4 : On deviendra grands
Média : Teresa
12/04/2225, 10h21
Oryane
Cela faisait deux ans. Et rien n'avait changé.
À présent âgée de huit ans, elle vivait toujours seule dans sa minuscule chambre, sans le moindre contact avec le monde extérieur. Des autres enfants, nulle nouvelle.
Samuel avait oublié sa promesse.
Ce fait était si douloureux à Oryane qu'elle se refusait tout simplement d'y penser. Chaque fois que les souvenirs l'assaillaient, elle les repoussait sans répit dans un coin de sa tête. Elle se retournait dans son lit le soir, terrassée par la solitude.
Enfin, "seule" était une façon de parler. Car quelques jours après son excursion dans les couloirs, elle avait commencé l'école.
Ses journées étaient désormais un défilé inlassable de professeurs, changeant toutes les heures, qui exigeaient chacun leurs propres devoirs, cahiers, etc. Et il y en avait de plus charmants que d'autres.
M. Glanville, par exemple, le prof d'histoire. Enfin "l'histoire" était un bien grand mot. En fait, ses cours partaient de l'époque contemporaine, à la révolution industrielle. Le reste ? Exit. Des années 1800 à 2200, on passait en long, en large et en travers. Surtout les éruptions solaires et la Braise.
"- Que veut dire WICKED ? demanda-t-il ce matin là.
- World in Catastrophe : Killzone Experiment Department" répondit Oryane d'une voix morne.
M. Glanville était aussi ennuyeux que le professeur Binns dans Harry Potter (encore un chef-d'œuvre de l'ancien temps qu'elle avait obtenu en se faufilant dans la bibliothèque). À chacune de ses phrases, Oryane avait une singulière envie de se frapper la tête contre le bureau ou de se jeter par la fenêtre, au choix.
Elle avait fini par constater purement et simplement que pour une mystérieuse raison, sa porte n'était plus verrouillée. Lui faisait-on confiance à ce point ? Au vu de la manière dont elle se faisait traiter, elle en doutait. Toujours était-il qu'elle en avait profité pour partir en exploration, jusqu'au jour où elle avait trouvé LA bibliothèque. Immense, majestueuse, apparemment très peu utilisée (quel gâchis) et au-delà de ses rêves les plus fous. Dès lors, elle s'était mise à emporter autant de livres qu'elle pouvait dissimuler et lisait très tard à la lampe torche sous sa couette le soir. Les nuits blanches qu'elle y passait en valaient la peine, transportée dans ces univers d'elfes, de robots, de chats, où même de collégiens hilarants avant les éruptions.
- Et la traduction ? ordonna M. Glanville.
Elle n'aurait pas été contre son lit et un bon roman là tout de suite.
"- Monde sinistré : Département Expérience de la Zone Mortelle, dit Oryane docilement.
- Zone Mortelle qui est ?
- Le cerveau."
Encore une chose qui avait changé : avec les cours, Oryane avait enfin compris le pourquoi. Ou du moins, une partie.
WICKED n'était autre qu'une organisation cherchant un remède contre la Braise, un virus qui avait décimé l'humanité suite à des éruptions solaires ayant ravagé la Terre, et qui avait le désagrément de transformer les gens en zombies fous cannibales, les Fondus. WICKED les avait recueillis elle et les autres enfants parce que pour une mystérieuse raison, ils étaient immunisés de naissance contre la maladie. Ils pratiquaient des tests sur eux tous les jours pour analyser leur sang et chercher des pistes.
En gros oui, Oryane était un sujet d'expérience, un rat de laboratoire.
Mais elle évitait d'y penser aussi. Elle ne savait pas trop comment y réagir, si elle était d'accord ou non, ça lui était douloureux d'y réfléchir vraiment. Les objectifs de WICKED étaient louables, mais devaient-ils pour autant les arracher à leurs parents, les priver de toute liberté...?
Et les autres questions d'Oryane restaient sans réponse.
Elle ne savait toujours pas pourquoi tout le monde la rejetait, mais ça faisait toujours mal. Elle ignorait encore pourquoi on l'appelait "l'erreur", pourquoi elle était isolée loin de ses petits camarades...
Mais avec le temps, une nouvelle interrogation avait mûri dans son esprit, prenant de plus en plus d'importance au fil des jours.
"Qui sont mes parents ?"
