Un homme, un mercenaire, un sage
Tels des œuvres d'art, les deux premiers hommes furent façonnés par les démiurges, l'un, nommé Adam était de nature faible, tandis que l'autre était intimement proche de ses créateurs. Une source d'énergie inouïe et innée déferlait en lui. Imprégné d'un pouvoir divin, cet élu fut le premier des aorass, Berkholt. Deux femmes ont été sculptées afin d'ériger une lignée. Néanmoins, l'enfant de Berkholt ne fut point le demi-dieu attendu, il demeurait aussi vide qu'Adam. L'aorass demanda aux démiurges une seconde procréatrice à son égal. Mais le ciel le rejeta, l'homme était devenu une menace. L'élu chercha donc toute sa vie un moyen de façonner un être aussi unique que lui. Après avoir traversé monts, mers, déserts, il termina son voyage dans les enfers. Outre les dieux, seul une autre sommité avait le pouvoir d'exaucer son vœu. Sa nature était si indigne aux yeux des vivants que son nom rimait avec poussière. Sa magie permit d'enfanter. L'ultime souhait de l'aorass fut exaucé. Nonobstant, l'enfant fut divisé en deux : une partie domptée par une lumière rayonnante, et l'autre engloutie par une souffrance éternelle...
Tandis que Kenshin lisait un chapitre de la genèse du Livre des Anciens, il fut interrompu par son ami Babdel, un aubergiste de la cité de Tyrma. La petite ville à quelques lieux de la Mer du Jugement était isolée d'un commerce fleurissant du fait de l'absence de port. Les marchands préféraient prendre le bateau pour voyager. La proximité avec la capitale aspirait les habitants. C'est pourquoi seuls les paysans y faisaient halte pour commercer avec les mineurs. Ce bourg se réduisait à servir principalement d'approvisionnement rapide en pierre pour la capitale. Inscrite dans l'Histoire depuis à peine huit années, la paix a détruit les péripéties. La banalité conséquente affectait ce bourg, comme la plupart des cités humaines. Les habitants s'y étaient habitués. Loin des douleurs de l'éternelle guerre, ils ont choisi un travail paisible afin de remédier à la croissante pauvreté.
Babdel était un homme arrondi sur les bords, revêtu de vêtements traditionnels, c'est-à-dire d'une cotte et des braies de couleurs ternes. Surnommé le grand nain par ses proches amis, il avait emprunté la taille et l'arrogance de ladite race. Auprès de ses clients, sa sympathie et son sérieux se commutaient quelques fois avec un subtil humour, ce qui lui assurait une clientèle fidèle. Depuis sa naissance, l'aubergiste était prédestiné à devenir aubergiste. Babdel fut passionné par son travail qui se résumait à faire vivre son trou, tout se liant d'amitié avec la vie. Il rigolait avec les habitués et accueillait avec hospitalité les passants. Un lieu fort calme la journée et très jovial le soir, voire trop. L'auberge était l'endroit où aller dès lors qu'on débarque dans une ville qui nous était inconnue. Au fil des années, il est devenu une personne reconnue et respectée dans les environs. Le cailleux s'occupait de soutenir Kenshin.
En cette fin d'après-midi, en voyant son ami toujours absorbé par les livres, Babdel lui demanda avec son habituelle humeur joviale :
– Que lis-tu cette fois ?
– Le fameux Livre des Anciens, répondit Kenshin en fermant le livre.
– Ah ! Je pensais que tu étais aussi exceptionnel que moi à ne pas croire ces balivernes, médit l'aubergiste en claquant de ses mains son ventre ballonné. Ce livre décrit des légendes folkloriques, et a été écrit par des soi-disant élus de la lumière. Malgré leurs existences prestigieuses couronnées par des multiples titres élogieux, nous ne savons absolument rien sur eux, même pas leur nom.
– Ce livre m'intriguait. Chaque humain le connaît, et pourtant peu de gens l'ont lu.
– Surtout parce que personne ne sait lire correctement, interrompit niaisement Babdel.
– Ce n'est une raison pour nier son influence, réajusta Kenshin. Ce livre se démarque des autres, car il a été sanctifié. Par ailleurs, il apporte une réponse à notre origine parmi toutes celles qui existent.
Babdel souffla. Il reprochait à Kenshin d'être trop focalisé sur les mystères de l'Histoire, alors que le temps se prêtait à plutôt vivre afin d'oublier leur ancienne vie.
– Parlons bien, parlons utile. J'ai une information qui devrait t'intéresser, déclara Babdel avec son léger sourire. Il y a une personne qui est arrivée ce matin. C'est une marchande qui cherche un mercenaire dans une quête d'escorte. J'ai d'ors et déjà déblayé le terrain en ta faveur. Eh en plus, elle est mignonne.
