La première nuit et le premier jour

« La nuit tous les chants sont tristes. »

                                                                     Jacques Pater

Dans l'obscurité de la nuit profonde, arrivèrent les deux fugitifs. Le moteur éteint, le spectacle musical de la nature reprit. Les criquets chantaient depuis quelques temps leur funeste symphonie. Ces insectes en fredonnaient une différente chaque nuit, selon les faits, les ragots et les histoires de la journée. Le moteur coupé, le silence reprit son droit. La mort avait remplacé la vie comme les doutes avaient substitué la certitude. C'était leur première nuit hors du village, la première nuit dans une voiture, la première nuit libre du servage qui les emprisonnait. Le calme succéda au stress de la journée, de la circulation discontinue. En effet, la fatigue se lisait sur leur visage juvénile. Depuis ce matin, le couple ne s'était pas arrêté une seule seconde, en effet la traque avait débuté, une traque interminable.

Les jeunes échappés se garèrent dans un champ pour être le plus discret possible, au milieu des broussailles jaunâtres et des mauvaises herbes vivaces. Une lampe à huile était posée sur le bord du balcon marquant la présence de vie. La charpente de la ferme avait dû faire plus que son temps et avait traversé différentes guerres et générations. Cette charpente, en mauvais état, subissait les intempéries, et ne pouvait pas être remplacée par manque de moyen et d'argent.

Les campagnes connurent un fort exode, amorcé depuis plusieurs années, au profit des villes qui vécurent un boom démographique sans précédent. Dans ces campagnes, le froid, et la peur firent la loi. Le chômage battait son plein, la valeur des roubles chutait. Beaucoup de villages devinrent des ruines et rayés de la carte. Quelques fermiers parsemés sur la superficie de la Russie résistaient au froid, à la misère, à la famine. Les étables furent pillées puis brûlées, une par une, quelques-unes tenaient encore debout témoignant les vestiges d'un passé censé être glorieux et prospère. Les fermes, à quelques poignées de roubles, connurent un fiasco n'atteignant à peine une centaine d'acquéreurs.

- Nous voilà arrivés pour la nuit, après cette journée éprouvante, souffla Léna.

- J'ai attendu ce moment toute la journée, répondait Dim'

- Tu sauras patienter cinq minutes de plus ?

- Hum, oui !

- Alors viens dehors observer les étoiles, par cette nuit magique.

Lena lui tira le bras, et désigna, par son doigt fin, le ciel, là-haut. Lena suivait des cours d'astronomie à la faculté, et par conséquent, elle connaissait par cœur, le nom de toutes les constellations, et savait les reconnaître.

- Ici, tu vois, c'est la Grande Ourse ! Là, c'est la casserole. Enfin, ici, c'est le verseau.

La jeune femme regrettait de n'avoir pas pu emporter son télescope. Ce dernier avait été laissé à sa place, au bord de la fenêtre, pointé sur Vénus.

- Regarde-le, observe-le, appréhende-le, et il deviendra tient, conseilla-t-elle à Dimitri.

Allongés dans l'herbe, la tête levée vers les astres, vers l'au-delà, les deux jeunes rêvassaient, songeaient à ce que c'était réellement la liberté.

Que signifiait vraiment la nuit ? L'interprétation de l'astronomie (et de la science) différait de celle des religions. Même les religions entre elles se contredisaient, mais sur le papier, elles se ressemblaient. Toutes les religions avaient pour but de mener à un bonheur spirituel alors pourquoi menaient-elles toujours vers la guerre ? Le dictionnaire était le seul livre pouvant départager ces diverses opinions.

Nuit : Nom féminin (n.f) désignant la période qui s'écoule entre le coucher et le lever du soleil.

Cette définition ne pouvait être contredite, contrairement aux croyances.

À leurs yeux ébahis, les cieux paraissaient immenses. Exceptionnellement, ce soir-ci, le ciel était dégagé, ce qui facilitait l'observation de ces points lumineux, qui pour d'autres symbolisaient la vie ou la mort. Ces milliers d'étoiles tapissaient le ciel noir. Une étoile filante traversa le « firmament », ne laissant pas indifférent les spectateurs. Le dernier voyage avant sa mort. Savait-elle que sa fin était imminente ? Non. Que valait une étoile par rapport à une autre ? Le prix n'était fixé que par l'aspect extérieur de l'astre et non par son rôle dans l'amas de galaxies. Le ciel devint lui aussi un marché financier, comme l'océan, les mers et les plages. Le ciel devait appartenir à tout le monde et non pas seulement à une poignée de personnes possédant un bout de papier. Nul besoin d'un certificat pour séduire une femme, toutes les étoiles se trouvaient déjà dans ses yeux. De toute façon libre à nous de les contempler, personne ne pouvait nous ôter ce droit-là ! Poser son pied sur une terre, ou posséder une feuille atteste qu'un objet nous appartenait ?

