Chapitre 3.1

Gardez-vous de défier Dieu, car ce jour, vous mourrez de mort

Je cache vite le bout de papier où j'ai noté son numéro dans mon soutien gorge et fais les cent pas. Mon stress est à son paroxysme. Fébrile, j'accours près de l'évier de la cuisine et frotte sans ménagement à l'eau et au savon les vestiges de ma bêtise, encore inscrits sur mon bras. Mes gestes sont brusques, maladroits et me provoquent des rougeurs sur ma peau presque diaphane. Je continue d'astiquer mon épiderme comme une dératée, comme pour m'infliger une pénitence. Ce coup de téléphone était une grossière erreur et j'en paierais sans doute le prix. Paniquée, je piétine de long en large, revenant régulièrement sur mes pas. Je finis par me rendre dans ma chambre et me vêtir d'un gilet. Je ne peux pas recevoir un visiteur les bras dénudés. Ce serait m'exhiber, tenter avec ma chair un spécimen du sexe opposé.

La maison demeure impuissante face à mon remue-ménage, à l'écho de mes pas sur le plancher, jusqu'à ce que l'on frappe à la porte.

Il n'aura pas mis longtemps à parvenir jusqu'ici. Puis, attends une minute ! D'où il connait mon adresse ?

Dans le vestibule, je scrute la porte d'un mauvais œil. Après tout, je ne le connais pas. Je peux très bien changer d'avis et décider de ne pas lui ouvrir. Cependant, les questions qui me tourmentent depuis tout à l'heure m'obsèdent au point que mes jambes bougent malgré moi jusqu'à l'entrée. Prise d'un dernier doute, je le balaie en appuyant sur la poignée et la tire avec précaution, comme si mon visiteur pouvait m'agresser.

— Re-salut ! Tu n'as pas mis longtemps avant de passer à l'acte, me raille-t-il.

— Concours de circonstances troublantes ! J'ai besoin d'en savoir plus sur les infidèles !

— Tu me fais entrer ou nous discutons sur ton palier pour que tes voisins puissent jaser sur le fait que tu invites un athée chez toi, sans la présence de ta grand-mère pour nous chaperonner ?

À ces mots, je rougis comme une pivoine. Je prie intérieurement pour qu'aucun curieux n'espionne par la fenêtre de chez lui.

Fort heureusement les rues sont vides. Nos préceptes exigent de nous que nous respections les règles de sorties. Les habitants ne sortent que pour assister aux messes, travailler, rendre visite raisonnablement à sa famille, des amis, ou pour honorer des rendez-vous de la plus haute importance. Tout le reste est proscrit et sévèrement réprimandé.

Mais qu'adviendrait-il si un voisin trop curieux regardait par sa fenêtre ?

Je ferme très vite la porte derrière moi et reprends mon souffle, ce qui fait bien rire mon invité.

— Ne t'inquiète pas ! Quand je traîne dans les parages, je me montre très discret ! Ce n'est pas dans mon intérêt d'être dans la ligne de mire de moutons stupides.

— Charmant ! Je te signale que je fais partie de ces moutons stupides.

Je signe des guillemets lorsque je prononce ces derniers mots.

— Vraiment ?

Il m'observe encore avec ces mêmes yeux provocateurs, comme s'il me connait mieux que je ne me connais moi-même.

— Je n'ai pas le droit de m'asseoir ?

Mon embarras semble beaucoup l'amuser. J'ignore comment me comporter en sa présence. En prenant garde de le contourner à distance raisonnable, je me dirige vers la cuisine qui se trouve au bout du vestibule.

— Viens, suis-moi...

Le tapis absorbe le bruit de notre marche jusqu'à ce qu'on passe l'arche qui nous sépare de notre destination. Il m'emboîte le pas, en silence, ce qui me parait encore plus étrange que lorsqu'il ouvre la bouche. Dans la cuisine, je lui montre l'un des sièges qui entourent la petite table où l'on prépare les repas. Un grand vase en porcelaine trône en son centre où de magnifiques lys rouges sont soigneusement arrangés de quelques branches feuillues. Je me maudis de ne pas avoir changé le napperon tavelé de pollen.

Il va me prendre pour une souillon...

J'attrape deux verres dans un placard en chêne massif et la carafe de thé glacé dans le frigo. Je lui en sers et m'installe en face de lui. Il ne détourne jamais le regard et semble m'étudier de la tête aux pieds.

— Tu... enfin...

— Andréa. Je m'appelle Andréa.

La bouche béante, son prénom m'étonne autant qu'il me fascine. Il est rare et n'a rien à voir avec les noms classiques de notre communauté. D'ailleurs, je suis l'une des seules de ce village à arborer un prénom peu commun.

— Sans vouloir te vexer, ce n'est pas un prénom féminin ?

Il rit, amusé par ma remarque.

— Au moins, tu es franche, pas comme ces grenouilles de bénitiers trop peureuses de se montrer telles qu'elles sont vraiment.

— Écoute, si c'est pour nous insulter ou insulter ma foi, tu peux t'en aller. C'était une mauvaise idée de t'inviter, lui lancé-je sans ménagement.

— En fait, c'est un prénom masculin aux origines grecques. Mes parents aiment les sonorités exotiques.

