Idée 5


On avait toujours aimé nos longues marches, celles où l'on se perdait en forêt ou dans de vieux bâtiments. On était plus attirées par les arbres que les maisons de ville. Ce n'était pas encore au point de l'urbex à ce moment là, elle n'était pas encore parti. 

Ma mère ne m'accompagne plus aujourd'hui. Ses grands monologues ont disparu pour ne laisser place qu'au son affreux de mon souffle court en pleine montée. C'était l'année dernière, la grippe avait été violente, sa nuit assez courte, elle est partie en douceur. Je n'ai jamais pu me lasser de notre petite habitude, c'est une bouffée d'air nécessaire à mon petit monde. 

Le chemin débute en bas de la montagne, au bord du village. Il a plusieurs possibilités qui peuvent mener jusqu'au sommet. Celui que j'emprunte monte doucement et tourne beaucoup, je ne suis encore jamais allée au bout. En tout cas, pas grand monde passe par celui-là, les autres préfèrent prendre celui qui monte d'un coup, une question d'égo jamais réglée. On commence avec quelques marches en bois, un petit chemin qui disparait presque une fois entrée sous les grands sapins. Après trois ou quatre virages, on voit sur le côté une vieille église que je qualifierais de gothique, étant donné les détails. Bien étrange à cet endroit je l'admets. Ma mère m'a toujours interdit d'y entrer. Elle ne supportait pas les églises, ne pouvait jamais rester plus de deux minutes à l'intérieur. Elle n'allait jamais bien loin d'ailleurs, elle restait au niveau de la porte, pile en face de l'allée centrale. Elle se figeait, on la sentait angoisser, puis elle sortait, manquant d'air. J'avoue avoir hérité de ce mal être, à la différence que je ne rentre absolument plus dans une église depuis mes sept ans, après avoir senti une main sur mon épaule sans personne à voir. 

Cette église là je la trouve pourtant belle. Grande et assez sombre, on voit après l'avoir passé une grande rosace en vitrail très détaillée à l'arrière. Elle prend les deux tiers du mur, c'est dire. Les pierres du cimetière qui la colle sont de même couleur, sombre, bien alignées. Les hauts sapins qui cachent le tout donnent une  allure à la fois apaisante et lugubre. Un peu comme deux mondes qui n'ont rien à faire ensemble. 

Aujourd'hui ça me démange. Je piétine, passe des dizaines de fois au même endroit et repasse. J'angoisse à la simple idée d'aller la voir. Mais cette fois je suis seule. 

Il y a six marches pour monter à la porte, vieille et lourde de son bois qui s'humidifie. J'ai du mal à l'ouvrir d'ailleurs, elle doit être scellée. J'ai bien envie de donner des coups, mais je ne veux pas tout abîmer. Après, qui ne tente rien n'a rien... Je ne comprends pas pourquoi je suis tant obsédée à l'idée d'entrer alors que je ne supporte pas les églises. 

Sur ce, la porte s'ouvre, je dois la pousser encore un peu pour m'y faufiler. C'est à prendre un coup de panique si jamais je dois sortir vite. 

De l'intérieur elle a l'air absolument immense. Haute sous toit, toute la lumière entre par la seule rosace qui apparait en face. Les six fenêtres de chaque côté sont recouvertes de planches. Il n'y a aucune meuble, ce qui accentue l'impression de grandeur. Le vieux parquet abîmé présente un trou énorme en son milieu, puis se termine par un gigantesque double escalier qui passe devant la rosace. Des planches ont sauté ci et là, la végétation s'est laissé dire qu'elle pouvait s'inviter partout. 

J'avance lentement, jamais deux pieds au même endroit, surtout en arrivant vers le centre. On n'aurait jamais deviné comme ça, venant de l'extérieur, à quel point le tout était à deux doigts de s'effondrer. Tout craque tellement que j'ai parfois l'impression d'entendre des pas sur mon côté. Des petites choses tombent du toit, comme des gouttes d'eau, mais on ne les entend pas quand elles tombent. 

J'arrive enfin à l'escalier. La rembarde était recouverte de tout son long par une multitude de bougies fondues. Il y en avait de toutes tailles, je regrette dans ces moments de ne pas avoir de briquet. Je fait face à la rosace, elle est vraiment impressionnante. Je me sens comme une mouche face à une roue de voiture. Mais la lumière est belle, on voit tous les petits détails qui composent le grand vitrail rond. Le travail est magnifique.

Je redescends de l'autre côté. Je trouve presque décevant d'avoir déjà fini mon tour. Je n'ai même pas été angoissée. Pas d'autres portes sur les côtés. Il doit bien y avoir autre chose. Il y a toujours des petits secrets. Je laisse tomber le grand trou au sol, bien trop dangereux, et je ne vois que du noir. Il y a un espace sous l'escalier, comme s'il faisait une arche. C'est très sombre et l'air qui en vient est glacé. Je tapote doucement sur les bords, cherchant la brèche d'où peut venir l'air. J'entends craquer sous mes pieds, un pas après l'autre jamais au même niveau, je finis par toucher sur le fond gauche un bois extrêmement sec qui casse par rapport au reste. Je cherche la poignée. Je ne sens pas de métal, pas de sensation froide. Bon. Je glisse mes mains une dernière fois avant de partir sur l'autre côté, quand je sens un petit trou dans la porte. J'essaie de la tirer vers moi, elle s'ouvre bien plus facilement que l'autre. Pas de lumière, évidement. Je prends mon téléphone et essaie d'avancer avec. Je me surprends encore à vouloir autant continuer. C'est à se demander si c'est vraiment une église. 