L'aubergiste gênant donna plusieurs coups de coude rapides dans l'épaule de Kenshin. Ce dernier souffla à son tour, lassé des habitudes grivoises de son ami.
– Voyons ?! Qu'est-ce que tu racontes ! s'exclama nerveusement Kenshin frigide. C'est davantage son prix et sa destination qui m'intéresse. Les connais-tu ?
– Elle souhaite aller à Wolkart. Ça va du moins changer de tes gardes nocturnes. Avec de la chance, tu te contenteras de devenir un petit livreur de poule comme tu aimes si bien, ajouta-t-il en rigolant. Si tu veux, elle se trouve à côté de la cheminée.
Babdel pointa du regard la table où se trouvait ladite marchande.
– Merci. Si demain, je ne suis pas réapparu dans ce trou, c'est que je suis en train de protéger une vendeuse de poules, murmura le mercenaire insistant sur les derniers mots.
Le travail de mercenaire se composait, en grande partie, de gardes dans les fermes victimes des fréquentes attaques de bandits et de bannis, ou d'escortes de marchandises sur les routes à l'affût des nombreux assaillants. À cause de la paix, les armées sont devenues inutiles, ce qui impliquait inéluctablement leur lente dissolution. Un nombre conséquent de soldats s'étaient reconvertis en brigands ou en mercenaires pour survivre face à la pauvreté. Âgé de dix-huit hivers, Kenshin exerçait ce gagne-pain depuis la mort inattendue de son seigneur. Auparavant, son quotidien se résumait à accompagner dans ses déplacements ledit sire. Le jeune humain n'aimait pas cela, mais esquiver l'enrôlement obligatoire dans l'armée du fait de la guerre constituait une priorité. D'après les dires de son frère, la sévérité et la hiérarchie se faisait ressentir violemment. Sans pour autant être comblé par le bonheur, il se contentait d'être libre. Kenshin était rabat-joie. La routine tuait sa bonne humeur qui était déjà fort rare. Étant doué au combat, il en profitait et vivait de cela. Équipé d'une épée à une main et de son gant en mailles de fer, le vagabond savait bien se défendre pour son âge. Son style de combat était original et maîtrisé. C'était un soldat privé qui se démarquait des autres hommes banaux. Guidé par ses gagnes-pains, Kenshin errait dans la province d'Halnia, surnommée la bouche des hommes en raison des fermes qui la jonchaient. Le Royaume des humains était l'un des plus étendus et peuplés des territoires que comprenaient Erzia.
Seulement lorsque le besoin financier survenait, le mercenaire quêtait un revenu. Ainsi, il décidait de se reposer fréquemment à l'auberge, aussi libre que le vent. De ce fait, Babdel le considérait comme un paresseux qui vagabondait sans s'investir dans un travail. Il le poussait donc à travailler. Selon son ami, Kenshin gâchait ses talents ; l'armée lui aurait rapidement proposé une promotion.
Kenshin alla lentement vers cette marchande en tenant fermement son épée afin de donner une bonne impression. Il fallait toujours se démarquer des autres pour être enrôlé. Tous les mercenaires risquaient leur vie pour protéger des affaires qui ne leur appartenaient pas. La mort de l'enrôlé provoquait inexorablement celle du patron, ainsi une crainte naissait lors de l'engagement par peur que ce soit leur dernier choix. Dans l'hypothèse de leur survie, se faire déposséder démolissait la réputation du mercenaire.
En rejoignant son probable futur travail, l'homme était surpris en apercevant la recruteuse. Elle était vêtue de braies, de bottes en cuir et d'une cotte recouverte d'un garde-corps verdâtre. L'épée tenue au baudrier fut le plus étonnant. Rien n'empêchait les femmes de savoir combattre, mais c'était très mal vu. La civilisation misogyne refusait d'éduquer militairement ce genre d'individus. Malgré ce privilège si on peut le qualifier comme tel, cette marchande était très féminine grâce à ces longs cheveux soyeux et bruns, et un charme naturel qui avait sûrement fait tomber plusieurs hommes.
– Bonsoir, est-ce vous qui recherchez un mercenaire ? demanda Kenshin.
– Oui, un capable de protéger ma marchandise jusqu'à Wolkart, répondit-elle en reluquant son invité. Les bandits se font nombreux ces derniers temps.
– Je suis disponible si vous êtes intéressés, indiqua-t-il assuré et en s'asseyant. Combien payez-vous pour ce voyage ?
– Quatre-vingts japs d'argent, affirma-t-elle sans hésiter. Sous conseil de l'aubergiste, c'est donc vous que j'ai décidé d'engager.
Kenshin fut étonné du prix, c'était une valeur bien élevée pour une simple escorte.
– Bien, je suis à votre service. Quand partons-nous ?
– Nous partirons demain au zénith, rendez-vous devant l'entrée sud de Tyrma, annonça-t-elle.
