Monstrance 1/2
Le champagne était plutôt mauvais. Pourtant, une petite foule de jouisseurs se ruait sur les plateaux des serveurs en livrée. Jonas, gagné par une soudaine montée de snobisme, se débarrassa de sa coupe, à peine entamée, en la tendant au domestique le plus proche.
— Les bulles ne sont pas à ton goût, cher ami ?
Le sourire narquois de Ludovic en disait long ; lui aussi n'appréciait guère la petite sauterie.
— Je t'en supplie, Ludovic : épargnons-nous cet étalage de médiocrité. Partons d'ici avant de nous transformer en dandys prétentieux !
— Patience. Je dois encore régler une dernière affaire avec le gendre de l'Ambassadeur. Ensuite, nous pourrons déguerpir.
— Fais vite ! La vue de cette bande d'indigents m'horripile.
— Je te comprends tout à fait, Jonas. D'ici quelques minutes nous serons en route vers un bon restaurant. C'est moi qui invite.
— À la bonne heure ! Mais, de grâce, dépêche-toi !
Ludovic fit claquer la queue-de-morue de son frac et opéra un élégant volte-face. D'un geste assuré, il fit sauter sa canne dans sa poigne et fendit l'attroupement de bourgeois endimanchés. Jonas, quant à lui, s'avança jusqu'au bar du hall. Il savait comment sympathiser avec les employés et les pousser à déboucher les meilleures bouteilles des réserves.
La réception aurait pu les satisfaire. Le carton d'invitation laissait en effet présager quelques opportunités : un bref discours suivi de petits fours et autres mignardises, de jeunes et jolies héritières à courtiser, de riches entrepreneurs auprès de qui s'introduire. Hélas, les deux amis durent se rendre très tôt à l'évidence : la soirée ne se démarquait aucunement de celles qu'ils avaient déjà écumées durant la semaine. À chaque fois ils y rencontraient les mêmes pique-assiettes, les mêmes rombières presque ruinées et les mêmes croûtons obscènes baignant dans les latrines. La routine qui s'imposait à eux devenait lassante. Il leur fallait découvrir des réjouissances plus intenses s'ils ne voulaient pas finir blasés.
Jonas dégusta coup sur coup deux Cognac XO de renommée suffisante pour atténuer son impatience. Il tira sur la chaînette de sa montre-gousset mais avant qu'il eut le temps de déclencher l'ouvroir, Ludovic était de retour et le gratifiait d'un grand sourire.
— Les affaires vont bien ? s'intéressa Jonas.
— Pas du tout ! Ce jeune banquier s'est avéré aussi peu imaginatif que son oncle. Si tu veux mon avis, le Vieux Monde n'a plus rien à nous offrir. Nous ferions mieux d'embarquer vers la Géorgie ou la Caroline.
— Pour y trouver les mêmes vieilles familles qu'ici ? À quoi bon ?
— Je ne me lasserai jamais de ton pessimisme ! Il frôle l'impudence !
— Dans ce cas, appelle-le cynisme.
— Ce serait te faire trop d'honneur ! Il est temps de déguerpir. Allons dîner.
— Dieu soit loué, je n'y tenais plus.
Les deux rentiers se mirent en marche vers le vestiaire pour récupérer leurs manteaux. Là, ils rencontrèrent deux jeunes femmes, une blonde et une rousse quasi identiques, qui s'apprêtaient à quitter la soirée. Flairant l'occasion de poursuivre la nuit en bonne compagnie, Ludovic s'empressa d'engager la conversation. Jonas émit un soupir désabusé en écoutant son ami déballer ses boniments habituels de beau parleur. Le laïus de Ludovic était bien rodé depuis des années qu'il pratiquait cet exercice de séducteur de salon. Il fallait reconnaître que son expertise en la matière leur permettait au moins de passer d'agréables moments avec des filles cultivées. C'était d'ailleurs un de leurs seuls critères de sélection. Après, la beauté, la coquetterie et la richesse supposée des parents. Leur égo ne leur permettait pas de fricoter avec des souillons ou des provinciales pas encore déniaisées. Et si jamais, les conquêtes s'avéraient inintéressantes, ils avaient toujours leurs entrées dans les lupanars les plus chics de la ville pour oublier leurs mésaventures romantiques.
Cette fois-ci, l'argumentation de Ludovic avait tourné court : les filles prenaient les devants et menaient la danse. Ludovic invita Jonas à s'approcher.
— Mesdemoiselles, laissez-moi vous présenter mon camarade, Monsieur Jonas Narville, qui tout comme moi est un mondain notable et un fainéant de profession.
— Monsieur Narville, se présenta la blonde. Je suis Joséphine du Clessy. Et voici ma cousine, Clémentine.
Jonas avisa les deux élégantes filles, un peu moins âgées qu'eux et haussa les épaules dans un geste à mi-chemin entre dédain et fatalisme.
— Pardonnez, jeunes demoiselles, le manque de courtoisie de mon ami, s'excusa Ludovic. Jonas a tendance à être grincheux quand il a faim. D'ici une heure ou deux il se déridera.
