Chapitre 2.2

Je reste en retrait, presque honteuse de tout ce remue-ménage, tête baissée, les mains jointes sur mon ventre. Je porte encore mes habits de messe, ma jupe crayon d'un noir corbeau, descendant jusqu'aux genoux, mes chaussures à talon style richelieu, ainsi que ma chemise de soie blanche. Une tenue que toutes les jeunes filles, pas encore fiancées ou pas en âge de se marier, revêtent pour ce jour. Une coiffure sobre et stricte est aussi de rigueur, comme le port d'un chignon ou d'une natte serrée. Chignon qui, depuis ma sieste, tire un peu la tête.

À l'école, j'ai appris que toute forme de tentation n'avait plus de place dans notre société, comme le maquillage, le parfum, les bijoux, les vêtements qui dévoilent trop nos corps. La superficialité a été bannie depuis des lustres de notre civilisation. On nous a même montré des exemples pour que l'on puisse les reconnaître et dénoncer les personnes qui oseraient en abuser.

— Mes dames ! nous salue-t-il en passant la porte.

— Je vous en prie, allons discuter dans le salon. Je vous ai préparé une collation mon Père, entonne gaiement ma grand-mère.

— Vous m'en voyez ravi.

Le Père Chris, dans son habit de religieux, une soutane blanche surmontée d'une chasuble rotonde de couleur crème brodée d'ornements floraux et cousue de fils d'or, se laisse guider par ma grand-mère qui m'ordonne d'un brusque signe de tête de les suivre.

Je n'ai toujours pas bougé d'un pouce et mes membres commencent à trembler, angoissée par cette entrevue. L'homme d'Église ne se déplace que rarement vêtu de sa tenue de fonction, détail qui m'indique qu'il est bel et bien en déplacement officiel et devrait en référer aux instances supérieures.

Je ne peux donc m'empêcher de maudire ma grand-mère et son impulsivité maladive lorsqu'il s'agit de sa foi. Un grand sentiment d'imposture s'impose en moi. Je les suis malgré tout jusqu'au salon, continuant mon sacré remue-méninge.

Je m'installe, jambes croisées, aux côtés de mamina dans le canapé qui fait face à celui où s'est posé le prêtre qui affiche toujours une joyeuse mine en toutes circonstances. Incapable de prononcer la moindre parole tant l'incertitude me gagne, ma grand-mère s'en donne à cœur joie pour nous deux.

— Quand elle m'a avoué qu'elle avait reçu un message divin, je n'ai pas pu faire autrement que de vous appeler, mon Père. Comme le veut le protocole, un tel miracle doit vous être rapporté, n'est-ce pas ?

— Oui, tout à fait. Vous avez bien fait ! lui répond-il avec bienveillance.

Ce qui me met mal à l'aise dans cette histoire, c'est que mamina en tire un certain profit. Si le Père Chris confirme mes dires, la maison des Marise montera encore d'un rang dans la société. Si Dieu m'a fait cet honneur, je pourrais accéder au titre de Sainte, pour le plus grand bonheur de ma famille qui aurait droit à bien des privilèges. Elle a sauté sur l'occasion comme une arriviste, une femme de mauvaise éducation.

Elle devra confesser ce péché et se repentir d'une telle mauvaise action.

— Alors Aelah, reprit l'homme d'Église, veux-tu bien m'expliquer ce qui s'est produit ?

Instinctivement, ma main vient agripper mon autre bras tant la gêne m'assaille. Je n'ose lui faire face. Je ne touche pas au thé et aux gâteaux qui garnissent la table basse de notre salon. Mes mains tremblent tellement que je pourrais renverser le contenu de ma tasse encore fumante sur ma jupe, ce que je préfère éviter, et c'est en bégayant que je prends la parole.