Kenshin acquiesça d'un hochement de tête. La discussion se coupa nette. Elle quitta la table, lui aussi, satisfait d'avoir un poste sûr et généreux. Cette trouvaille était aussi rare que son sourire. La destination n'était autre que la fameuse capitale du royaume de Kolvary, Wolkart. Située sur la plaine de Zéphyr, la région au nord-est d'Erzia, cette cité se situait au sud de Tyrma à une demi-journée à cheval. Kenshin n'allait pas souvent à là-bas, car il détestait son environnement oppressant qu'il qualifiait d'agressif. L'agitation et les rues bondées de vendeurs, d'acheteurs et d'arnaqueurs créaient un vacarme assourdissant. Néanmoins, par la présence du port, c'était l'excellence pour les affaires, un nid à marchands où de grosses primes étaient en jeu. Un lieu où le travail abondait autant que l'argent. Le départ de jour ne dérangeait pas, il était habituel à cause de la menace nocturne constituée par les bannis.
Le crépuscule ascendant, Kenshin alla à la librairie petite, mais respectable pour le bourg qui l'accueillait. Les quelques livres et le vide trouvaient leur place sur les étagères en bois fort âgé. Il rendit le Livre des Anciens, même s'il n'avait pas fini. Après un jugement rapide, Babdel le convainquît de son désintérêt. L'ouvrage reconnu comme un livre sacré par le berkholisme, la religion des humains, était vieux et surtout beaucoup trop incertain. Il ne narrait que des fables hypothétiquement vraies. Kenshin n'avait point pas confiance en ces dogmes. Il ne vouait aucune haine envers le berkholisme en particulier, mais plutôt contre toutes les théologies qui saturaient et divisaient Erzia. Chaque race avait sa religion, sa gamme de dieux, et leur propre vérité.
Le mercenaire visita les rayons empoussiérés, comme les fascicules. Il en avait lu une certaine quantité, mais la majorité se contredisait sur un bon nombre de points. Le libraire, devenu familier à l'obsédé du savoir, lui recommanda le livre qu'il venait de recevoir, Aorass, les êtres de magie et élus des Dieux, écrit par le plus célèbre de tous les aorass, Sperat ex pacem. Le titre ex pacem était conféré aux êtres ayant participé à la mise en place de la paix, et donc à la fin de l'Originelle. Sperat était l'humain le plus renommé d'Erzia, un des pionniers de la paix et certainement l'être le plus influent.
Si la description que l'on portait à cet individu était juste, alors le livre en serait tout aussi fiable, pensa Kenshin. Il était fasciné par l'Histoire, même si à l'heure actuelle, les mensonges se plongeaient dans la vérité oubliée. Aucun être vivant se souvenait des causes de la guerre, ni quand elle a débuté. Comment a-t-elle éclaté ? Combien de temps a-t-elle duré ? Comment le passé a-t-il pu être aussi vite oublié ? Telles sont les questions qui hantaient les quelques Erzians intrigués, et surtout Kenshin qui vouait un profond intérêt sur la résolution de ces mystères. Les peuples se constituaient d'êtres vidés de toutes connaissances et tous sont devenus des victimes des carnages incessants de la guerre. Cette dernière s'était sûrement entendue sur plusieurs générations, voire plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires. Qui sait ? Les populations étaient manipulées comme si la vie ne représentait qu'une arme parmi tant d'autres, qu'un objet à consommer.
Le mercenaire avait appris à lire, une capacité rare parmi les Erzians. Cette particularité le poussait à s'instruire davantage pour mieux cerner ce monde renaissant. La plupart des livres étaient des ouvrages soit trop récents pour énoncer la stricte vérité, soit trop anciens pour connaître l'intention de son auteur. Peut-être que dans un de ces livres, les mots écrits énonçaient l'authentique et pure vérité, celle qu'il recherchait. Kenshin eut pour objectif de détacher les mensonges attachés à leur Histoire et de connaître les faces cachées de ce monde. Pour l'instant, il avait lu plusieurs livres, mais aucun ne se départageait. Les ouvrages lui donnaient des informations justes et mineures. Sa méthode était simple : lire les plus récents qui détenaient un savoir sûr, et à partir de là, essayer d'en déduire le passé dans les récits les plus anciens.
