L'éveil des ténèbres

La lune traversait le ciel rembruni. Les nuages aux couleurs de la nuit occultaient par moment la lumière naturelle du miroir solaire. Certains y voyaient un triste signe du destin, comme l'aurait pensé Susano. À leurs avis, ce qui est demeurait être de simple image. Si on brouillait leur reflet, alors les choses n'existeraient plus durant cet instant voilé. Et par conséquent, le saint Soleil s'évadait dans les abîmes de l'obscurité avec l'espoir d'un peuple meurtri.

Taryum n'était pas superstitieux, mais il vivait dans un milieu où les appréhensions fusaient autant que les mots. Pendant qu'il se reposait sur une caisse après avoir partiellement réussi son secours, il entendit deux soldats en discuter.

– Tiens la lune a encore disparu, annonça l'un dont la faible voix témoignait la perte d'espoir.

– Berkholt nous a donc abandonné ?! s'inquiéta l'autre.

– Peut-être que tuer nos frères lui déplaît ? conjectura le premier.

– Tu te trompes, intervint Liana. Un ami ne t'aurait pas attaqué comme le font ces immondes créatures.

Par respect envers la noble reconnaissable par le blason royal, ils inclinaient leur tête. Ils n'auraient probablement pas agi de la sorte s'ils avaient aperçu ces longs cheveux féminins.

– Dans l'hypothèse où tu considères les bannis comme tes frères, alors n'oublie pas que parmi eux se trouvent des nains. Ils sont nos ennemis.

Heureusement qu'aucun petit homme ne se trouvait à côté. Entendre le terme ennemi l'aurait fait vriller.

Une succession de cri d'humains coupa le fil de la discussion. La faiblesse et les écarts résidaient chez les soldats n'ayant pas connu la guerre. Cependant dans un combat où chacun avait une place importante, contrairement aux mêlées des champs de batailles, la moindre faute pénalisait les voisins. Face à des vagues incessantes qui s'intensifiaient en raz-de-marée, les premières erreurs jaillissaient. Et la mort enrayait les faibles.

Assurément, lorsque Taryum s'empressa d'inspecter la raison des cris, comme tous ces confrères, il vit les défauts d'entraînements. L'enceinte humaine qui tenait pourtant depuis un long moment venait de perdre un membre. Le wolkin n'avait pas réussi à résister à un banni qui avait son épée plantée dans le torse. Mordu au cou, son âme avait crié durant tout le temps qu'il lui restait. Sa dernière vision fut un mort qui le dévorait. Désormais deux cadavres s'empilaient. Tel un barrage qui cédait face à la pression d'un fleuve, les fautifs condamnèrent au retrait leurs voisins. Quelqu-uns suivirent le défunt zéro dans l'au-delà, là où Berkholt les accueillerait. Par un effet boule de neige, l'agonie hurlante déstabilisa un homme qui succomba des morsures, puis un second. La ligne s'arqua çà et là. Rapidement les renforts en arrière bouchèrent les trous, et les archers transperçaient de traits la marée montante. Les bannis instinctivement se concentraient dans les brèches, comme guidés. C'était difficile de les repousser, mais les wolkins réussirent. Toute la cité était encerclée ; la faucheuse pointait sa faux vers elle. Les bannis multipliaient les brèches, et la peur de mourir frayait son chemin. Ces hiatus impliquaient le recul progressif du front. Les pertes humaines devaient impérativement être brûlées. Une renaissance en ces abominations ne pouvait pas être tolérée. Leur nom disparaissait en même temps que leur existence, en dépit des prières de leur famille résidant six pieds sous terre.

L'officier en charge du nord eut l'initiative de construire des feux derrière la ligne. Cela serait fort utile, car les bannis craignaient le feu, et seraient donc inertes face aux brasiers. Supportés par des collèges de même rang, un champ de lumière se consolidait. En outre, il permettrait aux wolkins de souffler. Les roulements entre soldats étaient de plus en plus ponctuels. La fatigue assoupissait les humains.

