Chapitre 1.3

Je prends place dans un coin reculé du parvis, sur un banc en pierre qui semble taillé dans le même matériau que celui du cloître, à l'abri de la ramure d'un puissant chêne. Malgré la chaleur, la brise légère m'effleure le visage et me fait un bien fou. Je lâche un profond soupir de soulagement.

Les jardins qui entourent l'église sont d'une rare beauté, œuvre de certains villageois qui offrent gracieusement leur bon service de jardiniers en guise d'offrande. De nombreux arbres parsèment la parcelle couverte de plates-bandes fleuries aux nuances les plus délicates. Les statues et les stèles sont bien entretenues. Agrémenté des chants des oiseaux, l'endroit est tout simplement idyllique. Aucune pollution sonore, car l'entièreté du village se trouve à l'intérieur de l'imposante bâtisse. Un pur bonheur.

— Tu ne participes pas à la messe ?

Je sursaute et me retourne pour faire face à l'importun.

C'est l'un des membres de la famille Keller que je ne connais pas vraiment. Ils vivent parmi nous depuis presque une vingtaine d'années et, pourtant, ils sont si discrets que personne ne pourrait en parler plus d'une seconde. Enfin... sauf pour les dénigrer. Personne ne s'en approche, parce qu'ils sont infidèles, comme une maladie presque létale qui pourrait nous emporter dans la tombe.

Cependant, il ne m'a jamais paru malveillant. Au contraire, le peu de fois où je l'ai croisé en ville, il m'a toujours adressé un sourire chaleureux, tout comme maintenant. D'ailleurs, il n'a même jamais mis les pieds à l'école. Peut-être que ses parents ont préféré l'instruction à domicile ? J'aurais fait pareil à leur place.

Contre toute logique, il saute par-dessus le grillage aux ornements gothiques, qui lui arrive à la taille, sans même s'égratigner aux pointes acérées.

— Je peux ? me demande-t-il en s'installant à mes côtés sans attendre ma réponse.

C'est la première fois que je l'observe d'aussi près et son apparence me plonge dans une étrange contemplation. Sa taille m'impressionne, il doit bien me dépasser d'une bonne tête, voire plus. Quand il passe une main dans sa chevelure sombre et désordonnée, qui dénote par rapport aux habitudes très strictes des villageois, une pointe de jalousie m'envahit. Quelques secondes d'égarement, mais je me raisonne rapidement. Je n'assumerai jamais ce genre de fantaisie, tout comme ses habits, à l'image même de son extravagance. T-shirt tape-à-l'œil, pantalon simulant le cuir, orné de ceintures qui lui entourent la cuisse, ainsi que des baskets d'un rouge vif. Un mot me vient en tête ; exubérant.

— Alors ? Tu sèches la messe ?

Dit comme ça, la culpabilité m'étreint. Je n'en ai jamais manquée auparavant. Une première qui me laisse un arrière-goût de honte que je tente de camoufler du mieux que je peux.

En gros, c'est un échec total !

Je n'ai jamais été très douée pour cacher mes sentiments. À voir son rire amusé, ça doit se lire sur mon visage.

— Je ne disais pas ça pour t'offenser. Juste que je me pose la question, c'est assez... inhabituel, non ?

Son ton reste doux et ne trahit aucun jugement. Une attitude avec laquelle je ne suis pas vraiment familière et qui me perturbe un peu.

— C'est... comment dire... je ne me sentais pas très bien.

— Besoin de prendre l'air ?

— On peut dire ça comme ça...

— Tu veux en parler ? me propose-t-il amicalement.

Encore une première qui me laisse sans voix.

Dans ce village, on ne s'exprime pas sur ses sentiments. Les émotions nous mènent parfois à commettre ou penser des choses horribles et nous croyons qu'il vaut mieux les cacher plutôt que de les partager. C'est un combat à engager avec soi-même.

Décidément, ce garçon, certainement mon ainé de quelques années, me surprend à chacune de ses paroles.

— Euh... on ne se connait pas. J'ignore si c'est une bonne idée. Puis, ce n'était qu'un petit malaise de rien du tout.

— Comme tu veux ! affirme-t-il sans s'offusquer de ma méfiance à son égard. Si jamais tu changes d'avis, je te laisse ça.

Il attrape un stylo bille dans son sac à dos, remonte la manche de ma chemise en soie sans même se formaliser de cette indélicatesse et grave à l'encre son numéro de téléphone à même ma peau, me laissant l'empreinte d'une caresse à mesure qu'il écrit.

Quand il finit, je lui reprends vivement mon bras et le recouvre du tissu de mon haut, pour me soustraire à son audace presque indécente pour des inconnus.

— Ça te prend souvent d'agir ainsi avec des personnes que tu ne connais ni d'Adam ni d'Eve ?

Il grimace lorsque je prononce les noms mythiques, comme si mes paroles le brûlaient au plus profond de son être.

— Qui te dit que je ne te connais pas ?

Sa remarque ne me plaît pas, car elle sous-entend des choses avec lesquelles je me bats depuis longtemps.

— Tu m'espionnes ?

Ma question lui extirpe un sourire ni bon, ni mauvais. Je ne sais sur quel pied danser avec lui. Sa présence me provoque autant d'appréhension qu'elle me rassure.

— Pas vraiment...

— Ce n'est pas une réponse, lui lancé-je sur la défensive.

