Flashback de Camille

« Se souvenir ranime ; vouloir se souvenir détruit. »

Claire France

« Rien n'est plus vivant qu'un souvenir. »

Federico Garcia Lorca

Moscou, 18 heures

On se croyait comme dans une étuve dans la salle de cours non climatisée et mal insonorisée. La journée touchait à sa fin, chacun avait hâte que cet interminable cours magistral se terminât. Le gris délavé des murs datait de la construction du bâtiment. L'édifice, fondé en 1 880, avait pour première fonction d'aider et de former les troupes étrangères au maniement des armes lourdes, légères, au sol, mais également dans les airs. Après la terrible chute de l'Union Soviétique, cette grande enceinte fut reconvertie en un centre de formation du métier de force de l'ordre. Les finances publiques avaient préféré délaisser le budget de l'éducation au profit de l'armement et du patriotisme. Un peuple armé et formé valait mieux qu'un peuple bien éduqué, une grande erreur...

Dans la salle de classe, la concentration se volatilisait au moindre évènement extérieur. Les apprentis hébétés regardaient leur instructeur, tatillon, qui expliquait des notions futiles du métier de policier, maniant exclusivement la théorie, délaissant la pratique. La compréhension se faisait rude, avec des feutres usés. Ses phrases, sans accentuations, duraient de longues minutes, elles ressemblaient plus à un monologue ou à la récitation de l'Ancien Testament qu'à un cours. À la fin du cours, le bruit des chaises remplaçait la voix monotone du vieil instructeur à la retraite. Ses yeux étaient cernés par la fatigue de la vie, ce qui justifiait sa barbe mal rasée. Sa femme l'avait quittée pendant une funeste nuit, il y a de cela : dix ans, la nuit la plus noire et sombre qu'il avait connu. Dix longues années après, il était toujours aussi choqué et désespéré. Son visage s'était transformé, puis, il s'est tuméfié depuis ses dernières années. Ensuite, sa voix s'était durcie, sa patience s'était limitée, sa fragilité augmentait malgré lui, malgré ses nombreux efforts...

Camille rangea rapidement son cahier et sa trousse dans son sac vert en bandoulière, et elle se hâta vers la sortie. La jeune milicienne suivait des cours de formations et approchait de la fin de son cycle, de son cursus de cinq ans. Ses instructeurs lui promettaient un avenir prometteur aux services secrets, comme disait certains de ses camarades qu'elle serait la future Anna Chapman. Outre la comparaison physique et du lieu de naissance, les passions étaient les mêmes. Anna usait sa beauté, de son corps sensuel et de sa sensualité pour aveugler l'ennemi puis pour l'empoisonner. Cette remarque l'avait flatté, sachant qu'Anna Kouchtchenko était classée parmi les cent femmes les plus sexys. Dès son plus jeune âge, Camille jouait aux infiltrés pendant que ses amies s'amusaient à la poupée. Elle assumait déjà sa différence à l'époque malgré son faible âge montrant ainsi une certaine maturité. Ce métier était à ses yeux une vocation et une consécration, la reconnaissance ainsi que le respect.

Son charmant fiancé l'attendait dans leur voiture. À cette époque, le couple avait du mal à boucler les fins de mois à cause des activités nocturnes et des paquets de cigarettes quotidiens de son fiancé, Joachim. Celui-ci flânait sur les boulevards préférés des Moscovites, passait de bar en bar, accroissant sa dette de jour en jour, de pinte en pinte. Revenant faire une halte à l'heure du dîner puis repartait jusqu'à l'aube. C'était son train de vie, peu commun.

Ils n'étaient jamais sortis de la Russie au plus grand regret de sa copine. Elle en rêvait tant, de voyager, de pouvoir regarder la Tour Eiffel qu'autre dans un manuel de géographie ou sur des posters. De voir le Grand Canyon ou l'Empire State Building. De découvrir les senteurs de Naples ou de Rome. Rien qu'une simple pensée du « vieux port » de la ville phocéenne la faisait s'émerveiller. Rejoindre son amie qui résidait à Porto, le temps d'un week-end. En fait, Camille désirait s'évader et avoir pour une fois de sa vie, une bouffée d'air. La future policière lisait de nombreux livres dont principalement ceux de la dramaturge d'Agatha Christie. Son préféré fut « Le Crime de l'Orient-Express ». Le fameux détective Hercule Poirot, coincé dans le légendaire Orient-Express, menait l'enquête sur un meurtre étrange. Face à lui dans le wagon, se trouvaient 12 suspects très différents. Son amour pour la littérature anglaise ne s'arrêtait pas là, elle dévorait les mésaventures du célèbre détective d'Arthur Conan Doyle, d'Edgar Allan Poe ou même encore de Charles Dickens quand l'envie lui prenait.

Son compagnon n'étant pas un grand philosophe, lui préférait son train de vie banal. Il détestait l'idée de voyager, de découvrir de nouvelles cultures. Selon lui, seuls les écolos avaient le goût du voyage. Rien que de voir un reportage à la télévision lui donnait des frissons, tout comme un livre ouvert. Mise à part, le programme télé, Joachim ne lisait pas.

Ce dernier l'attendait, accoudé à la vitre, fumant une cigarette, matant les fesses d'une passante. Joachim ne la quitta pas des yeux. Cette dernière avait tout pour plaire, un jean moulant, des cheveux vénitiens. Elle portait des lunettes de soleil Dior, avec en prime un téléphone dernier cri scotché à l'oreille gauche. Elle détenait une somme d'argent importante beaucoup d'argent et sûrement aucuns soucis, ni enfant à sa charge. Ses seules préoccupations étaient son poids, ses amis et son rouge à lèvres. Joachim avait enfilé sa veste en cuir offerte par une de ses « amies ». Ces dernières étaient très proches de lui, et elles lui offraient souvent des cadeaux pour sa fidélité. Ce dernier ne portait en aucun cas, les cadeaux de sa dulcinée par honte et irrespect.