Elle avait toujours connu les murs de sa chambrée, personne ne s'était jamais présenté à elle comme sa famille. Avait-elle été abandonnée ? Enlevée à son plus jeune âge ? Encore un questionnement qu'elle n'avait pas soulevé, par peur de la réaction engendrée mais aussi de la réponse.
Et si elle n'était pas désirée ? Et si ses géniteurs ne voulaient pas entrer en contact avec elle ?
Même Sam et Lizzy l'avaient laissée. Etait-elle trop laide ? Elle ne pouvait même pas suivre son évolution, toujours pas de miroir. Pas assez gentille ? Ou intéressante ?
- Oryane, on se re-centre !
Le brusque claquement de doigts et le ton sec de M. Glanville fit sursauter la rouquine et coupa court à ses divagations.
"- Dis-le moi si le cours est trop ennuyeux pour toi !
- Non monsieur, marmonna Oryane.
- Quand je pense qu'on pourrait juste te laisser croupir sans éducation, grogna le professeur. Et voilà la reconnaissance qu'on obtient !"
La flèche acérée se planta dans le coeur de la fillette et la honte l'envahit. Comment osait-elle se plaindre avec ce qu'elle avait déjà ?
Elle se pinça régulièrement tout le reste du cours pour ne pas s'endormir.
******************
- Alors ?
Mme Denton était une femme absolument splendide. Une peau couleur chocolat brillante, des tresses noires, un regard en amande profond. Elle aurait pu être mannequin avant. Manque de bol pour Oryane, il avait fallu qu'elle soit prof de maths.
Elle contempla le casse-tête sans bouger. Plus elle tentait de réfléchir, plus son cerveau lui paraissait englué dans de la boue.
"- Répète ce qu'on a dit Oryane, fit Mme Denton patiemment.
- Il faut connaitre le problème mieux que la solution sans quoi la solution devient un problème, récita la rousse.
- Parfait, s'écria la femme avec enthousiasme. Maintenant, repasse-toi le problème dans ta tête."
Oryane resta figée devant les pièces pendant encore une demi-heure. La mine de Mme Denton s'allongeait de plus en plus, comme si même elle arrivait au bout de sa légendaire patience.
- Oryane ? C'est l'heure de ton cours suivant, appela Mme Landon de derrière la porte.
Oryane se leva hâtivement, mais elle jeta un dernier regard à Mme Denton.
- Vous avez volontairement omis de mettre six pièces dans le casse-tête. Rajoutez-les si vous voulez que je puisse résoudre tout ça la prochaine fois.
Les yeux de sa professeure s'illuminèrent. Peut-être n'était-elle pas un cas désespéré finalement.
******************
"- Epelle-moi "perroquet".
- P, e, r, r, o, q, u, e, t."
Les narines de Mme Landon palpitèrent. Pour une obscure raison, elle semblait ne pas porter Oryane dans son coeur, alors qu'elle avait toujours bon en français. Elle était même en avance sur les leçons !
"- Aurige !
- A, u, r, i,g, e.
- Inconditionnellement !
- I, n, c, o, n, d, i, t, i, o, deux n, e, deux l, e, m, e, n, t.
- Zoïle !
- Z, o, ï, l, e. C'est pour vous décrire non ?"
Oups. Oryane n'avait pas pu retenir la pique. Le visage de Mme Landon s'empourpra.
- JE VAIS T'APPRENDRE LE RESPECT A T...
- Excusez-moi.
Toutes les deux se tournèrent vers le médecin qui attendait à la porte, l'air blasé.
"- Navré d'interrompre la leçon, mais nous avons besoin d'Oryane au centre médical tout de suite.
- Allez-y sans problème" déclara Mme Landon.
Alors qu'ils s'éloignaient, Oryane ne put retenir un geste puéril et lui tira la langue pendant qu'elle lui tournait le dos.
"Va t'acheter une vie sale aigrie."
Au fur et à mesure qu'ils traversaient les couloirs, Oryane sentait sa curiosité et son appréhension augmenter. Le docteur à côté d'elle restait de marbre. Une fois dans l'ascenseur, Oryane osa demander :
"- Pardon, mais... qui êtes-vous exactement ? Et qu'allons-nous faire ?
- Je suis le Dr Leavitt, l'un des psys. Et je n'ai pas le droit de répondre à ta seconde question."
