ça va ? » ? Il ne savait pas. Alors, finalement, il se lâcha. C'était sa grand-mère, après tout. Celle chez qui elle passait ses mercredis à manger des gaufres dans sa cuisine et à jardiner avec son grand-père, qui lui était déjà parti dans les airs.
— Non, Mamie. Ça ne va pas. Ou alors, ça ne va plus. Je perds mon meilleur pote, mon frère que j'ai choisi. Je ne peux pas bien aller. C'est comme toi quand tu as perdu Papi...
— N'exagère pas, Aurélien. Et puis tu pourrais toujours le revoir.
— L'Italie, c'est loin. Et puis, il ne pourra plus jouer avec nous à l'école. Je veux pas ! Et après, il va se passer quoi ? Dino aussi, va s'en aller ? Clément partira loin dans un bon lycée et moi je vais rester seul ! Seul dans la Belle de Mai ! Il n'y a rien ! Je veux pas !
Aurélien allait péter un câble. Il ne savait plus ce qu'il voulait. A côté de lui, sa grand-mère, était désemparée. Elle ne savait pas quoi faire, la vieille dame voyait juste son fils dans le déni, qui n'acceptait pas que son grand ami reparte sur sa terre natale. Enfin, la terre de ses parents. La sienne, c'est la Belle de Mai.
La voiture filait sur la nationale cent-treize, à quelques kilomètres d'Arles.
— Bon.... Mon chéri, on est à trente bornes de Nîmes. Tu veux que je t'achète un truc dans un commerce ? Il y a un truc qui te ferait plaisir ? Une viennoiserie, un magazine...
— S'il y a un truc qui me ferait plaisir, ce serait que Zacaria reste à Marseille.
— Bon. On arrive.
Quelques minutes plus tard, la Renault s'était garée dans un crissement de pneus sur un parking du centre-ville. Odette avait bataillé pour sortir Aurélien du siège passager, et le garçon avait fini par accepter de se rendre dans la boulangerie la plus proche. Sa grand-mère avait pris une baguette et deux pains aux chocolats. Elle avait emmené son petit-fils sur les quais de la Roquette aux bords du Rhône pour déguster ensemble les mets.
— Je vais te raconter quelque chose, Aurélien. Quelque chose de si personnel que même ta mère ne le sait pas.
Aurélien acquiesça silencieusement. Il écoutait solennellement sa grand-mère.
— Tu sais, j'ai vécu toute ma jeunesse à Valence. Mes parents tenaient une oliveraie, et ils étaient plutôt bien lotis. J'allais me marier avec un homme très gentil et sympa, beau, et instruit, je l'aimais bien, mais je ne voulais pas faire ma vie avec lui. Pour moi, c'était plus un ami qu'autre chose. J'ai rencontré ton grand-père dans un simple bal alors qu'il passait quelques jours chez un cousin à côté de Valence. Je suis tombé sous le charme. Et je suis parti loin. J'ai fui. Je suis allée à Martigues avec Hugues, et ils m'ont accepté. Ses parents n'ont rien dit, ils ont juste demandé qui j'étais. Et à partir de là, j'étais de leur famille. C'est un peu résumé, mais ça c'est passé un peu comme ça. J'aidais pour les tâches et pour le poisson. Je n'avais plus aucuns liens avec Valence...
— D'accord, mais... Pourquoi tu me racontes ça ? Enfin, je veux dire, pourquoi ça maintenant ?
— Je sais pas. Je crois qu'il fallait que ça sorte, que je le dise enfin. Et puis, pour Zacaria... Nos histoires se ressemblent un peu, finalement... Ce sont des histoires de gens qui s'en vont. Qui partent, qui fuient. Quelque chose, ou quelqu'un. La Belle de Mai... Ton quartier. Tu as bien vu quand la manufacture est tombée. Bon, c'est vrai, tu étais petit. Mais c'était toute l'économie qui s'effondrait. Je t'assure que c'était horrible. Finalement, l'idée du prolétariat n'avait jamais été aussi vraie. Les gens se faisaient virer un à un ou avec des plans sociaux qui pleuvaient. Avant, ils étaient enfermés dans leurs classes sociales. Ils étaient autant pauvres que les autres. Ils étaient payés une misère sans avoir forcément un temps pleins, t'imagine, ça faisait pas beaucoup de francs à la fin du mois. En plus, par-dessus le marché, ils travaillaient une semaine sur trois en pleine nuit, en trois-huit. Tu ne te souviens peut-être pas, mais tes parents n'étaient pas dans la même équipe pour vous garder, en décalé, toi et Nicolas. Je t'assure pour l'avoir vu que les conditions de travail étaient piteuses et exécrables. Je regrette pour ta mère de pas être resté à Valence. Je suis égoïste. Je n'ai pensé qu'à moi et mon amour pour Hugues quand je suis partie avec lui à Martigues, pratiquement sur un coup de tête. Si j'avais continué ma vie à Valence, j'aurais repris l'oliveraie avec Gustave - mon petit frère dont je n'ai plus aucunes nouvelles – puis ta mère ou Boris l'aurait repris aussi, et plus tard encore, toi et Nicolas auraient pu la reprendre, c'était une entreprise de famille. Mais à cause de moi, tu survis dans ta geôle dans ce quartier sans avenir de Marseille. Et en plus, tu perds ton meilleur ami. Si j'étais restée à Valence... Rien de tout ce qui t'arrive mon chou ne serait arriver. Si tu en es là, c'est à cause d'une gamine de vingt-trois ans qui ne savait pas prendre de décisions rationnelles.
— Mais Mamie, tu racontes quoi ! Bien sûr que t'as bien fait ! En plus grand-père était l'amour de ta vie, et c'était sympa, aussi les poissons. Pas le même style que les olives, d'accord. Mais tout de même intéressant. Si t'étais restée à Valence, Maman ne serait pas Maman et je ne serais pas Aurélien. Regarde, je suis bien parti à Valence sur un coup de tête. Pas pour y vivre ma vie, juste parce que je trouvais ce nom de ville sympa pour ma pseudo fugue. Et c'est marrant parce que c'est le nom de ta ville.
— Oui. T'es gentil, mon chéri. On reprend la route ?
— D'accord.
Odette et Aurélien avaient presque ouvert simultanément leurs deux portes et la vieille dame avait rallumé le moteur. Le jeune garçon s'était tu et avait regardé une nouvelle fois le paysage.
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