Etrusca Disciplina 1/5

— Première fois à Milan ? Tu devrais te mettre dans la file avec les autres.

— Qu'est-ce qu'ils foutent ? demandai-je en désignant du menton l'attroupement de touristes.

— C'est la tradition : lorsqu'on arrive à Milan, on vient ici sous la galerie Victor Emmanuel et on écrase les couilles du taureau. Il faut faire un tour en équilibre sur le talon. Tu veux essayer ?

— Je ne suis pas venu pour le folklore.

— Dommage. Ça porte bonheur.

Stefano parlait très bien français et son accent était presque supportable. Il prononçait chaque phrase avec l'assurance et la diction professorale qu'ont la plupart des jeunes intellectuels italiens. Les petites lunettes rondes posées sur son visage lui donnaient l'air de ce qu'il était : un doctorant en lettres. Je levai le nez vers l'impressionnante verrière au dessus de nous. Les magasins de luxe rutilants me mettaient mal à l'aise. Ces rues couvertes me firent l'effet d'un écrin de joaillerie. Les touristes en short contrastaient un peu trop avec la bourgeoisie locale qui naviguait en tailleur ou en costume, le cellulaire rivé à l'oreille. Je n'aimais pas cet endroit qui puait le fric et l'arrogance.

— Tu sais, ta sœur et moi, nous ne sommes plus ensemble. Elle est partie depuis peu de temps avec un autre garçon. Un étudiant de Bologne, je crois.

— Pourquoi ?

— La fascination, je pense.

— C'est quoi ces conneries ?

— Elle a été séduite par cet homme dès qu'elle l'a rencontrée. Elle ne m'a pas vraiment expliqué.

— C'est pourtant pas son genre de se laisser embobiner par les bobards des mecs.

— Pardon ? Je n'ai pas compris.

— Lydia n'a pas l'habitude de se laisser draguer par des inconnus. Encore moins de quitter un type avec qui elle est depuis presque un an sans explications.

— Elle avait ses raisons, je suppose.

— Sans doute, conclus-je en pensant que ce Stefano devait être d'un chiant au quotidien. Tu sais où elle habite ? Tu peux m'accompagner jusqu'à son appartement ?

— Oui. C'est pas très loin.

Il me fit signe de le suivre à travers la foule empressée. Je m'étais toujours demandé pourquoi il y avait autant de monde dans les rues des grandes villes en plein après-midi. Tous ces gens n'avaient-ils pas de boulot ? Les jeunes n'allaient-ils pas en cours ? Nous sortîmes de la galerie et nous longeâmes la gigantesque cathédrale. Le buste de Scarlett Johannsonn s'étalait sur tout un pan de l'édifice pour vanter les mérites d'un opérateur téléphonique. Moi qui pensais que les ritals étaient attachés à la religion, je découvris qu'ils n'hésitaient pas à désacraliser leurs églises avec les icônes commerciales du nouveau siècle. De l'autre côté de la place, nous traversâmes le parvis du musée 900'. Stefano me fit l'éloge des œuvres des grands maîtres du XXème. Il énuméra une liste sans fin d'artistes dont je n'avais jamais entendu parler. De temps à autre je hochais la tête lorsqu'il pointait du doigt la façade d'un immeuble de style austro-hongrois pour me réciter l'intérêt historique de la demeure. Je ne l'écoutais plus. J'étais fatigué par les sept heures de trajet qui m'avaient menées jusqu'ici.

Mes parents m'avaient supplié depuis trois ou quatre jours de venir trouver Lydia à Milan. Ils ne comprenaient pas pourquoi elle ne donnait plus de nouvelles depuis quelques semaines. Persuadés que je parlais italien sans trop de difficulté – je n'avais pas pratiqué la langue depuis mon bac – ils avaient réservé un vol à mon nom et s'étaient convaincus que ça me ferait plaisir. C'était l'occasion de m'offrir des vacances ; eux ne pouvaient pas se libérer, tandis que moi... Disons que j'étais entre deux boulots.

