Chapitre 1.2

Si j'étais née sous de meilleurs auspices, j'aurais eu une vie agréable. Ma grand-mère ne subirait pas constamment le regard des autres et je ne serais pas obligée de rester confinée chez moi, comme une malpropre. Je ressasse sans arrêt les mêmes pensées, encore et encore, à m'en rendre parfois malade. C'est ainsi depuis que je suis en âge de me poser des questions. Plongée dans mes réflexions, je sursaute quand le prêtre nous salue sous le porche de l'église, comme il le fait avec chacune de ses ouailles. Nous nous dépêchons de prendre place à l'intérieur de la nef, sur les bancs très inconfortables, notre bréviaire personnel entre les mains.

La bâtisse est bondée. L'odeur d'humidité et de renfermé, pourtant familière, nous agresse les narines. Cependant, échauffées par le soleil qui brûle dehors à cette époque estivale, nous sommes heureuses de profiter de la fraîcheur qui règne entre ces murs.

Notre ville de Rosairanne est profondément ancrée dans la foi, la seule et unique en ce monde. Personne, ici, ne remettrait en question l'existence du Seigneur et c'est plusieurs générations qui se réunissent naturellement pour recevoir la parole divine. À une exception près, à laquelle je ne préfère pas penser.

Seulement, depuis quelque temps, pour ne pas dire plusieurs années, l'impression que l'on m'observe, lorsque je quitte la maison, m'assaille et m'oppresse au point que je ne porte qu'une oreille distraite au sermon. Je me sens idiote, voire paranoïaque, car je n'ai jamais décelé le moindre indice m'indiquant qu'une tierce personne m'espionne bel et bien. Alors, je tente d'ignorer cette sensation désagréable qui me colle l'arrière de la nuque comme une masse visqueuse et dirige mon regard sur la chaire où le prêtre prend place.

J'aime beaucoup le père Chris. C'est un homme pieux, mais qui cherche une approche plus moderne par rapport au culte des autres paroisses. Adoré de tous, il accorde un temps précieux à guider ses gens lorsque le doute les tourmente. Sa patience est sans limite. À de nombreuses reprises, il m'a offert son attention, soucieux de mon bien-être, excusant parfois les pensées négatives qui m'ont souvent torturée quand il s'agissait de parler de mon géniteur. Je vois en lui la figure paternelle qui manque à ma vie. Un grand homme à la chevelure poivre et sel qui s'harmonise parfaitement avec son habit religieux. Ce qui est le plus marquant chez lui, c'est cette voix impérieuse, presque envoûtante quand il prêche la sainte parole, si bien que nous nous abreuvons de ses sermons avec avidité. Il exerce un charisme naturel sur tout un chacun.

Nous l'imitons dans nos gestes, levons les paumes vers le ciel pour recevoir la bénédiction de Dieu et inclinons la tête pour rester humble devant lui.

— Mes amis, mes frères, mes sœurs, je vous remercie pour votre fidélité indéfectible à notre Église. Votre foi m'atteint en plein cœur et je suis persuadé qu'elle touche notre Seigneur avec la même ferveur. Demandons pardon pour nos péchés et Dieu vous pardonnera, entonne le père Chris du haut de son perchoir.

Je m'exécute sans rechigner et entrelace mes doigts sous mon menton. Je connais tous nos rituels sur le bout des doigts comme un mantra que je répète pour prouver mon dévouement. Le geste me soulage du poids de mes erreurs et je récite mentalement ma contrition. Je ne suis pas à la lettre les litanies symboliques. Je préfère me montrer sincère en me confessant comme je le ferais avec le prêtre.

Je te demande pardon Seigneur, car j'ai péché. Je pense sans cesse à mon père. Son abandon me fait souffrir au point que je le déteste. Je peine à comprendre son attitude et il m'arrive de rejeter la faute sur ses épaules sans vraiment connaître les raisons de son départ. Je lui en veux de me sentir seule et abandonnée. Pardonne-moi ma faiblesse et guide-moi sur des chemins plus vertueux.

— Que ta volonté soit faite, murmuré-je.

Pour donner corps à mes paroles, ma main chasse le mal de mon être en partant de mon épaule droite, jusqu'à ma cuisse gauche. Je suis rapide parce que je confesse les mêmes erreurs commises depuis ma plus tendre jeunesse et me trouve misérable de ne pas parvenir à accorder mon pardon à mon géniteur dont je ne connais même pas le nom.