Le plus dérangeant était le fait que la horde ne diminuait point en agressivité, ni en nombre. Bien au contraire, elle augmentait et par la même occasion le flux également. L'espace entre les bannis rétrécissaient. C'était d'ors et déjà invraisemblable au début de la bataille, mais là c'était inimaginable. Ces créatures de nature solitaire étaient réunies en une masse qui rivalisait avec les armées d'autant. Le moral des troupes se fracassaient à petit feu, au profit de la fatigue. Leur journée de travail déjà pesait sur eux. La majorité n'avait toujours pas dormi depuis l'aube. Bien que dépassés par les évènements, les wolkins ne faiblissaient aucunement, sinon la honte s'abattait sur eux. La nation les exhortait à dépasser leurs limites à un point où seule la mort les libérait de ce devoir. Périr à la place de vivre dans le déshonneur, tel était leur mantra. La guerre de l'Origine leur avait donné une raison de vivre : combattre pour protéger leur vénérable patrie. Durant cette nuit, cette force ensommeillée par la paix ressurgissait.

La vision qu'avaient les archers était cauchemardesque. L'horizon rouge demeurait. Malgré la peur, ils déversaient une pluie de feu. La divine lumière de Wolkart purgeaient les abominations et donnait de la véhémence aux trancheurs. Les sagittaires étoilaient le ciel comme si Berkholt constellait les cieux. Pour remédier au spectre naissant de l'effroi, l'officier signalait la situation, et louait les soldats par une forte voix pour que le plus de personne l'entende. Après avoir combattu auprès des Commandants durant la Guerre, il sut imiter leur rôle d'influenceur qu'il ne comprit qu'à présent. La force d'un homme était influencée par son environnement, et un Commandant se devait de détruire tous les sentiments néfastes à la concentration et à la volonté chez toutes les soldats. Diriger autant d'individus, être leur pilier le rendaient très anxieux. Mal faire constituait sa pire crainte. Du fait que personne ne remettait en question ses ordres, il ne fut que légèrement rassurer dans sa tâche. De toute manière, personne ne contestait jamais un ordre. Il apprit ensuite qu'un brigadier le laissait agir pensant qu'ils partageaient le même grade. Le compliment réconforta son cœur rongé par le doute. Cet ennemi contre lequel il intimait aux troupes de lutter le terrifiait, mais son courage si humain voilait la déstabilisante sensation.

Sous son regard d'officier, les feux s'allumaient derrière le front. Le champ de lumière repoussait les bannis réticents dès les premiers picotements, comme prévu. Tandis que les plus anciens de ces créatures, ceux dont la faim s'était mélangé avec leur existence, se ruaient inconsciemment sur le feu. Après quelques suicides, ils réussissaient à balayer le bois et dont à diminuer les brasiers, avant de les éteindre. Ainsi des soldats se devaient de protéger ceux qui les maintenaient en sécurité. Fallait-il attendre le jour, ou exterminer les bannis ? La question ne trouva pas en l'espèce de réponse dans les pensées du commandant imitateur.

Quant aux bannis, nombreux s'embrasaient grâce au feu des traits. Ceux aux alentours des cramés s'écartaient du fait de l'éblouissement. Par chance, les flammes pouvaient se propager entre eux, mais cela se produisait rarement. Le temps d'un claquement de doigt, la moindre étincelle les carbonisait en un vulgaire tas de cendre. Le vent en leur défaveur renvoyait toutes les odeurs infectes des carcasses brûlées. Malgré le nombre de bannis purgés qui était conséquent, l'essaim n'avait pas rétréci, au contraire, il s'étoffait. Sortant des abîmes ténébreux, les morts-vivants rejoignaient le champ de bataille.

Pour eux, la notion de vie n'existait. Le désir viscéral, unique chose qui impliquait la volonté, les forçait à se ruer vers la vie. Tuer ou être tuer provoquait la même issue : la grâce de mourir. Tellement obnubilés par cette devise qu'ils en oubliaient ceux qui les entouraient. Seuls les véritables vivants les intéressaient. Les cadavres se bousculaient, et les malchanceux qui chutaient se faisaient piétiner. Même avec une enveloppe charnelle disloquée, leurs anciens membres intimés continuaient à avancer vers Wolkart. Ils agissaient comme des entités distinctes. La faim les contrôlait. En dépit de l'absence d'une quelconque intelligence, ces monstres demeuraient redoutables. Ils vagabondaient dans le calme de la nuit et tourmentaient les paisibles rêves. Seule la lumière dissipait ces cauchemars vivants.