J'avais arrêté mes études à la licence tandis que Lydia, pourtant plus âgée que moi de deux ans, était toujours à fureter à l'Université. D'après ce que j'avais compris elle préparait une thèse en histoire ou en philosophie, ou un mélange des deux. J'avais l'impression qu'elle étudiait toutes les disciplines de la Terre en même temps. En plus d'être studieuse, elle était aussi très attachée à nos parents et les appelait toutes les semaines. Je ne l'avais jamais connue imprévisible. La situation avait tellement inquiété mes parents, qu'ils m'avaient aussi offert un smartphone pour me permettre de l'approcher via réseaux sociaux et internet. Bien sûr, je l'avais dans mes contacts, mais je ne suivais pas réellement son activité. La plupart du temps elle écrivait des banalités à propos de ses amis, de ses rares sorties, elle placardait des photos d'elle et Stefano ou d'autres gens de son université. Elle tenait également à jour un blog très dense dont le sujet principal tournait autour de ses études. Rien de passionnant. Ma mère m'avait demandé de jeter un coup d'œil sur ces informations, alors pour lui faire plaisir j'avais survolé son mur et son site dans le hall de l'aéroport en attendant la correspondance pour Malpensa.

— C'est là, indiqua Stefano en cherchant un nom sur un interphone délabré.

Une voix nasillarde lui répondit lorsqu'il se présenta. Le déclic se fit attendre et ne survint qu'après qu'il ait mentionné ma présence. Il me tendit une feuille d'un carnet qu'il venait d'arracher. Il y avait gribouillé son numéro de téléphone et son identifiant facebook ainsi que son adresse mail. Je notai immédiatement ses références dans mon appareil et lui transmis les miennes. Il me laissa au pied de l'immeuble, m'expliquant qu'il avait à faire. Il m'invita ensuite à me rendre au quatrième.

Comme je m'y attendais, les étages étaient hauts et il n'y avait pas d'ascenseur. Les parties communes puaient l'oignon et la friture et à travers chaque porte filtraient des voix fortes ou de la musique assourdissante.

Quand je parvins sur la palier du quatrième, les poumons en feu et la sueur aux tempes, je me rendis compte que je ne savais pas à quelle porte frapper. J'entendis une multitude de serrures s'activer les unes après les autres. Une minuscule brune de mon âge me regarda de biais derrière ses lunettes carrées. Elle prononça mon prénom avec un accent rapide et une voie haut perchée. Je lui répondis qu'il s'agissait bien de moi. Elle écarta à demi la lourde porte blindée. Je dus passer l'embrasure de profil : le couloir était encombré de cartons et d'étagères dégueulant babioles et bouquins hors d'âge. La toute petite bonne femme me guida vers une chambre vide et sans un mot me fit signe d'entrer avant de me laisser. Elle avait l'air exaspérée au possible.

J'inspectai la chambre d'un regard circulaire. Aux murs je reconnus sur des photos Lydia et Stefano, Lydia et des copines, Lydia et nos parents, Lydia et des ruines antiques. Je me mis à fouiller dans les affaires de ma frangine, sans trop savoir ce que je cherchais. Sous son lit, une pile de carnets et de classeurs de notes présentaient des dates récentes. Je les ramassai et les engouffrai dans mon sac à dos, me disant que j'aurai le temps de les lire plus tard. La pièce était un espace entièrement dévolu à ses recherches ; partout des livres, des cahiers, des chemises cartonnées gorgées de coupures d'articles de toutes les langues, de photocopies, de dvd. Entre les photographies, plusieurs gravures représentaient des objets étranges ou des statues antiques ; il y avait également punaisées des cartes géographiques de diverses régions de l'Italie. De toute cette bibliographie hétéroclite, émergeait une seule véritable certitude : Lydia était obsédée par la culture étrusque. J'avais une vague idée de ce qu'était ce peuple et je me disais qu'il s'agissait bien là d'un cas typique de branlette intellectuelle ; qui à part des universitaires pouvait passer sa vie à décortiquer les débris d'une civilisation à peine connue du public. Civilisation qui n'était passée à la postérité dans l'esprit de personne.