— Comme vous le savez, j'ai rencontré le fils des Keller tout à l'heure dans le parvis et lorsque je suis rentrée, je me suis sentie très fatiguée, certainement par l'angoisse qui m'a prise dans l'église. Je me suis donc endormie, puis réveillée en sursaut par cette voix qui m'a intimé : « Ne t'en approche plus ! »

Il hoche la tête à plusieurs reprises sans jamais me couper la parole, il me porte une oreille attentive sans me juger. En avalant une dernière gorgée de thé, il pose sa tasse, l'air songeur.

— Qu'as-tu ressenti lors de cette expérience ?

— Je ne saurais le dire avec exactitude. J'ai eu l'impression que cette voix aurait pu m'écraser si elle le voulait, qu'elle aurait pu m'anéantir comme un vulgaire insecte. Sans offenser notre Seigneur, évidemment.

Je parle toujours avec sincérité et il m'est déjà arrivé de choquer certaines personnes, alors que ce n'est pas forcément le but recherché. Je suis juste telle que je suis.

Le Père Chris s'enfonce dans son fauteuil et semble méditer sur mes dires.

Nous attendons alors qu'il quitte sa contemplation méditative, ce qui n'améliore pas mon stress. J'ai l'impression que je marine dans ma sueur tant cette situation me pèse.

— Si nous lions l'évènement au malaise d'Aelah dans l'église, cela donne crédit au message divin. Personne ne peut recevoir un tel honneur sans subir les effets de la grâce de Dieu. Je pense, mon Père, que c'est une preuve ! Nos pauvres corps d'être humains ne peuvent supporter une telle faveur sans ployer sous son poids.

— Oui, Yéléna, je vous entends, croyez-moi. Je ne suis pas ici pour discréditer Aelah, mais je me dois de tout vérifier comme l'exige le protocole.

Je n'ai jamais ressenti une honte pareille face à l'attitude de ma grand-mère qui s'échine à imposer sa vision à un homme de Dieu. Décidément, je découvre une facette de sa personnalité qui me déplait.

J'ai envie de lui hurler ; Mais qui êtes-vous ? Femme vénale ! Comment pouvez-vous agir de la sorte pour recevoir des honneurs qui ne vous sont en aucun cas dus ?

Je crois que cette pensée doit transparaître sur mon visage car le prêtre m'offre un sourire compatissant tandis que je lui présente, en retour, un regard chargé d'excuses.

Et encore, il s'agit de ma grand-mère, une femme qui a toujours suivi les préceptes sans jamais chercher à améliorer sa condition, contrairement à aujourd'hui. Du coup, je me demande de quelle manière réagirait ma famille, si ce message divin est reconnu par l'Église ?

À coup sûr, nous verrons les véritables personnalités surgir comme un essaim d'abeilles attirées par un champ peuplé de fleurs. Je me sens tout à coup comme un objet que l'on utilise pour sa propre gloire. La déception gonfle mon cœur de tristesse.

Pour cacher mon trouble et déloger la boule qui se loge dans ma gorge, j'attrape ma tasse de thé et avale le contenu d'une traite. Sa tiédeur ne m'apporte pas le réconfort escompté.

— Si vous me le permettez, Yéléna, j'aimerais m'entretenir avec Aelah en privé.

— Mais...

— C'est le protocole qui l'exige, Marise Yéléna Clarisse ! la coupe-t-il avant qu'elle n'objecte quoi que soit.

Son ton, quoiqu'autoritaire, ne décèle aucune note de rancœur, au contraire. Il parle toujours avec une certaine forme douceur. Ma grand-mère ne peut gagner cette bataille, elle le sait et nous quitte alors sans un mot, me laissant seule en compagnie de l'homme d'Église.

Abattue par la situation, je croque dans un biscuit, préférant poser mon regard sur le tapis de tissu rouge qui se trouve sous la table basse, usé par de nombreuses générations de Clarisse. Le silence m'écrase, ne sachant que dire pour réparer les erreurs de mamina. Je sens que le prêtre m'observe, tentant de décrypter mes pensées.

— Je pense qu'il serait préférable de dire que tout ceci n'est qu'une méprise. Rien de bon ne pourra sortir de cette histoire, soufflé-je amèrement. Dites au Concile que je me suis trompée, que ce n'était qu'un simple rêve.