Les filles regardèrent Jonas avec un certain intérêt malgré son impolitesse et gloussèrent lorsqu'il daigna leur accorder un baise-main protocolaire. Malgré sa posture renfrognée, Jonas admettait que les deux filles formaient un très joli lot. Connaissant les goûts de son ami, il conclut que Clémentine, la rouquine, serait sa cavalière par défaut. Contrairement à Ludovic, il n'avait pas de préférences arrêtées concernant les filles. Tant qu'elles se montraient aimables et dociles, il n'était pas très regardant.
À peine arrivés sur le parvis du palais diplomatique, Joséphine héla son chauffeur. Le dais du porche les protégeait de la bruine hivernale. Une énorme automobile de marque britannique fit son apparition et se fraya un chemin jusqu'à eux.
— Joséphine ! Quel bel engin vous avez là ! s'exclama Ludovic.
— N'est-ce pas ! se vanta l'intéressée. C'est un cadeau de notre grand-père commun.
— Montez, je vous en prie, invita Clémentine.
L'habitacle était vaste et confortable. Les banquettes de velours et les veilleuses tamisées donnaient aux garçons l'impression d'être enfermés dans un écrin luxueux dont les deux charmantes propriétaires seraient les joyaux.
Clémentine extirpa une carafe de liqueur brune ainsi que quatre timbales d'un réceptacle encastré sous l'assise. Elle servit chacun et leva son verre pour trinquer.
— À cette nuit pleine de surprises !
— À la bonne vôtre ! remercia Ludovic en portant la boisson à ses lèvres.
Jonas, plus circonspect, huma le spiritueux et en inspecta la texture avant de goûter. Cognac. Un VSOP très certainement, mais de qualité remarquable. Il émit un gémissement satisfait en découvrant la richesse de l'assemblage.
— Il vous plaît ? C'est une cuvée élaborée par notre famille, s'enorgueillit Clémentine.
— Nos pères possèdent plusieurs domaines et fabriques, renchérit Joséphine. Entre autres activités.
— Quelle chance ils ont de disposer de tant de splendeurs ! plaisanta Ludovic en appuyant son sourire en direction de la blonde installée en face de lui.
Le sous-entendu ravit les filles qui s'amusèrent du compliment. Jonas, se détendit et s'affaissa au fond de la banquette, apaisé par l'alcool et l'ambiance câline qui s'instaurait.
Le voyage fût cependant de courte durée et la voiture les déposa devant l'entrée d'un restaurant huppé. Voyant à travers les baies vitrées la salle bondée, les garçons craignirent de passer pour des tocards : l'enseigne était connue pour être extrêmement sélective. Malgré leurs efforts répétés, ils n'étaient jamais parvenus à y pénétrer. Leur réputation n'était pas encore assez établie pour leur ouvrir les portes de ce repère de rupins.
Les filles quant à elles n'éprouvèrent aucune gêne à se présenter devant le maître d'hôtel et lui demander une table pour quatre. D'un claquement de doigts, le chef de salle convoqua un serveur à la mise impeccable qui les accompagna jusqu'à une alcôve reculée. Un petit carton portant la mention « réservée » disparut dans la poche de tablier du garçon. Leurs manteaux leurs fût retirés et les chaises manquantes autour de la table apparurent aussi rapidement que discrètement. En un tournemain, couverts et serviettes furent dressés devant les deux garçons invités. Le sommelier vint déboucher une bouteille de champagne sans même y être convié.
— Avec les compliments de la maison, récita-t-il en remplissant les flûtes.
Jonas interrogea du regard son camarade, lequel était tout aussi impressionné par tant d'obséquiosités.
Joséphine se réjouit de l'étonnement de ses convives.
— Notre famille dirige cet établissement. Entre autres activités.
— Nous connaissons la carte par cœur, se vanta Clémentine. Je vous conseille vivement le consommé d'asperges et la langouste grillée au Xérès.
Les deux garçons éclatèrent de rire et admirent de bon cœur qu'ils ne s'attendaient pas à un tel accueil. Jonas s'excusa pour son manque initial de courtoisie.
Le repas était succulent. Les plats et entremets s'enchaînaient, tous plus délicats et appétissants les uns que les autres. Les vins prestigieux les égayèrent encore plus. Les filles étaient de loin leurs meilleures interlocutrices depuis des années : cultivées, spirituelles et de plus en plus tactiles au fil des minutes. Suivant leur exemple, les deux garçons devinrent volubiles et démonstratifs, oubliant peu à peu qu'ils se trouvaient dans l'une des adresses les plus courues de la ville.
Jonas leur rapporta une anecdote absurde à propos d'une mésaventure passée. Suite à un malentendu insigne, il avait dû accepter la demande en duel d'un vieillard cacochyme. Ludovic mimait la scène avec une emphase exagérée. Au moment de restituer la botte finale de leur adversaire belliqueux et sénile, son épée imaginaire vint frapper l'épaule d'un homme qui passait au large de leur table. L'arme de duel redevint en un instant le verre de vin qu'il brandissait la seconde auparavant. Son contenu pourpre maculait désormais veste, gilet et chemise d'un inconnu aux fines moustaches.