J'enchaine plusieurs petites salles séparées par des portes en bois, de plus en plus faciles à ouvrir. On semble descendre à chaque fois. Tient, c'est une porte rouge cette fois. Au moment de la passer, je vois une lumière qui vient de l'autre côté. Il y a comme un hôtel recouvert de nombreuses bougies, allumées cette fois ci. J'en rallume une qui semblait s'être éteinte, puis continue mon chemin. Ce ne sont plus des salles mais un chemin dans la pierre. Je continue ma descente, avec pour seul bruit les quelques gouttes d'humidité devenues trop lourdes au dessus de ma tête. Le chemin tourne subitement sur la gauche. Il semble y avoir une grande lumière qui vient de l'autre bout. Je me rapproche, et reste bouche bée bloquée sur l'entrée. 

La galerie est juste énorme, insoupçonnée, je ne comprend pas comment il peut y avoir autant de lumière naturelle en sous-sol. D'immenses colonnes tirées des plus belles cathédrales sortent de ce qui semble être un lac souterrain. Il est si clair, c'est lui qui semble tout éclairer. Le plafond est magnifique, tout décoré et sculpté à la main. Il y a comme des rayons par ci et là, reflétés par des mini miroirs intégrés aux somptueuses colonnes. 
Un petit escalier collée au mur me donne la possibilité de descendre à ce qui ressemble à un "quais". Une barque à la voile blanche déchirée y est attaché. Je ne peux pas repartir maintenant, et décide de monter. 

J'avance sur le milieu du lac, je me sens apaisée, comme un soir à Venise. Je passe plusieurs fois sous des arches, de plus en plus décorés. Il y a de moins en moins de lumière, mais l'ambiance devient bleue et très satisfaisante. 

J'arrive sur un petit bout de terre, comme au fin fond d'une grotte. Pas de quais, pas de bois, que de la roche. Il y a une grande porte noire au bout. Ce n'est déjà pas la même sensation. J'aurais pu repartir dans ma forêt mais je me laisse tenter par la belle poignée en tête de lion. 

Plus j'avance, plus il fait froid. On est sur la fin du printemps et pourtant, je sens mes mains devenir bleues et de la vapeur sort de ma bouche. J'arrive dans une église, une grande rosace en face de moi. Il y a des bancs tout le long cette fois. Les deux premiers rangs de chaque côté sont occupés par des individus aux longues capes, capuches sur la tête. Ils forment un chuchotement commun et des vocalises graves, bien différent de ce qu'on a l'habitude d'entendre dans une église. Je n'arrive pas à voir s'ils savent que je suis là, je préfère ne pas bouger pour ne pas les déranger. 

Et puis il y a cette sensation. La même que quand j'avais sept ans. Je me sens soudainement mal, pas d'air, je suffoque. Sa main est terriblement froide, totalement noire, cette fois je peux la voir. Ses ongles longs ne se différenciant pas de ses doigts  caressent mes cheveux. J'ai froid. Je m'étouffe. Les vocalises s'amplifient, mon souffle est définitivement perdu. 

"il y a longtemps que nous t'attendons."

Son murmure était très doux. Sa voix grave m'aurait presque apaisé si les capuches ne s'étaient pas levées. Je me sens piégée. Je ne tiens plus, je détale vers la porte d'où je suis venue. Je reprends ma barque, le paysage semble différent maintenant. J'ai du mal à repartir, je fais ce que je peux pour donner de la vitesse malgré la voile percée. Le lac, si beau tout à l'heure, me laisse maintenant l'une des visions les plus terribles. Des visages sortent d'ici et là, certains crient, d'autres pleurent, et parmi leurs longues lamentations certains s'adressent à moi. Ils me hurlent dessus, je ne comprends pas ce qu'ils me reprochent. Leurs voient stridentes me montent à la tête, prennent de plus en plus de place.

Je remonte toutes les salles au pas de course. Je n'arrive pas à savoir si je suis suivie, mais leurs voient semblent me dépasser. Je me couvre la tête avec mes mains, je tente de passer les portes tant bien que mal. 
De nouveau dans la première église, tout s'arrête. C'est comme si rien de tout ça ne s'était passé. Soulagée, je me retourne une dernière fois vers la rosace, puis m'en vais à la porte entrouverte. Moi qui avait tant de mal à l'ouvrir tout à l'heure, voilà qu'elle grince avec le vent maintenant. 

Me voilà dehors. La porte se claque violement derrière moi. Il fait nuit visiblement. Je redescends chez moi, je ne capte rien de ce qui vient de se passer. 
Sortie de dessous les sapins, je ne me rend même pas compte qu'un grand soleil cogne sur le village. 

Une fois chez moi je ferme tout à clef, porte, fenêtre, volets, aucune possibilité d'entrer ou de sortie. Je m'assoie dans ma cuisine. Je pose ma tête en arrière, soulagée d'être arrivée. J'entends ma mère qui me demande comment était ma marche. Je me redresse soudainement. Il était là, juste en face, un verre à la main, il trinque à mon regard. Assis dans l'ombre, je ne peux plus le quitter des yeux. Je suis perdue entre le monologue de ma mère, et sa longue main noire qui soutient son grand sourire.  

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