Après cela, je suis en droit de m'asseoir et alors que je pose mes fesses, je sens le regard perçant de mamina. Elle pense sans doute que j'ai bâclé ma prière pour en finir rapidement et me foudroie de ses yeux inquisiteurs.

— Tu devrais demander pardon pour tes préjugés mamina, lui murmuré-je pour ne pas perturber les autres.

Un petit rire amusé s'échappe de sa bouche. Même si elle fait régulièrement preuve d'une grande sévérité, sa bonté la rattrape toujours.

Rendez grâce à cette femme, pensé-je en la détaillant.

Ma grand-mère replonge dans son oraison silencieuse. Sa petitesse n'entaille en rien la prestance qu'elle dégage. Toute rondelette, elle est le portrait typique de l'image que l'on se fait d'une mamie gâteau.

Pendant que le troupeau se repend, je savoure ce moment silencieux. Néanmoins, l'horrible sensation d'être observée me tenaille toujours. Je surveille les alentours, mais tout le monde semble plongé dans sa méditation religieuse. La panique me gagne et accroît mon malaise qui n'échappe pas au prêtre Chris. Il me questionne silencieusement, inquiet de me voir si agitée.

D'un signe de tête, je le rassure et tente de reprendre contenance, mais j'ai l'impression d'étouffer, comme si les murs de la bâtisse se rapprochaient dangereusement pour m'écraser comme un vulgaire insecte. Malgré la fraîcheur ambiante, je sue, manque d'oxygène et passe un doigt machinal entre le col de ma chemise en soie, légère et élégante, revêtue pour l'occasion. Mon angoisse est si intense qu'un vertige me prend et je n'ai plus qu'une envie, sortir de l'église pour retrouver mon souffle.

Mais je ne peux pas. Il serait mal vu d'agir de la sorte, surtout en plein office.

— Tu te sens bien, petite ? s'enquiert mamina.

Sa main se pose instinctivement sur la mienne, moite.

— Non... je...

Je me retiens, je ne peux pas lui en parler. Depuis toujours, elle s'entête à annihiler les petites bizarreries de ma personnalité pour faire de moi une jeune fille modèle. Surtout depuis mon plus jeune âge où je me suis mise à poser des questions trop déplacées selon elle et qui n'ont pas leur place dans la bouche d'une fidèle croyante.

Elle a vu d'un mauvais œil qu'une gamine de cinq ans demande ; « Pourquoi Dieu permet tant d'horreur s'il n'est qu'amour ? Et pourquoi a-t-il permis que ma mère meure, me laissant orpheline ? Pourquoi ne punit-il pas mon père de sa lâcheté ? S'il est censé me guider, pourquoi ne le fait-il pas ? »

Une ribambelle de questions qui ne s'est arrêté que lorsque j'ai compris qu'elles ne trouveraient aucune réponse. Mamina s'est évertuée à me répondre que c'est dans la foi que j'obtiendrai ce que je cherche. Pour elle, mes interrogations ont remis en cause ma dévotion.

Au fil du temps, je me suis dit que je finirais par déchiffrer ces paroles que j'ai perçues comme une excuse, une échappatoire. À son grand désarroi, je ne suis pas comme ma mère, Marise Oranne, douce et docile. J'ai montré bien trop d'impudence pour une enfant. Trait de caractère qu'elle a rapidement étouffé dans l'œuf avant que cela ne prenne une trop grande ampleur à ses yeux.

— Bien... à présent, levez-vous ! proclame l'homme de Dieu pour nous inviter un chant à la gloire de notre seigneur.

Perturbée par mon malaise, je me lève à mon tour, mais la tête me tourne et je me rattrape maladroitement au rebord de l'agenouilloir qui se trouve devant moi. L'usure du tissu est rugueuse, désagréable.

— Aelah ! s'inquiète ma grand-mère

— Il faut que je prenne l'air... il faut que je sorte d'ici ! Ne me suis pas !

Je pars comme une furie, sans un regard pour les fidèles qui m'observent sans doute d'une curiosité malsaine. Mon pas, pressé et peu assuré, me porte difficilement jusqu'à l'extérieur.


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