— Tu me demandes de mentir ?

J'inspire vivement, honteuse d'avoir proféré de telles paroles sans m'en rendre compte.

— Écoute... pour moi, il est évident que tu as vécu une expérience qui te bouleverse de bien des manières. Si tu cherchais à tirer profit d'un mensonge, tu ne réagirais pas ainsi. Maintenant, il m'est difficile de confirmer tes dires et je ne pourrais pas abonder dans ce sens non plus.

À ces mots, le soulagement me gagne enfin. J'ai douté un instant que cet homme se laisse gagner par l'effervescence d'un probable message divin.

— Mais sache que le Concile gardera un œil sur toi. Je ne peux leur cacher cet incident et si jamais un autre phénomène direct se produit, en présence de témoins, nous ne pourrons pas l'ignorer. Tu comprends ?

Je hoche la tête, même si je doute qu'une telle situation se produise, surtout si cette preuve doit être visible, voire physique.

— Je m'excuse pour la réaction de ma grand-mère, ce n'était pas approprié.

— Pardonne-lui, elle est humaine après tout. Sur ce, dit-il en se levant de son siège, je vous quitte. Salue Yéléna de ma part.

Sur ces mots, je le raccompagne jusqu'à l'entrée. Le prêtre passe la porte et s'engouffre dans la rue où une chaleur écrasante règne encore.

Le pauvre, il doit avoir bien chaud sous toutes ses couches de tissu.

Lorsque le prêtre disparait de ma vue, je ferme la porte et ma grand-mère se rue alors vers moi comme une furibonde.

— J'ai tout entendu ! Tu viens de gâcher ta chance !

— La mienne ? Ou la tienne ? la sermonné-je durement.

À ce stade, qu'elle écoute aux portes est le moindre de mes soucis, même si cela n'est franchement pas glorieux.

Elle s'offusque un instant, rougissant de colère.

— Ne te montre pas insolente envers moi ! N'oublie pas que tu es née sous de mauvais auspices, que le village te considère comme un affreux présage. Tu aurais pu sortir de cette infamie dans laquelle nous a plongées ton père !

— Quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?

Comprenant qu'elle a commis une erreur, elle cherche à rebrousser chemin, mais je n'ai pas l'intention de la lâcher d'une semelle. J'insiste en la poursuivant dans toute la maison pour qu'elle crache le morceau. Au bout de quelques heures, elle finit par capituler. Nous sommes aussi têtue l'une que l'autre, ce qui n'est pas pour lui plaire.

— Bon, très bien ! Ton père était un infidèle ! Ta mère n'a donc pas pu s'unir à lui sous l'œil de Dieu et recevoir la bénédiction de l'Église. Ta conception est une abjection. Je ne m'étonne pas qu'elle soit morte en couche.

— C'est pour cela que je ne porte pas le prénom de Marise ?

— En partie, tu n'aurais pas pu recevoir ce titre, mais c'est aussi parce que ton père m'a fait promettre avant de disparaître de te nommer Aelah. Il est parti pour t'offrir une vie paisible, ma chérie, loin du tumulte des infidèles.

Cette révélation m'assomme, non seulement parce que je découvre enfin un brin de vérité sur mes origines, mais parce que c'est la toute première fois que l'on me parle de mon géniteur.

À cet instant, peu m'importe les conditions de ma venue au monde. Il avait pensé à moi, d'une certaine façon. Le sentiment de manque grandit en moi et je me dis que je me fiche bien de ma vie, qu'il aurait pu rester à mes côtés. Je n'aurais pas rêvé mieux. Cela m'est égal qu'il soit croyant ou non.

— Je pensais qu'il n'y avait que les Keller dans notre village qui étaient athées ?

— Ils sont quelques-uns à vivre aux abords des villes religieuses. Ils se débrouillent, vivant en autonomie.

— Donc, mon père n'est peut-être pas si loin !