- Je t'attendais bordel, qu'est-ce que tu foutais ?

- Je finis toujours à 18 h 05 !

- Tu es toujours la dernière à sortir. Tu ne peux pas te bouger ton gros cul un plus vite ?

- Qu'est-ce que ça peut te foutre, tu n'as pas de boulot, tu te tournes les pouces toute la journée.

- Et alors ?

- Pff, tu es pitoyable !

Durant le trajet en voiture, la tension était palpable. Seul le bruit de la radio fit office de conversation. Cette émission portait sur l'émancipation progressive de la Russie vis-à-vis des états voisins. Camille fixait un couple main dans la main qui s'embrassait sur un pont. Elle aurait aimé être à leur place, les cheveux aux vents, ses lèvres mouillées contre les siennes. Quelques larmes ruisselaient à chaque fois qu'elle vit un couple heureux. Camille n'avait pas la vie conjugale souhaitée, c'était comme le déballage des cadeaux à Noël.

De retour à l'étroit duplex, la tension n'était pas baissée d'un cran. Ils ne cessaient de se disputer ces derniers temps, passant d'un problème à un autre, sans interruption. Les ballades de Joachim ne faisaient qu'envenimer la relation conflictuelle qu'entretenait le jeune couple.

Assise sur le sofa, Camille excédée par la situation essayait de se détendre devant un feuilleton télévisé. Au bout de quelque temps, son compagnon calmé la rejoignait [vint la rejoindre], ses traits détendus, son sourire revenu. Joachim caressa sa fiancée, ce qui ne lui plût pas.

- Non, Joachim pas ce soir, prétexta Camille.

- Jamais ce soir, si c'est ça, je vais faire un tour, disait-il

- As-tu vu l'heure, il est minuit !

- Et ?

- C'est encore pour voir tes putes ?

- Tu as dit quoi ?

- Je t'emmerde !

Il claqua violemment la porte après son passage. Camille regarda désespérément, son « amoureux » partir en trombe. La jeune policière fut prise d'un sanglot.

Elle s'avança sur le seuil de la porte. La pluie s'intensifia, le vent changea de côté. La jeune femme tremblait et grelottait. Camille toqua doucement par peur de déranger le vieil homme. Le bruit d'une chaise grinçante se fit entendre et par la suite, ce fut au tour au plancher ancestral de grincer.

- Camille, qu'est ce qui se passe pour que tu viennes à une heure pareille,

- Joachim

Puis elle fondit en larme, tous ses problèmes sortirent en un instant, en un tressaillement. Camille se renfermait progressivement sur elle-même, et cette révélation lui avait permis de sortir de son cocon. Elle s'était délivrée, au tour du vieil instructeur sage de prendre le relais. Son métier consistait à l'aider dans ces moments et il comptait bien le faire.

- Ne reste pas là, tu vas attraper froid. Entre et explique-moi s'il te plaît, proposa-t-il gentiment.

- Merci beaucoup !

Le vieux veuf lui prépara un thé chaud aux fruits rouges, le seul parfum qu'il disposait. Le portrait de sa femme défunte reposait au-dessus de la cheminée de brique rouge, entouré d'un cadre bon marché. La photo fut prise chez un photographe professionnel dans les années soixante-dix, il y avait de cela une vingtaine d'années, même une trentaine. Cette photographie avait résisté à l'érosion des années, un objet précieux pour le vieil homme, un souvenir d'un être cher.

- Camille, explique-moi calmement la situation. Prends ton temps.

Son histoire fut coupée à maintes reprises par de forts sanglots, de bruits de reniflements, des bruits de mouchoirs puis des moments de silence, de solitude et d'inexistence. L'ex-milicien ne l'interrompit pas, et l'écoutait calmement, fronçant rarement les sourcils. Le retraité avait préparé un feu de bois dans sa cheminée en pierres rouges. Par moments, des petites étincelles jaillirent, suivirent de crépitements irréguliers.

Plus tard, le bois brûlé, la braise encore brûlante, la discussion finie, les problèmes expliqués, la haine et la colère refoulés. Le seul remède trouvé dans l'immédiat était le sommeil. La nuit ne portait pas conseil, elle ne faisait que freiner les décisions, voire les oublier. Cette nuit était sombre, remplie de crainte, or en plein jour, ces craintes étaient exposées à la lumière du soleil, donc elles étaient visibles et pouvaient être résolues facilement. Le vieil instructeur ne s'était pas rendu compte de l'heure si avancée, lui qui depuis la mort de sa compagne se couchait de bonne heure. Cette histoire lui permettait pour la première fois de penser à autre chose. Le vieil instructeur souhaitait désormais sortir de sa bulle et faire des choses bien comme l'aurait voulu sa femme. Il ne voulait pas commettre la même erreur que la dernière fois, une erreur qu'il n'oublierait jamais. Un soir, une jeune femme du même âge que Camille était venue le voir pour lui demander de l'aide. Cependant, ce dernier en manque d'expérience lui avait dit qu'elle n'était plus en danger mais le jeune milicien s'était malheureusement trompé. Une erreur de jeunesse, une faute irréparable et inoubliable. Le vieil homme se retrouvait plongé dans son passé tumultueux, malgré lui. Il refoulait sans cesse cette mauvaise pensée, se rassurant en se voilant la face.

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