monstrance 2/2
De retour dans la grosse voiture des filles, Ludovic tentait de dissimuler son appréhension derrière ses sourires francs et son humour léger. Le Théâtre de la Cathédrale était situé dans une rue qui fut jusqu'à encore récemment une voie passante et bien fréquentée. La mode de l'art déco déclinait et la déconvenue de l'imposante bâtisse avait transpiré alentours, comme si sa mauvaise réputation avait infusé toute la zone urbaine. Les becs de gaz étaient désormais mal entretenus et certains demeuraient même éteints. Le groupe de jeunes gens s'attendait à trouver une foule de spectateurs patientant jusqu'à l'ouverture pour assister à la dernière représentation nocturne, mais la rue était déserte. Quelques vieux journaux et anciennes affiches trempés jonchaient le sol. Une lucarne discrète à la lumière vacillante indiquait la porte d'entrée. Le chiche éclairage public ne rendait pas du tout honneur à la majesté de l'architecture. Les arabesques de cuivre et de laiton du portique avaient terni par manque de soin évident.
Alors qu'ils s'apprêtaient à pénétrer l'édifice, un mendiant loqueteux empoigna Jonas et voulut les dissuader d'entrer. Son discours incohérent le mettait en garde contre les horreurs qui se jouaient à l'intérieur. Ludovic l'éloigna doucement du bout de sa canne.
— Allons ! se moqua Jonas. On dirait bien que le spectacle commence déjà dans la rue. Quelle tentative minable. Vous pensez réellement qu'un clochard pouilleux me fait de l'effet ? C'est ridicule.
L'intérieur de la galerie était dissimulé par d'épaisses tentures noir et bordeaux. Quelques liserés de satin doré peinaient à lutter contre l'aspect lugubre de ce hall improvisé. Le guichet prenait la forme d'une cabine maladroite illuminée de l'intérieur par un candélabre aux bougies rachitiques. Personne ne les attendait pour les accueillir.
Ludovic donna trois coups secs de sa canne contre la tablette du guichet. Un rideau de velours usé glissa et un homme entre deux âges leur adressa un regard peu amène.
— Oui ? C'est pour ?
Jonas étouffa un juron.
— Un de vos employés nous a invité à assister à la représentation de ce soir, expliqua Joséphine. Un grand homme, très élégant. Il nous a remis ce carton.
Le guichetier lorgna l'affichette.
— Pour quatre fauteuils, ça fera six francs.
— Six francs ! s'exclama Jonas. Vos affiches indiquent quinze sous la place ! Pourquoi vous nous réclamez le double ?
— C'est la séance de minuit. Ce n'est pas le spectacle habituel. C'est trente sous par personne.
— Quelle arnaque ! déplora Ludovic.
— Personne ne vous oblige à rester.
— C'est bon, je vais payer, s'interposa Clémentine. Peu importe.
— Par contre, je vous préviens : ça risque de vous impressionner. Vous allez voir des rites étranges et des pratiques... dérangeantes.
— Épargnez-nous vos boniments ! siffla Jonas. Nous sommes déjà convaincus. Votre bouffon crasseux nous a déjà fait la parade dehors !
— Je vous aurais prévenu. C'est par ici. Passez le rideau et trouvez-vous une place.
— Vous n'avez pas d'ouvreuse ? s'étonna Ludovic.
— Dépêchez-vous ! Ça va commencer dans une minute.
Le triste sire souffla ses bougies et disparut, signifiant ainsi qu'il n'accepterait pas d'autres curieux pour ce soir.