Les humains narraient à leurs enfants les histoires des bannis pour les terrifier. Ces créatures défiant les lois de Mère Nature étaient extraordinaires. Mais durant cette soirée, les souvenirs juvéniles ressurgirent. Voir des doigts, des bras, des jambes ou des têtes qui continuaient à se mouvoir rendaient les vivants toujours mal à l'aise, voire horrifiés.

Pour ceux stationnés sur l'enceinte de pierre, admirer la percée de lumière chez les rangs ennemis réchauffaient les cœurs. En formation de pointe, les chevaliers fracassaient la horde. Ils faisaient de l'ombre aux ténèbres de la plaine avec leurs feux transportés. Les cendres croulaient sous les sabots enragés des chevaux. Chaque destrier était enveloppé d'un barde pour les protéger des griffures et des morsures. De temps en temps, un banni réussissait à faire trébucher un destrier qui se faisait immédiatement ensevelir. La moindre erreur impliquait une morte certaine. Leur fléau était conçu spécialement contre les bannis. À l'intérieur des boules poreuses, du bois gras imbibé de suie s'enflammait facilement. Les étincelles se confondaient avec l'air à chaque frappe. Cependant, les multiples fracas contre la paroi et les mouvements incessants, les flammes s'affaiblissaient de surcroît jusqu'à leur extinction. À l'intérieur de la formation, des cavaliers s'occupaient de rallumer d'autres fléaux avec des torches.

Par ailleurs, le nombre de chevaux appartenant à l'armée était misérable, ce qui rendait l'unité ridicule en effectif. Trop coûteux à entretenir, ces animaux de combat ont été vendus aux marchands, notamment nains. La civilisation de ces lilliputiens n'avait point de cheval. Ils utilisaient uniquement les qul'raks, mais sous des conditions très restreintes. Les ventes seraient certainement regrettées du fait de la bataille.

La situation était en apparence sous contrôle, malgré les quelques perturbations. Les troupes étaient prêtes à l'arrivée imminente de la horde qui s'affaiblissait considérablement grâce aux cavaliers. La confiance et la sérénité imprégnaient les wolkins imaginant innocemment la facile victoire. Wolkart était protégé par la lumière de Berkholt par l'intermédiaire de ses sujets. Néanmoins, les humains n'ont pas réussi à prendre l'avantage. La bataille stagnait en leur faveur. Par ailleurs, une pénurie de flèches risquait de surgir. Les carquois se vidaient au fur et à mesure des salves de feu. Depuis le début de la soirée, le vent nord-est glaçait les vivants. Le froid s'insinuait dans les êtres. Les quelques bourrasques menaçaient d'éteindre les précieux feux.

Soudain, le brigadier pensa à une tragique situation :

« Et s'il pleuvait ?! »

Mais il était hors de question de se rembrunir. L'apparent commandant prit directement les choses en main. Il ordonna à des soldats de ramener des augures afin qu'ils pussent lui donner un avis concret sur l'avènement ou non de la pluie.

Le repli permit de reprendre une énième fois du souffle. La durée de la bataille creusait considérablement la fatigue, malgré les exclamations de l'officier encourageant. Quelques-un protégeaient les foyers, d'autres essayaient de rafler le plus de fausses vies possibles. Taryum saisissait les cadavres avec sa faux et les amenait dans un feu. Les cuirassiers défendaient corps et âmes les porteurs de flambeaux. Ces derniers aidaient les blocs de métal lorsque les bannis commençaient à l'ensevelir.

Des fois, des étincelles de lumières apparurent dans la foule ennemie. De la fumée noire s'échappait. Cela réjouissait les braves de Wolkart. Les déflagrations provoquées par les flèches enflammées se propageaient parmi les bannis. L'espace entre ces monstres avait diminué grâce à la horde.

Les blessés recevaient le privilège d'arrêter le combat. Pourtant, l'esprit de la nation, l'amour pour leur cité et la profonde conviction de protéger leur peuple les revigoraient, ou les déraisonnaient selon le point de vue.

« La douleur est faiblesse. L'honneur réside dans son dépassement », se répétaient-ils.

Dès lors qu'on les mettait l'écart à cause de leur blessure, les wolkins se considéraient intuitivement comme des déserteurs. Le devenir n'était pas juste interdit, c'était une profonde honte. Quel roi aurait voulu d'un soldat aussi faible dans ses rangs si honorables.

