Chapitre 39
Ichrak se promenait dans les rues de Noailles et du Panier. About a girl, un titre de Nirvana, résonnait dans ses oreilles, sur ce walkman acheté chez le disquaire qu'elle aimait tant. Il lui avait fait sa promo et après quelques secondes de réflexion, elle avait craqué, marmonnant un « d'accord, je vous dois combien ? ».
Les immeubles standards s'enfilaient, les commerces attrape-touristes aux devantures refaites accueillaient des gens à la peau rougie qui se faisaient avoir pour acheter une babiole, qui, une fois rentrée en banlieue parisienne n'allait plus servir. En écoutant de la musique sur son walkman acheté à prix cassé, elle voyait la ville autrement et ces rues de l'hyper-centre qu'elle connaissait par cœur prenaient une autre tournure, un autre goût dans la bouche. Elle explorait les ruelles qu'elle ne connaissait pas encore, même si leur nombre se réduisait jour après jour. Marseille n'avait plus de secrets pour elle. La jeune fille avait mal aux mollets à force de parcourir autant de kilomètres chaque jour, souvent sur des rues en pente. Elle s'était musclée au fur et à mesure, mais faire cette randonnée quotidiennement, c'était difficile. Alors, tranquillement, elle s'était retournée vers la Belle de Mai, en remontant par Saint-Lazare dans des rues aux immeubles à la façade noircie qui ne semblaient tenir que par une chance inouïe. A la Belle de Mai, elle avait découvert un attroupement autour de son immeuble, d'abord les pompiers et leurs combinaisons rouge qu'ils arboraient même avec le temps qu'il faisait en plein été, puis ses voisins qui paraissaient désœuvrés et en colère, et dans un coin, sa famille qui se mettait en retraite. Ça gueulait, et eux, ils ne pigeaient pas grand chose au français. Elle s'était approchée en courant de sa mère, et lui avait demandé ce qu'il se passait. Elle avait compris qu'il y avait de l'amiante dans le bâtiment, vraiment beaucoup, et qu'ils allaient être relogés provisoirement dans l'hôtel top budget au sud de la Belle de Mai, vers le parc Longchamp. Elle semblait paniquée. Autour d'elle, son frère observait la scène les yeux vides, et son petit frère braillait. Le père était parti voir ce qui se tramait, autour de l'attroupement et Ichrak s'était enfilée dans la mêlée. Sa famille n'avait eu le temps que de récupérer quelques affaires, et tous les objets de la jeune fille étaient restés dans l'appart. C'était la pagaille, le proprio se battait contre les autorités, il disait qu'il n'avait jamais entendu parler du problème – malgré les très nombreux signalements des locataires, qui vivaient dans cette insalubrité constante, cette humidité qui rongeait les murs, le moisi qui s'implantait autour des fenêtres. Et en plus de ça, on nous disait qu'il y avait de l'amiante dans les murs. C'était une asso qui avait fait plonger le proprio qui retardait les travaux depuis dix ans, laissant les locataires sur le carreau. C'était au cœur du centre-ville de Marseille, où les classes populaires étaient encore nombreuses et les familles n'avaient pas l'argent pour se reloger. Les appartements étaient petits, le proprio, à son arrivée, avait redécoupé les logements déjà existants. Finalement, après des négociations ardues, les habitants purent récupérer quelques affaires, des vêtements, des cartes de séjour – si l'on n'avait pas ses papiers. L'hôtel où ils devaient être relogés pour quelques semaines, le temps des travaux était loin. Ichrak était déjà passée devant plusieurs fois, il était situé sur un boulevard passager, avec le tram qui y circulait. Les radins de proprios n'avaient trouvé qu'un piteux hôtel, pire qu'un Ibis budget. C'était un bâtiment qui paraissait lugubre, les couloirs étaient étroits et sombres, les chambres elles aussi en piteux états. Ca changeait de leur appart, plaisanta Ichrak. Et on n'aurait pas pu lui donner tort. La peinture s'effritait, les deux chambres qu'on leur avait filé étaient certes attenantes, mais les plafonds étaient bas, la surface habitable devait être de seulement quelques mètres carrés. Ils étaient au dernier étage, dans un deux-pièces mansardées qui devait être à l'origine un grenier. Ichrak allait partager la chambre avec son grand-frère, dans un lit superposé qui était dépourvu d'échelle pour grimper sur la couchette supérieure. Des lattes du sommier étaient cassées et la jeune fille qui dormait sur la première couchette avait l'impression que le matelas du haut pouvait lui tomber dessus à tout moment. Les deux chambrées étaient à l'origine prévues pour quatre, et les gérants de l'hôtel avaient consenti à leur amener un matelas qui puait le moisi pour le plus petit des gamins. Ichrak ne se sentait pas dans son élément. Et puis elle était loin de son quartier, qu'elle avait déjà mis du temps à apprivoiser. Encore un énième endroit où s'acclimater. Depuis l'Irak, elle en avait connu des lieux. Des camps de réfugiés, des plans éphémères, illégaux ou non, des petits logements, et enfin l'appartement de la Belle de Mai. C'est vrai qu'il était petit, une petite trentaine de mètres carré, qu'ils vivaient entassés, que l'habitat était indigne. Mais étrangement, elle s'y sentait bien. Ils avaient recouvert les murs de draps et de tissus qui rappelaient l'Orient pour cacher les champignons qui pullulaient. On se serait cru dans un cocon douillet entre la kitchenette, la chambre et le salon. On s'y était habitués, simplement. Les cloisons fines entre les pièces et l'appart des voisins, un couple d'immigrés Bosniaques. On les entendait copuler parfois. Mais c'était toujours mieux que de dormir dehors, disait sa mère quand il lui arrivait par malheur de se plaindre, et elle avait raison. Elle et sa famille avaient un toit, avec de l'amiante dans les murs, mais ils avaient un toit.