Une douzaine de rangées de chaises au capitonnage élimé étaient alignées sur des tréteaux faisant office de gradins. Le tout était étroitement disposé entre les colonnes sculptées de la nef centrale. Les trois premiers rangs étaient vides. Les quatre suivants accueillaient une trentaine de personnes qui se tournèrent d'un seul mouvement pour scruter les nouveaux venus alors qu'ils s'installaient tout au fond. Les autres spectateurs arboraient des mines blafardes et inexpressives. Il y avait des hommes et des femmes de tous âges, et même quelques enfants et adolescents. La plupart étaient habillés de noir et, à quelques exceptions près, ils portaient tous des vêtements simples sans accessoires. L'auditoire se détourna d'eux. Ludovic se demanda s'il ne s'agissait pas en réalité d'automates programmés pour renforcer le sentiment de malaise. Étaient-ils les seuls humains dans l'assistance ? Quelques mouvements et toux discrètes dans les rangées devant eux dissipèrent cette drôle d'idée.
Face à eux, la croisée de transept figurait l'avant-scène, ornée d'énormes cierges rouge ou noir. Du plafond pendaient à intervalles irréguliers des encensoirs desquels émanait un lourd parfum d'encens. Les bas-côtés demeuraient dans une parfaite obscurité. La rosace du fond se devinait à peine à l'autre bout du transept.
Un machiniste émergea du déambulatoire et s'avança jusqu'à un échafaudage érigé côté cour avant de le gravir. Les semelles de ses souliers heurtaient sentencieusement chaque barreau de l'escabeau métallique. Le son macabre résonnait dans le vaste espace.
Parvenu au sommet de son perchoir, il alluma une lanterne et régla la poursuite qu'il dirigea au centre du chœur. Les quelques brûleurs à gaz qui maintenaient les gradins dans une semi-obscurité s'éteignirent.
Au centre du cercle de lumière blanche, se tenait un personnage assis sur un immense trône. Le comédien était grimé en parodie d'évêque ou de pape. Le costume ecclésiastique était en réalité un amalgame de parures désordonnées : mitre, chape et camail ne correspondaient à aucune fonction précise. Son visage était recouvert d'un maquillage hideux qui rappelait un masque funéraire. Au-dessus de sa tête, posé sur le dossier du trône, un crâne de squelette humain toisait le public de son sourire figé et cruel.
L'homme se leva. Puis s'avança de quelques pas. D'autres becs de gaz illuminèrent l'espace scénique. Le public découvrit peu à peu une scénographie obscène à mesure que la lueur s'intensifiait.
Au sol d'épais tapis étaient jonchés de carcasses d'animaux éventrées. Plus loin, la vasque d'un bénitier débordait de sang rouge vif ; une flaque poisseuse s'était répandue sur le marbre du sol à ses pieds. Deux femmes à peine vêtues et masquées apparurent et vinrent encadrer le funeste maître de cérémonie. L'une était jeune et enceinte de plusieurs mois. L'autre, bien plus âgée, était ridée avec des seins flasques et tombants.
— Bienvenue.
La voix tonitruante de l'ecclésiastique corrompu gronda dans le silence, arrachant à Ludovic un frisson d'effroi.
— Bienvenue à vous, chers amis. Vous êtes ici réunis ce soir parce que vous avez entendu l'appel des Profondeurs. Ce que les hommes de mauvaise foi appellent Géhenne, Tartare ou Pandémonium, nous l'appelons Havre oublié. Depuis les renflements lointains des strates souterraines nous parvient le chant des anges déchus. Alors que s'achèvera bientôt le millénaire, les signes du Porteur de Lumière se multiplient. Certains bienheureux ont déjà reçu Sa marque. Laissez-moi vous présenter les premiers d'entre eux : la Légion de l'Aube. Voici pour vous : Hézoch ! L'enfant phénix !
Quelques applaudissements brefs et dénués d'entrain s'élevèrent de la salle tandis qu'un nouvel intervenant rejoignait la scène.
