Cimetière – Cité de Tréréa – 10 mars 2060

Aujourd'hui, cela fait trois ans que mes parents ont disparu. Trois longues années pendant lesquelles je me suis toujours demandé, pourquoi eux... la raison pour laquelle le sort s'est abattu sur nos existences de façon aussi soudaine et violente.

Ce maudit accident d'hélicoptère...

Cet anniversaire morbide n'est pas agréable à fêter, mais c'est notre manière à nous de surmonter le drame qui nous a frappé de plein fouet. De continuer à avancer malgré le désespoir qui m'a littéralement brisée, lorsque j'ai reçu cet appel de l'hôpital de Syré, la cité principale. Je réentends encore la voix douce du médecin, m'indiquer que mes parents ne reviendront jamais, mais qu'ils n'ont pas souffert.

Les yeux rivés sur la pierre tombale blanche et les inscriptions calligraphiées en face de nous, je serre fort la taille de mon jumeau, au point d'agripper violemment son tee-shirt noir. Il me rend mon étreinte, dans laquelle je ressens toute sa peine, encore bien présente malgré les années qui passent et le temps qui s'écoule.

Un soleil de plomb nous darde de ses rayons dorés, illuminant le cimetière d'une jolie lueur qui réchauffe nos cœurs attristés. Voir le nom de ceux qui m'ont donné le jour, inscrit sur un morceau de marbre, me déchire de l'intérieur, comme à chaque fois. Mais cela me procure aussi une sensation étrange de sérénité dont j'ai terriblement besoin, si je ne veux pas m'écrouler et sombrer à nouveau dans une terrible dépression, comme il y a trois ans. J'ai failli ne pas m'en relever. Et si Grégore n'avait pas été présent, je crois que je ne serai plus là aujourd'hui. Mes parents étaient tout pour moi, pour nous.

Grégore frotte doucement mon épaule gauche à travers la fine épaisseur de ma veste en coton noir. Ses mains sont rappeuses de trop tenir ses crayons à dessin et de les passer sans cesse sur du papier épais. La tête posée contre son bras, j'écoute le silence qui règne au cœur de cet endroit hors du temps. Situé sur une des collines de notre majestueuse cité, il est à l'abri des vents violents et des bruits de la ville. Des rangées de pierres tombales de différentes couleurs s'alignent sur plusieurs centaines de mètres, célébrant des existences qui ont été, mais qui n'existent plus. Des dizaines de bouquet de fleurs de toutes les teintes illuminent les lieux et les rendent un peu plus joyeux. Des enfants ont déposé des dessins protégés par des pochettes en plastique. Certains ne ressemblent plus à rien à cause de la pluie et de l'encre qui a dégouliné, mais c'est l'intention qui compte.

— Viens Cadélya, murmure mon frère dans mon oreille. Nous avons un pique-nique qui nous attend. Il ne faudrait pas oublier le nôtre, d'anniversaire.

Un faible sourire illumine mon visage quand je le tourne en direction de celui de Grégore. Mon jumeau a les mêmes traits fins que moi, les mêmes prunelles d'un bleu profond, aussi intense que celui du ciel lorsque tombe le soir.

Il me fait un clin d'œil, même si je peux lire au fond de son regard que le cœur n'y est pas vraiment. Il donne le change pour me protéger de ses propres sentiments, de sa peine encore intense, mais il ne peut rien me cacher. C'est l'avantage, ou l'inconvénient, on le voit comme on veut, de ce fameux lien de gémellité. J'ai toujours été très proche de Grégore, même depuis notre plus jeune âge. Nous nous sommes disputés à de nombreuses reprises, parfois violemment, mais notre amour fraternel est toujours resté plus fort, et reprenait le dessus sur le reste. Et encore plus depuis le drame qui a chamboulé nos existences.

— Oui, tu as raison, acquiescé-je en me détachant de sa chaleur et de ses bras.

Il plante ses mains dans ses poches, puis avance lentement sur le chemin de graviers gris, le regard fixé devant lui. Il me laisse encore quelques instants seule, comme à chaque fois. Mon frère a vécu son deuil d'une façon tellement différente de la mienne. Si moi j'avais besoin de parler, de pleurer à chaude larme, lui s'est enfermé dans un mutisme impressionnant et a refusé qu'on en discute, ou ne serait-ce qu'on évoque leurs noms. C'était trop dur, trop compliqué à gérer, lui qui n'avait pas l'habitude d'être submergé par ses émotions. Grégore a toujours tout retenu au fond de lui, refusant de montrer ce qu'il ressentait, ou ce qui le troublait. C'est un trait de caractère très marqué chez lui, et sa manière d'affronter les affres de la vie.

