Vers l'inconnu
Durant les deux jours suivant la bataille contre les bannis, Taryum avait été exempté de surveiller la muraille. Étant affecté à une importante mission, il était donc nécessaire que le wolkin pût reprendre un rythme adapté de sommeil.
La veille, quand il était allé au point de rendez-vous fixé sur le quai numéro un du port, on lui annonça que le départ a été retardé pour cause d'intempérie.
C'était interdit de prendre la mer lorsque celle-ci était de nature capricieuse. Il arrivait de manière hasardeuse que les augures sommaient tous les bateaux de ne point naviguer. Les courants et les marées coordonnés par un puissant vent venant du Nord provoquaient l'apparition de tourbillons d'eau faisant ainsi perdre le contrôle aux flottants. Pilotés par les gouffres, les navires finissaient ensevelis par l'eau ou fracassés sur les falaises.
Outre ces petits entonnoirs, chaque année, des entrailles de l'océan Njörd sortait un puissant courant qui parasitait la mer du Jugement empêchant l'eau d'en ressortir ; par conséquent, cela créait un gigantesque maelström au centre de cette dernière. Ce gouffre abyssal absorbait tous les objets flottants à plus d'une dizaine de lieux. Une fois pris au piège, seul la mort attendaient les marins.
Ainsi, ces derniers jours, les augures craignaient l'apparition de la catastrophe, car cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas pointé son nez. De surcroît, durant les derniers jours, un fort vent marin avait soufflé sur le royaume des humains.
Dans le passé, la colère de l'océan avait fait perdre de nombreuses batailles aux humains contre les nains en forçant le repli de certaines positions stratégiques par un blocage soudain des transports maritimes. D'ailleurs durant la bataille de la Concorde, ce chaos marin était survenu. La mer débordait et inondait les bâtiments au large. Les souterrains bloqués, les wolkins étaient affolés à la surface. Une évacuation des quartiers Ouest combinée avec un affrontement des plus déséquilibrés rendaient la noble capitale sous le feu de la terreur. Heureusement, Sperat sauva la cité de l'anéantissement.
Avec la durée de plusieurs jours du maelström, un aorass du vent pouvait créer un mur venteux au détroit des Conquérants afin de bloquer le courant. Néanmoins, rare étaient ceux qui avaient la puissance nécessaire.
À l'heure actuelle, l'apaisement de la nature atténuait les tensions des vivants. Le voyage de Taryum allait pouvoir débuter.
Ayant du temps libre, Taryum en profitait avec les orphelins. Il narrait la bataille et son fameux combat contre le démon qui s'était propagé dans la ville comme du feu sur du foin. Même la couronne avait diffusé ladite histoire dans les villes, encore une fois dans le but de fournir un idéal, et donc d'affermir le courage et la force des humains. Alors que sans Magni, il aurait perdu son combat...
Un hommage a été rendu aux morts de la bataille. Malheureusement, ces défunts n'occupaient que légèrement les paroles du peuple, ce qui attristait Taryum. Dans le royaume de Kolvary, la mort n'était pas tragique, c'était considéré comme banal.
Sa vision de ces héros qui s'étaient sacrifiés devant ces faibles yeux hantait ses pensées. Le chevalier dragon continuait à honorer ces derniers, notamment en rendant visite à leur famille et en témoignant leur courage aux orphelins. On devait les honorer davantage pensait-il.
Ses sages semblables de l'orphelinat écoutaient ces récits sans broncher, leurs yeux émerveillés, les esprits brouillés par les rêves, une passion de combattre vivifiée grâce à leur héros. Tous l'idolâtraient. Leur demi-dieu était enfin devenu brigadier, un fait loin d'être anodin à leur égard.