Le numéro de cet enfant étrangement ridé était pompeux et assez maladroit. Il enchaînait des tours de prestidigitations sommaires, faisant apparaître de ses poches et de ses paumes quantité de monnaies argentées. Au moment où Ludovic se pencha vers sa voisine blonde pour se lamenter, celle-ci écarquilla les yeux et dressa son doigt en direction du chœur. Le corps de l'enfant s'était élevé de plusieurs mètres au-dessus du sol et des giclées ininterrompues de pièces ruisselaient de ses doigts écartés. Le tintement hypnotique de l'argent déversé emplissait la nef. Ludovic plissa les yeux pour apercevoir les filins qui soulevaient l'enfant prodigue, mais il ne parvint pas à comprendre la supercherie. L'éclat de la lumière de poursuite aurait dû révéler un jeu de cordes, mais aucun reflet ne trahissait le dispositif. Tout comme le plafond qui ne disposait ni de poutres ni de cordages.
— Prodigieux, murmura Clémentine, ébahie par le tour.
L'enfant ne redescendit pas au sol. Au lieu de cela, il s'enflamma et hurla son agonie. Son petit corps s'effrita en braises qui vinrent enflammer la rivière argentée de pièces. L'incendie libéra une chaleur intense et suffocante qui s'éleva jusqu'à leurs places reculées.
Le feu mourut et révéla un nouveau décor totalement différent de celui du premier tableau.
Le public découvrit alors une évocation classique du jardin d'Éden identique à celles qu'on pouvait admirer sur les fresques des églises ou dans les enluminures monastiques.
La femme enceinte se tenait, un crâne de chevreuil à la main, face à un homme nu attaché à un arbre imposant et bien réel. Il ne s'agissait ni d'un arbuste en pot, ni d'une réplique en plâtre : l'éclat des feuilles bien vertes même en cette saison ne laissait aucun doute quant à son authenticité. Les racines plongeaient directement dans le marbre du sol entre les plaques fendues, comme s'il poussait là depuis des années.
L'homme gémissait à travers un bâillon et ses yeux étaient bandés par une écharpe en loques. La femme masquée leva un bras et un long serpent glissa d'une branche, s'enroula autour de son bras et vint positionner sa tête face au visage de l'homme encordé. D'un mouvement sec, la bête se précipita, les crocs en avant, sur le cou du supplicié. Son bref cri de douleur fut à peine étouffé par le bâillon. Le reptile resta accroché un moment à sa victime, injectant des flots de venin. Son corps écailleux ondulait autour de celui de la femme dans une sorte de transe sensuelle. Peu à peu, le corps du sacrifié fut parcouru de soubresauts avant de s'affaisser, inerte. Le serpent, repu, regagna les branchages en silence. Le faux évêque refit son apparition prêt de l'assistante presque nue.
— Voici la représentation que le dieu des hommes s'efforce de nous imposer depuis des siècles. Dans le seul but de maquiller son ignominie et son crime. En dépeignant le Dompteur des Nations sous les traits d'une créature perfide, il a instigué la défiance en nous.
L'évêque s'agenouilla devant la femme.
— Laissez-moi vous présenter Son véritable visage !
Toujours accroupi, l'officiant se saisit d'un couteau accroché à sa ceinture. Il posa la lame sur le ventre grossi de la jeune femme. Le geste fut brusque et sa vision insoutenable. La fille s'effondra. Ludovic agrippa la main de Joséphine et se couvrit la bouche de l'autre. Les autres spectateurs n'avaient pas bronché.
Un amas de viscères tièdes glissaient de l'abdomen éventré sur le carrelage glacé. La vapeur des entrailles s'éleva doucement en volutes de plus en plus denses. Une silhouette imposante émergea de la colonne de brouillard et enjamba le cadavre. Le magicien du restaurant.
D'un hochement de menton il congédia l'évêque. Son regard clair se planta dans celui de Ludovic, sans même le chercher dans la salle assombrie.
La rosace orientale au bout de l'axe s'illumina. Les couleurs de son vitrail reflétaient de gigantesques flammes.
— Pour le numéro suivant, j'aurai besoin d'un volontaire parmi vous. Qui désire sauver son âme et l'offrir à l'Étoile du Matin ?
Les visages alignés sur les rangs au-devant se tournèrent à nouveau vers le dernier gradin. La poursuite pivota pour éclairer les quatre jeunes gens.