Après avoir colonisé (et pollué, ravagé) la Terre, on colonisera l'espace ? Mais où étaient les limites du possible ? De nos jours, les avions de ligne substituaient les étoiles, lorsqu'il faisait jour, et que les astres n'étaient pas visibles.

Revenons à l'astronomie. Les petites étoiles (en termes de masse) mourraient, ou s'éteignaient plus rapidement que les grandes. Déversant derrière elles une traînée jaune, une traînée de poussières dorées, un héritage.

- Fais un vœu, Dim' !

- C'est fait !

Tous deux savaient ce que l'autre avait fait comme vœu, celui d'être ensemble pour l'éternité, d'être libre.

Pressée contre lui, Dim' goûtait ces lèvres roses, une tentation. Leurs lèvres s'associaient, comme une sorte d'invitation pour aller plus loin.

- Ça te dirait de faire un truc dans la voiture ? Je n'attendais plus que ça, depuis ce matin.

- Oui, cette aubaine est enfin arrivée.

Dimitri l'embrassa sur le cou, la faisant rire. Ensuite, Lena s'installa à califourchon sur lui et enleva son haut. Ses sous-vêtements noirs mettaient en valeur son corps ainsi que sa poitrine. Il caressa son corps lentement, profitant de chaque seconde de sa peau grenue. Ses doigts semblaient s'électriser. Leurs doigts s'entrecroisaient, se décroisaient, puis s'entrecroisaient de nouveau. Sa pimpante fiancée défit son soutien-gorge d'un coup agile de main, libérant sa poitrine. Elle éteignit la petite lumière pour plus d'intimité. La lumière lunaire éclairait, faiblement, les deux corps, sans trop les détailler. Des ombres célestes semblaient rôder autour d'eux. Son corps dégageait une chaleur intense. Leurs deux corps en sueur étaient en un état extase profond, procuré par cette rupture de stress. Ils manquaient d'espace dans la voiture pour exprimer leurs sentiments.

Suite à ce moment exquis, elle s'était assoupie dans ses bras, sereine. Ses paupières closes, ses bras serrés pour ne pas avoir froid. Il était inquiet de la suite des évènements, s'ils se faisaient repérer, dénoncés, ou pire, tués. Ou même si l'un d'eux mourait sans l'autre. Ces idées étaient pour lui inconcevables. Ainsi, il préférait penser à d'autres choses.

Le jeune couple dormait presque à la « Sub Jove cubare ».

Le matin, au réveil, le soleil l'éblouit. Ses pupilles prirent le temps qu'il fallait pour s'adapter entre le contraste de la nuit et du jour. Elle dormait à poings fermés contre lui, protégée. Il sortit prendre l'air pour se rafraîchir l'esprit. Dim' admirait le paysage qui s'offrait à lui, où les champs de blé s'étalaient à perte de vue. Le soleil éclairait ces vastes espaces, malgré qu'il fût toutefois accompagné de légers nuages. Une légère brise, d'une fraîcheur et d'une pureté incomparable, rafraîchit son visage. Lorsqu'il revint dans la voiture, sa fiancée était réveillée et l'attendait impatiemment. Elle se recouvrit d'un plaid blanc tenu par sa main droite du bout de ses fins doigts pour cacher sa nudité. Ses cheveux étaient en bataille, ses jambes à moitié accroupies ne semblaient se terminer. Des ronds de lumières irréguliers se formaient sur ses jambes de teint basané donnant un trait de sensualité primitive d'un puma. Son regard bleu ciel inoubliable se mêlait à l'azur des côtes méditerranéennes. Au coin de sa fine bouche se trouvait un petit point de beauté brun lui donnant un charme atypique, celui qu'on ne trouvait qu'à Saint-Tropez ou dans les Antilles. Ce point de beauté qui vous laissait subjugué, sans voix mais rempli d'émotions.