— Je n'en sais rien, Aelah ! Il n'a plus jamais donné signe de vie et ne semble plus habité au même endroit qu'à l'époque. C'est difficile de retrouver la trace d'un hors la loi. Il n'est pas reconnu par les fondements de notre civilisation, comprends ça !

— Est-ce que tu as essayé au moins ?

— Je rêve, voilà que tu projettes les fautes de tes désillusions sur moi ? Je t'ai élevée, petite, comme ma propre fille ! J'en ai assez... je vais prendre l'air.

Comme à chaque fois qu'on entretient une discussion houleuse, elle fuit et se dirige donc vers le téléphone de la maison. Mamina appelle une amie à elle.

On s'annonce toujours avant de rendre visite à une autre famille, au risque que l'on nous ferme la porte au nez. C'est un profond manque de respect que d'arriver chez quelqu'un à l'improviste.

Son appel passé, elle informe ensuite par un autre coup de fil la Sécurité de sa sortie. Personne ne peut crapahuter dans les rues sans autorisation, alors nous devons informer le service approprié. Puis, elle sort, furieuse. Je ne la reverrai pas avant le repas de ce soir, sauf si elle se fait inviter, dans ce cas, elle ne rentrerait pas avant que la nuit ne soit bien entamée. Je serai déjà au lit. Elle me laisse à nouveau seule avec toutes mes questions. La frustration m'étouffe.

Sans plus aucune énergie, mes pas me portent jusqu'à l'étage où je me défais de mes habits du dimanche. En retirant ma chemise couverte de sueur, tant cette journée m'a semblé éprouvante, je redécouvre l'écriture de Keller sur mon avant-bras. L'encre bave un peu sous l'effet de ma moiteur et s'étale en suivant les minuscules marbrures de mon épiderme. Malgré cela, le numéro reste toujours lisible.

Je m'empresse d'enfiler un débardeur et un pantalon noir. Nos habitudes vestimentaires évitent les coloris extravagants et recherchent une forme de sobriété dans le blanc et le noir qui dominent dans nos armoires. Parfois, des couleurs pâles trouvent leur place, mais avec parcimonie, que nous revêtons que pour les grandes occasions. Grâce aux petits sachets d'herbes séchées qui embaument l'intérieur du mobilier, mes vêtements sentent bon la lavande.

Devant mon miroir encastré à même la porte de ma garde-robe, je réajuste ma chevelure dorée. Quitte à les refaire, j'opte pour une simple natte.

Enfin prête, je me rue vers le téléphone qui se trouve dans le vestibule de la maison, sur le guéridon en merisier décoré d'un napperon crocheté. Je recopie le numéro sur un bout de papier et compose le numéro avec empressement.

L'excitation de mon geste retombe vivement lorsque je me rends compte que j'ignore comment me présenter ni même qui demander. Je panique, alors que la sonnerie retentit, et hésite trop longtemps sur la marche à suivre. Mes pensées se mélangent au point de former une toile inextricable. Le bruit distinct d'un combiné que l'on décroche résonne et je me fige dans une torpeur étrange.

— Allo ?

— Euh...

Je m'apprête à raccrocher avec virulence, trop incertaine face à cette décision hâtive.

— Tu t'es décidée à m'appeler ? me demande-t-il en devinant qui j'étais.

Même son arrogance transparaît au travers du téléphone. Pire encore, il m'a reconnue avec ce simple « euh ».

J'ignore si je dois me sentir flattée ou paniquée.

En tout cas, cela me rassure de le savoir chez lui, il ne m'espionne donc pas.

—Je me suis dit que je trouverais sans doute des réponses à mes questions en te téléphonant, finis-je par avouer après un long silence.

— Tu es seule ?

— Évidemment, sinon je n'aurais pas pu t'appeler, lui fais-je remarquer.

— J'arrive !

Je n'ai pas le temps d'objecter qu'il me raccroche au nez sans la moindre civilité.

Quelle bêtise venais-je encore de commettre ?

Je m'en mordrais sans doute les doigts.

De surcroît, je désobéis au message que l'on m'a intimé dans mon rêve, parfaitement consciente que les retombées seraient catastrophiques.


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