Quelqu'un cogna contre le bois du chambranle. Je me retournai. Un type à la barbe hirsute et mal peigné me souriait. Tempes dégarnies et t-shirt au motif old-school : encore un thésard, décidément. Le gars se présenta à moi, il s'appelait Giancarlo. Il m'invita poliment à venir discuter dans le salon, une des pièces communes de la collocation. La brunette acariâtre avait disparu et Giancarlo me servit un coca bien frais que je n'eus pas le courage de refuser. Il m'expliqua que sur les sept habitants du logement, il était le seul garçon. Tous les locataires étaient étudiants à l'université catholique, certaines étaient étrangères, comme Lydia. Le jeune homme m'apprit que Lydia n'était pas très appréciée des autres filles de l'appartement, car elle ne prenait que rarement le temps de participer aux tâches communes et encore moins aux sorties ou aux divertissements collectifs. Je souris à cet aveu, reconnaissant bien là le comportement hautain et presque asocial de ma frangine.

Le barbu m'expliqua en outre que depuis quelques temps, elle était de plus en plus absente et ne passait guère plus qu'en coup de vent à sa chambre. Elle était rentrée un soir toute excitée. Giancarlo était l'unique colocataire avec qui elle entretenait un semblant de rapport social. Elle lui avait expliqué qu'un groupe d'Alma Mater l'avait contactée et souhaitait collaborer à ses recherches ; ils disposaient de documents originaux et rarissimes qui pourraient intéresser sa thèse. En échange elle devrait les aider à en déchiffrer certains autres. Remarquant que j'avais du mal à suivre ses explications, Giancarlo m'éclaira : Alma Mater Studiorium, la faculté de Bologne, était réputée pour être la plus ancienne d'Europe et ses départements d'études antiques parmi les mieux reconnus. L'importance des éléments qu'ils s'apprêtaient à porter à la connaissance de Lydia semblait de premier ordre. Je l'interrogeai alors sur le sujet exact de la thèse de ma sœur ; il me révéla qu'elle planchait depuis plusieurs mois sur l'histoire des méthodes de divinations antiques, en particulier l'hépatoplastie étrusque. Je fis les yeux ronds et mon interlocuteur rit de bon cœur. Il m'avoua que Lydia était pressentie pour devenir une érudite internationale dans le domaine. Elle avait obtenu une bourse très conséquente de la part du gouvernement et travaillait avec des spécialistes mondiaux. J'ignorais que ma sœur puisse être considérée comme une star dans une discipline quelconque, aussi incongrue fut-elle.

Alors qu'il tentait de m'expliquer les subtilités des recherches de Lydia, je l'interrompis pour lui demander d'aller à l'essentiel : où était-elle passée et pourquoi ne donnait-elle plus de nouvelles. Giancarlo sembla embêté par mes questions. Il réfléchit un moment avant de répondre qu'il l'ignorait. Elle n'avait pas remis les pieds chez elle depuis plus de dix jours ; d'après ce qu'il savait, elle devait se rendre dans le sud du pays pour une fouille sur le terrain. Il avait contacté ses collègues et son directeur de recherche ; Lydia avait pris un congé de quelques semaines pour intégrer le groupe d'Alma Mater. Avant son départ, elle parlait sans arrêt d'un certain Mirko, le responsable de ce groupe, un Toscan de son âge qui étudiait la langue étrusque. Elle demeurait cependant discrète sur les détails de son nouveau projet, comme s'il s'agissait d'éléments confidentiels. Tout ce qu'il put lui tirer comme information, fut que l'existence de certains des documents ne devait pas être rendus publique avant plusieurs expertises préalables.

Frustré, je soupirai d'exaspération : toutes ces manigances de rats de bibliothèques m'échappaient. Je souhaitais la voir le plus vite possible et lui transmettre le message des parents avant de pouvoir rentrer chez moi. Je ne tenais pas du tout à parcourir l'Italie d'un bout à l'autre pendant des jours, même si mes parents couvriraient la dépense les yeux fermés.

J'étais éreinté par ma journée de voyage et demandais si je pouvais rester dormir dans la chambre de ma sœur. Il n'émit pas d'objection. Je déballai mon ordinateur portable et le branchai au bureau de Lydia. Le sien était évidement absent. Giancarlo me donna les codes wi-fi et je me mis à la recherche d'éléments plus concrets sur les différentes pages de ma frangine.

Mon téléphone sonna et je dus faire un premier compte rendu à ma mère. Cela dura presque une demi-heure et les dernières minutes virent ma patience s'émousser fortement. Je raccrochai, conscient que je n'aurai jamais dû céder au chantage paranoïaque de mes vieux.

Puisqu'il fallait bien commencer par quelque chose, je passai en revue les derniers statuts du mur de Lydia.

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