La bataille ne durait sans pour autant qu'un camp se démarquât sur le champ de la victoire. Néanmoins, la faucheuse ne restait jamais à patienter. L'officier et les archers remarquaient la dislocation imprévue de l'unité cavaliers, comme s'ils fuyaient quelque chose. Des hurlements de détresse déchiraient le ciel. Ils provenaient de la plaine. Leurs sources lumineuses s'éteignaient les unes après les autres. L'unité avait cédé sa place à l'anarchie, pourchassés par des ombres bestiales. Plus de la moitié furent tués en quelques instants.

« Comment est-ce possible ?! », s'inquiéta à voix basse l'officier fortement inquiet.

Il souffla instinctivement dans le cor de repli positionné sur l'arc de la porte, dans l'espoir que les cavaliers puissent l'entendre et rappliquer. Les survivants au massacre se dirigeaient vers la cité. Néanmoins, aucun d'eux ne parvint à l'atteindre. Pour ceux qui battaient en retraite vers le nord, leur sort fut identique au reste de l'unité. Les ténèbres avaient absous la lumière.

En complément de cette étrange attaque, on considérait que la horde était arrivée. Elle n'a jamais été aussi dense, et ne pouvait l'être davantage. De plus, des vagues de bannis se dirigeaient étrangement vers le front est, comme si on mouvait des pions sur un échiquier.

*

Sur le front est, l'afflux des bannis s'intensifiait, plus lentement qu'au nord, et certainement guidé par les cris de désarroi qui les appelaient à les rejoindre. L'horizon rouge s'intensifiait aux yeux des archers.

Certains cadavres ambulants tentaient d'escalader les murailles. Heureusement le nombre avantageux d'archers remédiait aux accumulations. Il fallait mieux éviter tout trou dans l'enceinte d'une importante fragilité de ce côté. De temps en temps, ils se marchaient dessus aux abords des murs de pierre. Sacrée aubaine pour les sagittaires qui fabriquaient un feu de camp instantanément. Les révolutionnaires décimaient d'une facilité stupéfiante les bannis. Grâce aux armes enflammées, un simple effleurement suffisait à les faire cramer tel du foin. Les pertes humaines étaient uniquement dues aux imprudences ou inattentions. Cependant, après un certain temps, le feu magique cessait. Phœnix n'avait plus assez d'énergie pour reconstituer une légion ardente. Ainsi, les insurgés adoptèrent une nouvelle stratégie axée sur la défensive : boucher les failles de l'enceinte.

Grâce à leurs longs boucliers rectangulaires et arrondis en épousant leur corps, ils reconstruisaient la muraille. Les nains, plus solide sur leurs appuis que les humains, étaient en première ligne ; ils maintenaient chacun une carapace qui pesait presque leur poids. Ils espaçaient de temps en temps des boucliers pour permettre aux trancheurs de tailler. Des gants de fer fabriqués par leur génie les protégeaient des griffures des bannis et autres entailles, au cas où. Le reste lançait des débris du quartier délabré pour briser les corps à distance. Un projectile bien lancé pouvait démembrer une tête.

De plus le roulement pour contrer la fatigue se produisait avec aisance. Les nains chargeaient les bannis pour les faire trébucher en chaîne. Il reculait, et avait le temps d'échanger de place avec d'autres nains.

Cette stratégie était en symbiose avec les sagittaires et Phœnix qui était entre-temps monté sur la tour centrale. Du haut des belvédères, ces derniers enflammaient le champ de bataille. Les carcasses face à la muraille des boucliers permettaient aux flammes de faire des petits foyers temporaires, mais assez pour bloquer les horreurs. Dès qu'un monstre était incendié, les nains les poussaient pour propager le feu à d'autres. Ils accomplissaient cet enchaînement occasionnellement, l'intervalle de temps pour réussir était serré. Les bannis brûlaient extrêmement vite. L'aorass était un élément essentiel, ils purgeaient les rangs ennemis grâce à ces boules de feu qui explosaient à l'impact. Cependant, avec le combat qui s'allongeait fortement dans le temps, Phœnix s'épuisait au fur et à mesure, tenant bon grâce à sa détermination, comme tous les vivants.

« Pour la paix ! », se répétait-il.

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