Nous nous sommes retrouvés si seuls après leur disparition. Nous n'avons plus de famille. Mes parents étaient fille et fils unique, et nos grands-parents ne sont plus de ce monde non plus depuis de longues années. Nous les avons à peine connus. Il nous a fallu avancer sans personne autour de nous pour nous aider à surmonter tout cela et à aller de l'avant. Pour cela, nous avons dû nous blinder contre la tristesse et le désespoir, devenir plus fort, mais en écartant quelque peu la joie et le bonheur. Nous n'avons pas beaucoup d'amis, pas parce que nous ne sommes pas sociaux, mais parce que nos études et travail respectifs nous prennent trop de temps.

Quelques plantes aux fleurs d'un rouge profond poussent autour du marbre blanc strié de vert. Elles donnent un peu de couleur à ce monde où la vie s'est brusquement arrêté. Tout en inspirant lentement le doux parfum boisé, je dépose le bouquet de lys blanc sur la tombe, près d'une inscription que j'ai fait graver pour leur rendre hommage : « À nos explorateurs du ciel, nous vous aimerons toujours... ». Parce qu'ils étaient des aventuriers, et que je les admirais pour leur courage et leur ténacité à envisager l'impossible. Eux qui rêvaient de voir les astres un jour. La pierre en forme d'étoile que j'ai choisie détonne au milieu des autres si classique, mais elle leur ressemble vraiment.

Mon cœur se serre soudainement et douloureusement, quand le visage de ceux que j'aimais se matérialise dans mon esprit. Je revoie l'expression mutine et amusée de ma mère, ses grandes prunelles noisette pétiller quand elle revenait de mission. J'imagine la voix grave de mon père nous promettre qu'ils rentreront à temps pour notre anniversaire, le dix mars, et que nous serons enfin réunis pour profiter de la vie tous les quatre.

Un petit rire nerveux me démange la gorge, alors que des larmes me piquent les yeux. Je les essuie rageusement, effaçant cette impression de trahison qui persiste au fond de mon cœur. Mes parents étaient passionnés par leurs métiers respectifs et leurs carrières sont souvent passées avant nous, même s'ils n'en avaient pas vraiment conscience. Nous n'avons jamais manqué de rien, et eu une enfance heureuse. Mais j'aurais tant aimé qu'il tienne sa promesse, ce jour-là...

— Cadélya ? porte la voix de Grégore jusqu'à moi.

Je relève la tête en direction de mon frère. Il se trouve près de l'entrée du cimetière, bordé par des arbres sublimes aux troncs épais d'un marron assez foncé. Les racines sortent de terre et forment des monticules à leurs pieds. Les feuillages aux dégradés de vert s'agitent doucement dans la légère brise de ce début de mars, formant des ombres sur le sol de graviers gris. Derrière lui, un portail en fer forgé noir grince quand il le pousse doucement pour sortir du cimetière.

— J'arrive Grégore. Donne-moi encore quelques secondes, soufflé-je dans le vent.

Je jette un dernier regard rapide au monument. Mes parents n'auraient jamais supporté d'être enterrés ainsi, enfermés dans une boite en bois au fond d'un trou recouvert de terre. Nous avons réparti leurs cendres au cœur du ciel, près de la mer où ils ont perdu la vie, pour respecter leur désir de reposer parmi les étoiles. Ces mêmes astres dont ils m'ont transmis la passion, et que j'espère pouvoir un jour côtoyer.

Je fourre mes mains dans les poches de mon jean noir, détournant les yeux de la pierre tombale. Rien ne remplacera jamais ce que j'ai perdu, mais j'ai bon espoir que le destin tourne enfin en ma faveur et me permette de réaliser mon rêve.

Je rejoins mon frère rapidement, essayant de remplacer la tristesse dans mon cœur par la joie de passer la journée avec lui et de profiter, tant qu'il sera présent à mes côtés. Personne ne sait jamais ce que nous réserve l'avenir.