Mavioul lui montrait ses dernières chansons écrites. Pour faire plaisir à son héros, avant son départ, il réunit une petite troupe de spectateurs afin de montrer publiquement sa première création en tant que barde. Assis sur le piédestal de la statue d'Arvor, face à ses camarades, il saisit son arme. Collés aux cordes de sa guitare artisanale, ses agiles petits doigts débutèrent l'air mélodieux. Puis, pour la première fois devant autant de monde, il se mit à chanter :
« À l'ombre de la vérité
Durant la tragique soirée
Assaillie par la faux mortelle
Sous le joug des yeux du ciel
L'éveil de la meute
Désireuse de mort parmi la vie
Le repos éternel a jamais avili
Les damnés de la terre salivaient devant Wolkart
Sommeil exclu
D'une main sûre, l'arme tenue
Les vivants face à l'invasion
Entraînés par l'indivisible nation
Mortelle et sanglante fut la journée assombrie
Dans notre noble cité, l'agonie résonnait
Dans le rang des morts, les flammes terrifiaient
Dans la lumière, l'obscurité resplendit
Démons, ces bras du chaos
Leurs dards transperçaient nos confrères
La panique s'emparait du halo
Les humains rebutés face aux sanguinaires
Paralysés par le vermillon oculaire horrifiant un bourreau
Le feu propageait l'odeur du fumier dans l'air
La muraille fissurée, la corne d'abondance en fut entrebâillée
L'esprit et l'instinct ne formaient qu'un
face à la ruée des animaux nécrosés, rongés, affamés
Au nom de Berkholt, l'être tout puissant
Nos protecteurs guidés par la nature du triomphant
La peur remplacée par l'héroïsme qui baignait dans le sang
Malheureusement, ce fut une hécatombe
Mais, cela subjugua notre orphelin wolkin
Qui affrontait une incarnation des limbes
Chevalier dragon, au bord du précipice
Un élu le délivra du supplice
Réécrivant les règles imposées par le cosmos
L'aorass, maître des empyrées
Sauva la sainte cité de la calamité
Le retour de l'astre solaire
Par son scintillement, signa la victoire »
Malgré le silence du public, tous étaient stupéfaits, ahuris, bouches bées, Taryum le premier, devant l'époustouflante prestation de Mavioul. L'adulte était si heureux de voir son protégé débuter son onirique odyssée par un applaudissement unanime. Un sourire aux as se dessinait sur les lèvres du barbe qui rougissait. Il avait réussir conquérir sa foule, sa première victoire.
Le lancier fut comblé, car son orphelin avait rendu hommage aux héros qui se sont tués à la tâche en l'honneur de la patrie. Leurs histoires demeuraient dorénavant gravées dans l'art.
Cependant, l'éloge de l'aorass lui rappelait l'humiliation subie. Beaucoup de wolkins avaient entendu parlé de ce soi-disant héros ; le mensonge réconfortant avait volé la place de la sombre vérité, comme si souvent. Le contrecarrer ferait passer Taryum pour un rabat-joie. Sa quête de vengeance resurgit en même temps que ce pâle souvenir.
Après un moment convivial entre Mavioul et Taryum comme le font un père et son fils, le lancier dut partir, sa mission l'appelait. Le port, aux confins du quartier Ouest, était une zone très active, tellement que de nombreux gardes contrôlaient les certificats d'identités et la marchandise. Ils patrouillaient de jour comme de nuit afin de calmer les truands fouineurs. Une garde certainement renforcée par la traque du mage sanguinaire qui n'avait toujours pas été débusqué.
Cette histoire intriguait Taryum ; un sorcier isolé qui attaquait une capitale, ce n'était jamais arrivé de son vivant. D'ailleurs, c'était très rare qu'un de ses élus apparaisse publiquement. Ces êtres restaient à l'écart des populations qui les considéraient comme des renégats.
Jonchés de pavés en pierres, les quais étaient envahis de marchands pressés. L'interdiction de naviguer avait retardé les livraisons.
Taryum se dirigeait vers le quai numéro un, et qui avec le second étaient réservés à la couronne. À travers la dense foule, le jeune brigadier perçut, sur une coupée, Magni, toujours revêtu de sa seconde peau. Dès qu'il le vit, sa colère ressurgit encore une fois. La bête s'approchait de sa proie lentement en serpentant entre les bipèdes. À quelques mètres de sa cible, il saisit sa lance instinctivement. Tous ses sens se focalisaient sur sa proie.
Néanmoins, la raison éveillée par la peur réussit à relaxer son démon intérieur. Reprenant progressivement son calme, il se sentit un peu penaud d'avoir laissé cette fureur le dominer si facilement. Que serait-il passé s'il était passé à l'action ? Certainement un mort rapide. Bien que Magni ne le regardait point, Taryum se sentait mal à l'aise comme s'il était étrangement observé.
L'aorass portait, d'une facilité divine, des énormes caisses qui faisaient la taille d'un adolescent. Pourquoi n'utilisait-il pas donc son pouvoir ?
Outre son adversaire, une personne vêtue d'un garde-corps noir encapuchonnée l'accompagnait. Sur le pont, il regardait Magni qui transportait unes à unes les nombreuses caisses. Malgré le soleil au zénith, le wolkin ne pouvait pas visualiser son visage, ni même entrevoir un quelconque nez comme si un voile invisible l'empêchait de voir. Le plus surprenant, c'était l'absence totale d'équipage. Il n'était que deux sur ce navire fantôme. C'était bien étrange.
Soudain, quelqu'un posa sa main sur l'épaule de Taryum qui, par réflexe, sursauta.
– Et bas dis donc, je ne pensais pas vous faire aussi peur, dit l'homme en riant fort.
Le lancier le dévisagea importunément, car il ne savait absolument pas à qui il avait affaire.