— Si la curiosité te dévore, tu n'auras qu'à m'appeler. Ciao !

Il s'en va de la même manière qu'il est arrivé, comme s'il voulait éviter le père Chris qui s'avance vers nous. À ma hauteur, je l'interroge ;

— Il n'est pas un peu tôt pour interrompre la messe ?

— J'ai demandé au père Octave de me remplacer. Je me faisais du souci pour toi, tu semblais mal en point. Tu étais en bonne compagnie ?

— Pour être honnête, je l'ignore, lui réponds-je avant de changer de sujet. Je m'excuse de mon impolitesse pour avoir déserté votre sermon. Ce n'était pas mon intention.

— Tu es tout excusée, j'ai bien remarqué que tu ne te sentais pas très bien. Il serait mal venu de t'en tenir rigueur.

Une bonne âme que cet homme là !

Toutefois, je ne me sens toujours pas capable d'y retourner et pour une bonne raison. Si je remets les pieds dans l'église, l'ensemble des fidèles me dévisageront sans scrupule, mettant mille mots sur mes troubles qu'ils pensent certainement mieux connaître que moi.

— Vous m'excuserez, mon père, mais je ne crois pas avoir la force nécessaire pour poursuivre aujourd'hui. Je préfère rentrer chez moi, si vous me le permettez.

— Bien sûr ! Repose-toi, surtout.

— Que Dieu vous rende grâce, le salué-je.

— À toi aussi, mon enfant.

Je le quitte avant qu'il ne change d'avis, trop heureuse de pouvoir m'accorder du temps rien qu'à moi. Deux bonnes heures en ma propre compagnie sans devoir supporter les remontrances de mamina qui s'en donnera à cœur joie lorsqu'elle rentrera. Pensée que je regrette dans la seconde.

Je suis vraiment une mauvaise brebis !

Ma grand-mère et moi n'habitons pas très loin de l'église qui trône sur la place du Rosairanne. Une quinzaine de minutes de marche, à louvoyer entre les rues composées de maisons austères. Un village qui m'a toujours paru sinistre, surtout l'hiver lorsque la végétation sommeille, à l'image de la sévérité de ses habitants. Une communauté reculée de l'agitation des grandes métropoles.

Partout, la foi est présente, mais les opulentes villes regorgent de tentations et de vices, d'après les dires de mamina. Il vaut mieux s'en tenir loin. Les écarts de conduite sont sévèrement punis par de cruelles pénitences.

Mais où se trouve le pardon dans tout cela ? N'est-ce pas ce que le père Chris nous promet depuis toujours ? »

Il y a des choses que je n'arrive toujours pas à comprendre, même si ma foi reste intacte.

Le père Chris a accablé alors mon jeune âge, mes vingt-deux ans tout juste atteints, m'assurant que la sagesse gonflera en moi à mesure que les années passent. Je reste convaincue que les humains sont des êtres imparfaits et que parfois, même le plus saint des hommes peut commettre une erreur.

Depuis que l'Église gère les affaires d'État, reléguant les anciennes politiques aux oubliettes, les religieux dirigent le monde d'une main de fer. Le peuple suit les préceptes du plus précieux livre du monde, la Véritable Parole, avec rigueur sans jamais faillir.

D'ailleurs, qui pourrait désobéir ?

Je ne conçois pas que l'on puisse choisir une autre voie que celle-ci. Néanmoins, ce Keller dont j'ignore le prénom, semble s'épanouir en dehors de nos fondements. Je trouve curieux qu'on laisse cette famille s'écarter du droit chemin.

N'est-ce pas là notre devoir de les raisonner pour garantir la paix ?

En repensant à lui, je remonte ma manche pour contempler les chiffres élégamment tracés sur mon avant-bras et en détaille chaque courbe. Il m'a parlé comme si nous nous connaissions depuis toujours, me laissant son numéro de téléphone avec une facilité déconcertante. D'autre part, son préfixe m'interpelle, car il ne correspond pas à celui de notre communauté et les cellulaires ne sont octroyés qu'aux dirigeants les plus imminents.

Fait-il parti des hautes sphères de notre diocèse ?

Cette hypothèse me paraît ridicule et je la chasse très vite. Dans tous les cas, je ne me risquerai pas à l'appeler. J'appuie ma décision en rabaissant ma manche et poursuis ma route jusqu'à chez moi. Une demeure simple, identique aux autres de Rosairanne. Le mot d'ordre dans notre communauté est conformité.

Encore une entorse à la règle que se permet la famille Keller.

Je secoue la tête vivement pour me sortir ce type de l'esprit. Je ne dois surtout pas me laisser emporter dans leur folie laïque.

— Le mieux, c'est de m'en tenir éloignée ! soliloqué-je.

En arrivant devant les haies qui délimitent ma maison, je frissonne d'effroi.

— Encore cette foutue sensation désagréable !

Sur le perron, je scrute attentivement les alentours. À nouveau, je fais chou blanc. Je ne relève rien d'anormal alors que je me sens observée.

Sans perdre une minute, je pénètre chez moi pour retrouver la sécurité de ma chambre. Dès que je ferme la porte, mon malaise s'évapore instantanément. Phénomène étrange qui pourrait m'obliger à faire le vœu de ne plus jamais sortir de cette maison. En me posant sur mon lit, je m'assoupis.

***



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