Ludovic se crispa et chercha du regard un quelconque encouragement des ses compagnons. Ceux-ci demeuraient fascinés par le magnétisme du mage, les yeux rivés sur la scène.
Ludovic se leva, à bout de nerfs.
— Quelle est cette horreur ? hurla-t-il en s'apprêtant à quitter les lieux. Vos numéros sont tous épouvantables et révoltants ! Vous êtes tous des désaxés !
Il invita ses compagnons à le suivre, mais s'aperçut qu'ils étaient tous les trois subjugués et incapables de bouger. Leurs regards vides se perdaient dans des abysses insondables.
— Ils ne vous entendent plus. Venez, cher Ludovic. Approchez.
— Hors de question que je participe à votre messe noire !
— Comme si vous aviez le choix ! Approchez. Maintenant.
Ludovic se découvrit avec horreur en train d'avancer contre son gré vers la scène. L'autorité du magicien était imparable. L'esprit du jeune homme était entravé et il évoluait dans un état second, à peine conscient de ce qui se tramait autour de lui. Il devinait les mouvements d'autres personnes qui poussaient ses compagnons asservis. Jonas et Clémentine furent hissés puis allongés sur les tapis maculés d'immondices. Des hommes et des femmes s'accroupirent autour d'eux. Ils les griffèrent et léchèrent leurs plaies ; leurs firent subir d'autres sévices à mesure qu'ils arrachaient leurs vêtements.
Le magicien remit dans les mains de Ludovic un marteau maculé de sang et de lambeaux de viscères séchés. Il le plaça ensuite devant Joséphine. Des mains avides la déshabillèrent et l'agenouillèrent devant le garçon tétanisé de peur. Le regard extatique de la blonde exprimait un désir ardent alors qu'elle gémissait d'envie.
Ludovic observa impuissant sa main s'élever et le marteau s'écraser sur le visage languide de Joséphine.
Longtemps après, au terme d'une orgie abjecte et interminable, il fut jeté dans une ruelle sordide derrière la cathédrale. Il erra dans un état de stupeur pendant des jours ou des mois. Il n'avait plus aucune notion du temps. De rares bribes de lucidité lui renvoyaient des images embrouillées de décennies de décadence, de crasse et d'internement.
Un soir, bien des années plus tard, il émergea de son hébétude. Il sentit les rayons du soleil couchant l'éblouir. Il avait chaud et cracha un filet de fiel qui remontait de son œsophage. Sa propre puanteur lui irritait les narines. Il vit le soleil disparaître derrière une tour, de l'autre côté de l'avenue.
Ses pas hagards l'avaient ramené vers le théâtre. Les arabesques de cuivre et de laitons étaient toujours là, graisseuses et infectes. Une enseigne de néon verte grésillait alors qu'une bande de jeunes gens accoutrés à la dernière mode de ces débuts d'années quatre-vingt s'extirpaient d'un taxi jaune. Ils les vit s'approcher souriants et décontractés vers l'antique cathédrale art déco.
Ils se précipita vers eux. Les implora de ne pas pénétrer cet antre de perdition. Ses vieux muscles brisés et ses mains tordues par l'arthrite s'agrippaient à leurs vestes en jeans piquées de badges fluo. Il tenta de les convaincre du mieux qu'il put. Ils ne devaient pas céder à l'appel du vice.
Les jeunes gens le repoussèrent mi-amusés, mi-dégoûtés. Il se fit bousculer par une foule d'adolescents et de jeunes adultes agglutinés devant les portes de l'ancien théâtre.
Depuis les portes battantes qui menaient à la nef, lui parvenait le rythme saccadé et synthétique d'une musique démoniaque. Le magicien aux fines moustaches accueillait son nouveau public. Ses traits toujours aussi jeunes malgré le passage des ans.
Les soirs de nouvelle lune, il lançait au vieil homme désespéré un regard entendu et un sourire moqueur.
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