– Vous bénéficiez d'un effet de surprise, ça aide pas mal. Excusez-moi de mon indiscrétion, mais qui êtes-vous ? demanda le garde-muraille avec les sourcils froncés.
– Ernold Sanctus pour vous servir. Heureux de vous rencontrer Taryum Highwind. Nous allons passer nos prochaines semaines ensemble. Rien de plaisant pour mes oreilles que d'écouter vos histoires qu'on m'a déjà tant narrées.
– Vous parlez probablement de notre mission. Je n'ai pas reçu autant d'informations que vous. Je ne sais toujours pas en quoi elle consiste.
– Oh ! s'étonna Ernold. Nous allons nous rendre dans les vénérables cités trolls, afin de rencontrer Osupa Ale, l'ombre de dieu, le chef tribal, Alafia'jan. Ne faites pas attention aux surnoms. En plus, j'en ai oubliés. (Il sourit une énième fois.) Là-bas, une personne marque sa valeur et sa place dans la société par ces titres. J'ai été envoyé par le roi pour assister notre émissaire dans sa quête.
Taryum fut confus, loin de penser une telle destination. Sa mission était bien plus importante qu'il ne l'avait imaginé. Savoir que l'on va rencontrer un vivant équivalent hiérarchiquement à Faersyth provoquait toujours un effet déstabilisant. Ces chefs incarnaient le passé, le présent et le futur de leur peuple. Un claquement de doigt de leur part pouvait tuer n'importe qui.
– Ça va changer de mes missions de garde nocturne ! formula le lancier surpris.
– Briser la monotonie de la vie est toujours source de revigoration pour chacun. Vous ne reviendrez pas le même, surtout après un voyage chez les trolls. Leur culture est si unique, remplie de mystères et de légendes, annonça-t-il d'un air sombre. Par ailleurs, est-ce la première fois que vous quitterez la plaine de Zéphyr ?
– Oui. Mais si je partais visiter Erzia, le territoire des pichigas n'aurait jamais été ma première destination. Beaucoup de rumeurs médissent ce peuple aux coutumes mystiques, voire malsaines. Ils ne m'inspirent pas confiance, discrédita Taryum.
– La réalité est comme d'habitude bien différente des dires, réajusta Ernold. Vous verrez par vous-même.
– On verra, admit le lancier dubitatif. D'ailleurs, il est temps de rejoindre notre cher transport.
– Oui, il manquerait plus qu'ils partent sans nous, divertit-il encore une fois.
Les deux camarades se dirigèrent vers le quai en question.
Taryum jeta un coup d'œil sur le bateau de son ennemi juré. Ils venaient tout juste de larguer les amarres. Brusquement, le bateau pris d'une forte accélération avança. Malgré le faible vent, les voiles étaient tendues au maximum, certainement grâce au pouvoir de l'aorass.
Alors qu'il s'éloignait, Magni, assis sur le pavois arrière, se retourna soudainement et dévisagea Taryum avec son œil démoniaque.
Se souvenant des terribles sensations qui l'avait affecté, il fut transcendé par un désarroi devenu habituel, si bien qu'il le repoussa aisément. Sentir la pénétration de l'œil dans son corps comme s'il lisait en lui était surprenant la première fois, mais pas les suivantes. Gagnant en confiance, le jeune lancier reprit la route, brisant le contact oculaire en premier.
Durant leur marche, Ernold lui racontait des anecdotes barbantes. En dépit de sa sympathie, il n'en demeurait pas moins trop volubile. Cet excès de paroles exacerbait Taryum. Ainsi, il priait pour qu'il se taise, sinon le voyage risquerait d'être plus long que prévu, bien plus long...
Devant leur transport, le chevalier dragon fut désenchanté ; le caractère royal et majestueux n'était pas celui attendu. La petitesse d'un navire favorisait une vitesse plus importante. Sur le gaillard arrière, là où se tenait le gouvernail, deux humains discutaient tandis que les marins préparaient le départ. L'un des deux personnages devait certainement être le capitaine reconnaissable grâce à son chapeau atypique, et l'autre avait l'air d'être noble compte tenu de sa tenue raffinée. Il portait une longue veste bleu où un roc figurait dans son dos, un signe royal hautement distinctif.
Sur le pont, les membres d'équipages saluaient Taryum et Ernorld qui renvoyaient les révérences reçues. Une caisse de la taille du chevalier dragon attendait au milieu. Que pouvait-elle bien contenir d'aussi gros ? Les caissons de nourritures avait été entreposés dans la cale.
Le capitaine et le noble les rejoignirent. L'aristocrate amorça le dialogue :
– Salutation Taryum Highwind et Ernold Sanctus.
– Bien le bonjour. Heureux que vous ne soyez pas parti sans nous, itéra le blagueur qui fit souffler le lancier.