Sa voix douce svelte s'ancrait en lui à chaque son, et le suivait partout. Cette voix électrisante, reconnaissable parmi des milliers. Cette voix qui vous chuchotait des mots doux, d'une tendresse sans limite. Cette voix qui vous avait captivé dès la première écoute. C'était une voix de femme qui l'ensorcelait dont il ne se lasserait jamais aucunement d'écouter son timbre de voix.

Il lui avait dit un jour : « Si je devais être sourd, la dernière mélodie que je voudrais entendre serait celle de ta douce voix ».

- Salut, ma chérie, lui dit-il

- Tu faisais quoi dehors, mon chéri ?

- J'admirais le paysage, et mon deuxième soleil.

- Lequel est le premier pour toi ?

- Toi, ma chérie sans nul doute. Tu m'éblouis à chaque fois que je te vois, tu me fascines. Je ne peux vivre sans soleil, sans lumière, sans amour !

- Montre-le-moi, ton fameux paysage.

Puis il l'embrassa amoureusement. Ils se tinrent la main et coururent dans le champ infini de la vie. Au bout du champ, ils étaient essoufflés mais toujours follement amoureux. Dimitri la tenait par la taille et mettait ses lèvres contre les siennes afin de les réchauffer et de les ressentir. Sur ses bouts de lèvres, Dim' ressentait les pulsions vives du cœur de sa bien-aimée.

Le paysage, s'exhibant à eux, matérialisait la beauté. Une beauté remarquable, d'une multitude de nuances de couleurs, d'un afflux de détails, dégageant ainsi par cette spécificité, une émotion particulière, indescriptible. Cette émotion était dure à décrire de la part de Lena, car le fonctionnement du corps humain était laborieux à comprendre et à étudier. Déceler des informations non-matérielles relevait de l'exploit.

Le vent soufflait aussi bien sur les champs que sur les cheveux soyeux de Lena.

À cet instant, jaillit des broussailles hautes, le fermier éméché. Ce dernier était mécontent de leur nuisibilité. Les gens d'ici ne savaient pas recevoir du monde, ni les accueillir et encore moins les retenir. Les deux invités étaient considérés comme des nuisibles.

Dim' et Lena couraient en direction de leur véhicule.

Au moment de rentrer dans la voiture, ils aperçurent, à nouveau, dans le rétroviseur le paysan énervé, la barbe négligée. Cet homme avait mauvaise mine, ses récoltes détruites non pas par les aléas météorologiques mais par une industrie alimentaire. Une industrie où la production était réalisée à la chaîne sans discontinuité, une industrie destructrice...

- Pourquoi, ça arrive à ce moment !

- Que se passe-t-il Dim' ?

- Le contact ne veut pas démarrer.

- C'est que le frein à main est serré trop fort !

- Mais je n'arrive pas à le desserrer non plus.

- Merde, il arrive !

Au bout de quelques essais, Dimitri décoinça le frein, et il démarra laissant derrière lui, une fumée noirâtre, ainsi que la colère du vieux paysan. S'ils avaient été pris, leur chance de s'échapper s'amoindrissait. Ce dernier risquait alors de contacter les forces de l'ordre, trop tard...

Les fugitifs laissèrent peu de pistes aux policiers. Dim' et Lena jouaient au jeu du chat et de la souris avec eux. Chacun à leur tour, ils bougeaient leur pion, mais une seule équipe gagnera.

Cette courte halte permettait à nos deux fugitifs de se reposer et de se « redécouvrir » à nouveau. La route était encore longue et sombre avant de toucher le but, un d'accomplissement personnel. Les broussailles cachaient la vue, et en conséquent empêchait d'avoir une bonne possibilité. Un accident était vite arrivé...

Il murmura ces mots latin «Alea jacta est».

Nos jeunes compères avaient le gène de l'aventure, du voyage appelé scientifiquement par un nom barbare DRD4-7R. Leur seule vraie distraction mise à part l'amour était le voyage, les frissons. Ils n'aimaient pas être conditionnés à une routine lassante. Mener une vie dangereuse tourmentée de plaisirs en tous genres à deux était leur rêve. Mais aussi de se déplacer librement. Pourtant, ils étaient jeunes, mais lorsqu'ils vieilliront, et qu'ils auront des enfants, ainsi que des charges et des responsabilités, pourront-ils continuer de voyager, et de continuer cette vie, ou iront-ils se poser dans un endroit tranquille.

Dim' et Lena faisaient parti du quart de la population possédant ce gène incroyable, mais dangereux.

Et ils n'étaient qu'au début de leur aventure, et avaient encore du temps pour l'explorer.

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