Ludovic se leva immédiatement, contrit et tendu. Jonas repris son air sévère.
— Monsieur ! s'exclama Ludovic. Je vous présente mes sincères excuses. Je suis navré de cet incident. J'espère ne pas vous avoir heurté trop rudement.
— Monsieur, je vous en prie. Il s'agit d'un malencontreux accident, l'apaisa l'homme de haute taille. Cependant votre maladresse vient de ruiner mon costume.
— Mon Dieu ! Vous me voyez navré !
— Votre dieu ne pourra pas grand-chose, je le crains.
— Dites-moi comment me racheter. Accepteriez-vous d'échanger nos tenues ?
— La proposition est saugrenue mais pas dénuée de bon sens, jeune homme. Toutefois, nos gabarits ne correspondent pas. Mais peu importe : j'étais sur le point de m'en aller.
— N'y a-t-il rien que je puisse faire pour vous dédommager ? s'enquit Ludovic.
— Et bien, en y pensant, réfléchit tout haut le grand homme, vous pourriez en effet me rendre service.
— Ce serait avec plaisir. Dites-moi comment.
— Tout d'abord : venez assister au spectacle que je donne cette nuit. Ensuite : j'ai besoin d'un baron pour mon numéro. Mon complice de ce soir est empêché. Vous verrez, ce sera facile. Vous n'aurez qu'à vous lever et me rejoindre sur scène lorsque j'appellerai un volontaire parmi les spectateurs. Pour le reste, je vous glisserai à l'oreille mes instructions.
— Un spectacle ? s'étonna Jonas. À cette heure-ci !
— Je suis magicien. Mon spectacle se joue une fois par mois et toujours après minuit. S'il vous plaît : venez.
L'inconnu déposa une affichette sur leur table, salua poliment les deux jeunes femmes et se retira.
— Quel étrange personnage, commenta Clémentine. Il ne s'est même pas présenté.
— Très certainement un de ses artistes qui se cache derrière un voile de mystère, supposa Jonas. Sans doute se croit-il en représentation où qu'il se trouve.
— En tous cas, il m'a fait une drôle d'impression, conclut Ludovic.
— Vous n'allez pas vous défiler au moins ? le défia Clémentine.
— Je suppose que je n'ai pas le choix, conclut Ludovic.
— Je me demande de quels genres de numéros il est question, s'interrogea Joséphine.
Jonas attrapa le papier volant et l'étudia, l'air soupçonneux.
Il s'agissait d'un feuillet promotionnel vantant les mérites d'un théâtre de magie, sorte de cirque en dur où étaient présentés des numéros de prestidigitation, évasion, fantasmagorie et autre lanterne magique.
— Ce nom, commenta Jonas, toujours en examinant l'affiche, il me dit quelque chose. Le Théâtre de la Cathédrale. Je ne m'y suis jamais rendu, mais je crois en avoir entendu parler.
— Il ne me dit rien, avoua Ludovic.
— Le nom m'est aussi familier, admit Clémentine.
— Je me souviens ! s'exclama soudain Jonas. Ce théâtre ! À l'origine, le bâtiment devait être une cathédrale. C'était le projet d'un riche entrepreneur un peu original. Il voulait ériger un édifice religieux de style art déco. Mais l'architecture était tellement démente que l'Église n'en a jamais voulu. L'archevêque avait même déclaré à la presse que l'endroit transpirait la corruption. Le promoteur avait été la risée de toute la ville et personne ne voulait plus être en affaire avec lui. Il a dû migrer en Amérique pour préserver sa fortune et reconstruire sa réputation !
— Oui, à présent, ça me revient également, déclara Clémentine. Le bâtiment est resté à l'abandon. Personne ne voulait le racheter. Jusqu'à ce qu'un producteur de spectacles se l'approprie pour une bouchée de pain et le transforme en théâtre.
— Clémentine ? Ne serait-ce pas ce cirque dont la tante Angélique nous avait parlé une fois ? Elle disait qu'elle y avait vu des monstruosités et que les gens s'évanouissaient.
— Peut-être bien. Si c'est le cas, nous devons absolument nous y rendre. À ce qu'il paraît, on y découpe des femmes avant de recoller leurs corps !
— Quelle horreur ! s'étrangla Jonas. À vous entendre, cet endroit n'est pas fréquentable !
— Ludovic ! Emmenez-nous là-bas ! supplia Joséphine.
— Partons ! Vite ! s'égaya sa cousine. Nous ne devons pas manquer ça !
Les deux garçons se regardèrent. Ils savaient que cette invitation était une mauvaise idée. Ils risquaient de se trouver dans l'embarras devant une salle remplie d'inconnus et de se discréditer aux yeux de leurs cavalières. D'un autre côté, les filles semblaient décidées à s'y rendre coûte que coûte.
Après une brève concertation, ils se rendirent à l'évidence, ils n'avaient d'autre choix que les suivre s'ils voulaient poursuivre leur jeu de séduction. Clémentine et Joséphine constituaient le type même de filles qu'ils affectionnaient : émancipées et sûres d'elles, enjouées sans être frivoles.
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