– Ne vous inquiétez pas, on ne pouvait pas partir sans nos pièces maîtresses. Capitaine, nous pouvons désormais partir. Puisse qu'Éole nous emmener à notre destination ! Vous, dit-il en regardant des marins. Amenez l'énorme caisse dans la cale en prenant bien soin de point l'abîmer.
Éole était un être légendaire presque divin pour les marins. La légende le définit comme étant le premier aorass contrôlant le vent au service du roi Wolkart, le premier des rois humains. Aujourd'hui, ces descendants vivaient encore à Searing dans le silence de la défaite de leur patriarche Kylto.
– Allons dans la cabine du capitaine. Il ne manquait plus que vous pour expliquer l'opération que Faersyth nous a ordonné d'exécuter à bien, annonça le noble en regardant Ernold et Taryum.
Dans ladite pièce, quatre humains assis sur des chaises ou des caisses les attendaient. Le jeune brigadier n'en reconnaissait qu'un seul.
« Salutation à tous, commença le noble. Humble chevalier dragon, je vais vous présenter votre brigade que vous allez diriger. Pour débuter, voici, Pierrick Darvy, notre jeune espoir qui a rejoint l'armée il y a peu grâce à ces prouesses au combat. Après, nous avons Gilm, un brave soldat qui ne nous a jamais fait défaut. Vous devez d'ailleurs sûrement le connaître. Il provient lui aussi de l'orphelinat. (En effet, il était un orphelin tout comme Taryum, mais il appartenait aux personnes vidées de tout sentiment d'humanité. Le lancier ne discutait jamais avec ce genre d'homme. Ce Gilm ne lui avait jamais inspiré confiance à cause de son sombre regard.) Ensuite, il y a Jassot Scythès, un agile archer qui a su prouver sa valeur durant la guerre de l'Origine. Et par la suite, nous avons le privilège d'avoir une femme guerrière parmi nous, Liana Lècus, qui appartient à la noble famille des manieurs des doubles-lames. Et enfin, nous avons Ernold Sanctus, un ancien prêtre qui s'est reconverti en anthropologue spécialisé dans les cultures trolles. (Après un léger silence, il reprit:) Excusez-moi, j'ai failli omettre de me présenter. Pour ma part, je suis Hamol Borlia, un émissaire proche du roi. Chargés par notre souverain, nous sommes aujourd'hui réunis en vu d'accomplir une grande mission qui marquera l'Histoire. Ainsi, une lourde responsabilité pèsent sur nos épaules. (Taryum vit Pierrick en stress, ou peut-être excité. Il tremblait tout en serrant férocement ses poings.) Certains le savent sûrement déjà, nous nous dirigeons vers Bazvïol, l'intrépide capitale des trolls. Nous débuterons notre périple par une escale dans la nouvelle ville humaine, Magelan. Elle se trouve dans la partie inférieure de la péninsule de Wool. Puis, après deux jours à cheval, nous devrions pénétrer dans le territoire troll. Pour au final, atteindre la capitale en quelques jours. »
Pierrick Darvy était un jeune blond équipé d'une épée et d'un bouclier. La maigre personne qu'était Gilm se battait avec des dagues. Son baudrier en contenait deux. Jassot Scythès était le plus âgé d'entre eux. Derrière ces cheveux blancs, se tenait son arc qui ne lui avait jamais fait défaut. Cette arme lui tenait particulièrement à cœur, on le voyait grâce aux côtés artistiques de part les courbures stylisées et les marques minutieusement dessinées. Une œuvre d'art ! Liana Lécus, une femme aux cheveux blonds chatoyants, a hérité des devoirs et ressources d'un énième clan familial reconnu dans Wolkart. Façonnés par un maître forgeron appartenant à leur maison, ses lames étaient chacune dans un fourreau. Taryum avait entendu dire que ces armes pouvaient fusionner pour devenir une seule et unique.
– Mais quelle est la finalité de notre mission ? Demanda Liana soucieuse.
– La couronne m'a demandé de conclure une alliance avec les trolls. Vous devez ainsi m'escorter, certains trolls ne sont pas bienveillants envers les humains.
– Dans quel but ? insista de nouveau la femme.
– Notre roi a souverainement décidé, avec ces conseillers et ces commandants, de reprendre là où la paix nous a arrêtés. Nous allons bientôt envahir Ebrad, le territoire des nains avec l'aide de nos nouveaux alliés.
Tous furent choqués. Aucun ne put cacher sa surprise sauf Guilm totalement indifférent. À la place, il lorgnait attentivement chacun de ses coéquipiers.
– Bien évidement, cela doit rester confidentiel pour l'instant, ordonna Hamol sur ses airs de chef.
– Enfin ! s'écria spontanément Jassot. Nous marchons vers notre vengeance !
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