À cette époque, l'Histoire était une science ravagée par la guerre de l'Origine, surnommé l'Originelle. Durant celle-ci, le passé s'est vu dépossédé par les multiples purges de savoir, et ainsi oublié dans le temps. Les nouveaux livres et les survivants diffusaient une vérité à forte chance d'être falsifiée comme si les écrivains se considéraient tels des démiurges. Peu de savoir fut conservé. Les livres tantôt brûlés, tantôt détruits, tantôt oubliés s'étaient volatilisés en même temps que l'Histoire. Les personnes vivaient sur des fondations absentes, mais ils se contentaient d'oublier, contrairement à l'assoiffé de connaissances qu'était Kenshin. Il s'y intéressait, pour remédier à son absence de vie. Ses parents lui étaient inconnus. Son frère qui s'était substitué à leur rôle, ne lui en avait jamais parlé. Néanmoins, à son tour, la dernière personne qui avait de l'importance dans sa vie se volatilisa. Son histoire avait rimé avec désespoir, ce qui forgea son mépris à l'égard des autres. Dorénavant, sa force de vivre s'était accouplé avec son caractère solitaire, pour donner l'homme qu'il est, aussi insensible qu'inintéressant.
Le mercenaire retourna à l'auberge de son ami pour se reposer puisque le soleil était déjà couché. Quand il rentra, une odeur particulièrement rance lui agrippa les narines, c'était celle de l'alcool. À quelques endroits, le sol était aspergé de ce liquide. Les murs et les tables avaient également bu. Leur bois en était recouvert. Un bazar total. Sous l'œil de son assistant, Babdel s'amusait avec ses amis autour de bonnes pintes, mais la limite du raisonnable était dépassée. Kenshin, regardant un des partisans de l'alcool décuvé, demanda à Badbel :
– Tu n'es certainement plus en état de réfléchir, alors évite de faire trop de bruits, je pars demain pour une durée encore inconnue. J'espère que la marchande ne dort pas ici, elle va très mal nous regarder.
Babdel s'exprima avec difficultés. À vrai dire, ses paroles étaient inintelligibles.
– Ouais ouais, je suis d'accord, médit Kenshin qui ignorait les dires tout en se dirigeant vers les escaliers. Demain, tu vas regretter tes actes, tu vas devoir tout nettoyer, et tu vas faire fuir ta précieuse clientèle.
– Reviens Kenshin! On doit parrrler de... je sais plus, hips ? marmonna-t-il avant de rire spontanément sans raison.
– Bonne nuit, mon ami.
Kenshin n'insista pas ; Babdel avait bu, cette fois un peu trop. Son nez rouge en témoignait. C'était rare. Le mercenaire superstitieux avait tendance à penser à un mauvais présage lorsque une chose étrange s'immisçait dans son quotidien. Une coutume humaine ancrée dans la culture.
Après être rentré dans sa chambre. Il alluma sa bougie via une allumette. Il s'installa confortablement dans son lit composé d'un matelas en sacs de paille et d'une fine couverture. Le sage pénétra tranquillement dans le livre qu'il venait d'emprunter. Les premiers passages de ce dernier lui apportèrent des informations sur la nature des aorass :
...Ces êtres pouvant déformer, altérer, créer la matière dont eux-seuls possèdent le secret, sont le fruit de l'union de deux aorass, à la condition que la chance leur sourit. Un privilégié ne peut pas naître entre un être déchu, démuni du don de magie, et d'un élu. À notre époque, une poignée de familles communautaires d'aorass ont survécu. Ils transmettent un solide héritage à leurs nouvelles générations. Ces élus des dieux ont toujours été une source d'espoir pour le peuple. Durant cette nouvelle période inhabituelle, j'appelle les aorass survivants à s'unir et à maintenir cette paix fragile. (Petit à petit, les paupières de Kenshin s'alourdissaient. Plongé dans sa lecture, il luttait inconsciemment.) Cependant, malgré une descendance banale, certaines personnes se voyaient attribuer un pouvoir étrange. Plus instable et hasardeux, cette magie n'a pas de barrière comparée à celle des aorass. Ces seconds élus se nomment les mages. Au cours de leur enfance, une finesse d'esprit naît et croit en eux jusqu'à l'éveil de leurs pouvoirs vers la dixième année, tout comme les élus connus. Bien moins présents que les aorass, beaucoup ignorent encore leur existence, mais ils demeurent parmi nous, ou même à l'intérieur de vous...
Le livre s'effondra sur son torse. Kenshin ne pouvait plus lire davantage, il venait de sombrer dans un paisible sommeil, dans un monde encore merveilleux, loin des réelles souffrances de la vie, et de celles qu'il endura bientôt.
Le lendemain, à l'heure du départ, le continent d'Erzia se faisait doucement illuminer par la lumière de son étoile. Kenshin, impatient de partir, attendit sa patronne. Il ne devait jamais être en retard afin de ne ternir pas sa petite réputation de bon garde du corps. Quand elle arriva, ils partirent à bord d'une charrette conduite par deux chevaux. La cargaison fut recouverte d'un épais tissu ce qui empêchait de voir la marchandise. Kenshin ne savait pas ce que la femme transportait, mais il ne voulait pas savoir. Moins on sait, mieux on est, comme il le pensait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top