Ichrak, après avoir rangé toutes ses affaires sur les étagères précaires qui menaçaient de tomber dans sa nouvelle chambre, avait prévenu ses parents qu'elle sortait. L'hôtel l'oppressait, comme chaque endroit fermé. Elle avait besoin de bouger, de pouvoir respirer. Et cette mansarde avec un ridicule velux, ça n'aidait pas vraiment. Elle avait beau l'avoir ouvert dès qu'elle était arrivée dans la pièce, l'odeur âpre du renfermé y flottait encore. Et puis, il faisait encore jour, et elle devait retourner à la Belle de Mai pour téléphoner à Auré. Elle avait son numéro sur un post-it qui restait tout le temps dans sa poche. En plein mois de juillet, il n'y avait pas grand monde qu'elle connaissait dans le quartier. Non pas qu'il soit désert – rares étaient les personnes qui partaient, et par cela, aller chez ses grands-parents relevait d'une chance inouïe, mais le quartier et ses rues prenaient juste une teinte estivale, avec un soleil pimpant qui brûlait les toboggans des parcs, les bancs, et le mobilier urbain. On vivait au ralenti. Les jeunes sortaient rarement avant midi, parce que le matin ils pionçaient et glandaient. Avant seize heures, c'était du suicide de se balader, le soleil était à son zénith, alors on squattait chez un pote, on jouait à la play, on s'occupait. Après seize heures, les commerces rouvraient, et le raffut durait jusqu'au milieu de la nuit. Ce rythme de vie nocturne et estival, on l'adoptait pendant deux mois, à la Méditerranéenne, pendant lesquelles le quartier se transformait un peu au gré des vacances et de la chaleur.
Ichrak avait composé le numéro d'Aurélien sur sa carte prépayée, priant pour qu'il décroche. Depuis qu'il était parti chez ses grands-parents, il était rarement chez lui, il était plus occupé à explorer la campagne avec son cousin. Elle avait redressé son bandana rouge et avait saisi le téléphone bleu marine. Elle avait d'abord eu la grand-mère de son ami, elle s'était présentée avec des mots qu'elle avait déjà pesés à l'avance à la vieille dame avant d'avoir Auré au bout du fil. Ils avaient échangé quelques nouvelles lambdas qui auraient pu être données par n'importe qui, puis Ichrak avait rompu cette mascarade, était entrée dans le vif du sujet. Elle avait dit qu'elle avait passé la soirée du douze avec Dino et Zacaria qui étaient venus de Bari, qu'ils lui avaient dit de passer le bonjour. Et elle avait aussi annoncé qu'elle était partie de chez elle à cause de l'amiante qui rongeait les murs.
— Sérieux ? Ils vous ont viré de chez vous en plein mois de juillet pour ça ? Mais ils vont pouvait faire les travaux alors que tout le monde se dore le cul à la plage ?
— J'en sais rien. Ça risque de bien trop traîner cette histoire. A peine commencé, c'est déjà le bordel, et ils risquent de prendre beaucoup trop de temps. Enfin.
La conversation avait dérivé, sur les derniers tubes sortis, Auré avait chantonné I will Survive, l'hymne des bleus – même si le titre datait des années disco - et Ichrak avait répondu qu'elle en avait ras-le-bol de cette chanson qui passait tout le temps. Elle lui avait sorti un titre qu'elle avait en VHS qu'il ne connaissait pas, un truc d'un groupe Danois pas très connu. C'était souvent comme ça, Ichrak sortait des tubes qui sortaient en CD sans faire de ventes. Des groupes amateurs qu'elle s'évertuait à suivre, avec le peu d'infos qu'elle avait, ou qu'elle pouvait trouver auprès du disquaire, lui aussi passionné de rock et de blues. En ce moment, elle écoutait pas mal System of a Down et Adam and the Ants, un groupe punk anglais des années quatre-vingt.
La jeune fille était sortie de la cabine et était retournée devant chez elle. L'immeuble semblait encore habité. La voisine du deuxième avait abandonné ses chats et les avaient confiés à dieu sait qui. Le vieux du quatrième qui perdait l'usage de la parole devait être complètement désorienté dans sa nouvelle chambre d'hôtel, où devait s'entasser les vestiges d'une vie passée à produire des cigarettes, comme presque tous les anciens qui vivaient à la Belle de Mai. Des prolos qui habitaient dans des appartements insalubres, avec une pension de misère. Ils étaient vieux, avaient perdu leur femme ou leur mari, sans doute morts d'une maladie liée à leur ancienne activité sans qu'elle soit reconnue comme maladie professionnelle par la Sécu. C'était le même schéma qui semblait sans cesse se reproduire, et c'était désespérant. L'ascenseur social n'était qu'une infamie inventé par les dirigeants pour donner un peu d'espoirs à ces pauvres gens, le regard rivé sur l'Amérique et leur American Dream. Les nouvelles générations trouvaient du boulot mal famé, les jeunes tentaient leurs chances dans les emplois jeunes que le gouvernement avait mis en place, sans même y croire. Le ghetto restait le même, la situation économique était loin de s'améliorer.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top