Même devant mon agacement, il ne se braque pas et reste lui-même. L'attitude d'autrui semble l'indifférer.

— C'est joli, je trouve, lui réponds-je, abasourdie qu'il se dévoile ainsi. Moi, c'est Aelah.

— Ta grand-mère risque de débarquer à tout moment ?

— Non, je ne crois pas. Nous ne serons pas dérangés.

— D'accord... alors, tu me voulais quoi au juste ? J'imagine que ça doit être important.

— C'est au sujet de mon père. Je viens d'apprendre que c'est... ou c'était un infidèle. Je me suis dit que peut-être tu pourrais m'apporter quelques réponses.

— Tu connais son nom, son prénom ?

Je secoue la tête, déçue de ne rien savoir sur mes propres origines. J'ai l'impression qu'il me manque une partie de moi-même, un vide que je dois combler à tout prix. Alors, si pour cela, je dois inviter un inconnu dans ma maison, je n'hésiterais pas.

— Non, je viens juste d'apprendre que ma mère s'était éprise de lui, qu'ils ont certainement dû vivre ensemble un bout de temps jusqu'à ma naissance, lui révélé-je avec une pointe de tristesse. Par contre, je peux te donner le nom de ma mère, elle s'appelait Marise Oranne Clarisse.

Il semble réfléchir un instant, les mains jointes sur la table.

— Je vois. Pour le moment, je n'ai pas de réponses à t'apporter, mais si tu le souhaites, je pourrais sans doute me renseigner. Ce genre d'union ne court pas les rues, je trouverai bien quelques personnes qui pourront m'informer.

— Réellement ? lui demandé-je, heureuse par tant de générosité.

— Bien sûr.

Il avale une grande gorgée de thé glacé.

Par cette chaleur, c'est une boisson des plus idéales. J'en prépare régulièrement avec les citrons frais de l'arbre planté dans notre jardin. Ma grand-mère a les mains vertes et je me fais toujours un plaisir de l'assister dans sa tâche. D'ailleurs, nous possédons les plus beaux parterres du village, tant les fleurs et la végétation s'y épanouissent avec aisance depuis des années.

Je l'étudie, à mon tour. Andréa porte encore les mêmes vêtements, mais maintenant que nous sommes face à face, j'ai tout le loisir d'observer son visage. Ses yeux d'un bleu givré sont d'une incroyable beauté, son nez droit paraît sans défaut, ainsi que sa bouche qui dévoile des lèvres bien dessinées. Il est le genre de garçon que l'on imagine aussi sage que sauvage. Son attitude déconcerte, enchante comme elle choque. Un mélange surprenant.

Le silence qui s'installe n'est pas gênant. On se jauge, sans aucune forme d'impolitesse. Un moment essentiel pour nous apprivoiser, comme deux créatures provenant d'univers trop différents.

— Pourquoi m'aiderais-tu, au juste ?

— Je ne sais pas... peut-être parce que tu ne me sembles pas comme tous ces...

Il s'interrompt, pour ne pas me froisser davantage. Andréa ne peut s'empêcher de déverser sa rancœur contre notre communauté. Je ne comprends pas pourquoi, d'ailleurs.

— Désolé, les habitudes ont la vie dure.

— Pourquoi ? l'interrogé-je, curieuse de connaître la raison d'un tel comportement.

— Parce que la majorité d'entre vous pensent que votre foi est juste. Jamais, ils ne se remettent en question et blâment ceux qui ne les suivent pas en bon petit troupeau. Si un athée a besoin d'aide, peux-tu m'affirmer qu'au moins une personne à Rosairanne lui tendra la main ? Sois franche !

J'y réfléchis, mûrement. Rien qu'en pensant que les Keller ont toujours été considérés comme des pestiférés, je ne vois personne qui pourrait tendre la main à un infidèle.

— Non, tu as raison. Mais, moi, je le ferai !

Car je ne compte plus le nombre de fois où j'ai désobéi, contredit, où j'ai questionné à outrance, guidée par mon impulsivité. Je n'ai, certes, jamais rien commis d'irrépréhensible au point de subir un châtiment, mais mon attitude depuis que je suis en âge de parler m'a valu quelques remarques, provoquant les colères de ma grand-mère. Alors, pour éviter de lui causer plus de peines, j'ai essayé de changer et me suis calmée, même si cela revient à me mentir à moi-même.

— Oui, je sais, souffle-t-il.

Son sourire sincère me déstabilise. Jamais, je n'ai vu quelqu'un sourire de cette manière. J'ai l'impression que le soleil s'invite sur son visage. Il illumine. Je dois détourner le regard pour qu'il ne perçoive pas mon trouble. Alors, je me lève, avalant le reste de ma boisson d'une traite et porte mon verre à l'évier.

La frustration me gagne. Je n'aurai aucune réponse aujourd'hui concernant mes parents. Andréa s'est déplacé pour rien. Je m'en veux et soupire comme pour arracher mon insatisfaction qui s'ancre en moi.

— Bon... repris-je alors que mes yeux se perdent par la fenêtre. Tu n'as pas fait tout ce chemin pour rien, autant que tu restes pour souper !

Qu'est-ce que je disais !? Mon impulsivité aura raison de moi, un jour ou l'autre.


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