Les portes coulissèrent et ils se retrouvèrent dans l'unité médicale. Oryane n'aimait pas trop s'y rendre. L'enceinte de WICKED ressemblait déjà à un gigantesque hôpital mais là c'était encore plus flagrant, avec ses chambres bien alignées de chaque côté, numérotées et toutes rigoureusement identiques.
Ils se dirigèrent vers une pièce au bout quand ils entendirent un hurlement.
Un garçon émergea soudain d'une chambre, hystérique. Sa tunique bleue d'hôpital large lui donnait l'air d'un sac à patates, mais un sac à patates traumatisé. Ses yeux étaient écarquillés, il tremblait de toutes parts, il avait l'air halluciné.
Il aperçut Oryane et se mit à crier :
- Ne les suis pas ! Ne rentre pas là-dedans ! Ils mettent des trucs dans la tête ! Ca fait mal, ça fait mal...
Le Dr Leavitt s'interposa entre les deux préados, alors que des infirmiers tentaient de maitriser le garçon.
"- Minho, calme-toi, c'est juste une réaction allergique à l'anesthésiant...
- ARRÊTEZ DE M'APPELER COMME CA ! Je suis Yu-jun, je suis Yu-jun ! Enlevez-moi ces trucs de la tête ! Ne rentre pas, ne rentre pas..."
Il se débattait comme un véritable fou en hurlant toujours, jusqu'à ce qu'un des infirmiers lui plonge une seringue dans le cou. L'asiatique se mit à se balancer sur ses pieds, le regard vide, avant de s'écrouler.
Oryane, fortement impressionnée par la scène, nota qu'il avait un bandage à la nuque, avec une petite tache de sang.
Puis le Dr Leavitt la prit par l'épaule et la força à rentrer dans la salle à côté, alors que les aide-soignants saisissaient... Minho ? Yu-jun ? par les pieds et les bras pour le ramener dans sa chambre.
Ils pénétrèrent dans une petite infirmerie. Deux lits occupés étaient cachés à la vue de tous par des rideaux blancs.
"- Qu'est-ce que... bredouilla Oryane à grand-peine.
- Oh, ne fais guère attention à ce qui vient de se passer je te prie, soupira l'homme. Les infirmiers se sont montrés un peu trop généreux sur la dose de sédatif, nous ne nous doutions pas que Minho y était allergique.
- Une anesthésie pour quoi ?
- Pour l'insertion de la puce."
Le Dr. Leavitt saisit un petit rectangle de métal qu'il brandit devant Oryane.
- Tous tes petits camarades y sont passés. A présent, c'est ton tour.
La petite rousse déglutit.
"- Vous... vous allez m'opérer ? A quoi sert cette puce ?
- Oh, rien de dangereux, ne t'en fais pas, tu ne ressentiras aucune douleur. Pour faire concis, cette puce est là pour prendre la place de tous nos tests médicaux. Tu vas être contente, fini les éternelles prises de sang et machines ! Cette puce nous donnera accès à la configuration de ton cerveau, nous pourrons analyser tous les schémas cérébraux, tout ce qui diffère des non-Immunes. N'est-ce pas génial ?"
A vrai dire, Oryane ne savait pas trop quoi en penser. L'idée d'avoir un machin dans la tête ne lui plaisait pas trop.
Mais de toute façon, ce n'est pas comme si elle avait le choix.
- Pourquoi les assistants infirmiers ne sont jamais là quand on a besoin d'eux ? râla le médecin en se dirigeant vers la porte. Reste ici Oryane, je vais chercher le personnel pour l'opération.
"Prenez tout votre temps."
Elle resta donc là, les bras ballants. Son regard dériva vers les rideaux obstruant les lits à sa vue. Elle se mordit les lèvres, tenta de résister à sa curiosité mal placée... qui l'emporta.
Elle écarta doucement les voiles blancs et se glissa dans le petit espace. Et dut étouffer un cri de surprise.
C'était Samuel. Là, allongé sur un lit, endormi.
Il avait bien grandi depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu. Quel âge avait-il maintenant ? Dix ans ? Onze, à tout casser. Bien que pas encore adolescent, il n'était plus totalement un enfant non plus. Il avait pris plusieurs centimètres, ses joues avaient perdu leur rondeur de jeunesse. Ses cheveux dorés étaient coupés court et ses mèches balayaient son front, sa peau était plus claire faute de soleil. Il était torse nu, l'abdomen entouré d'un bandage blanc, et avait lui aussi un pansement à la nuque. Visiblement, il se remettait de l'opération également, avec les deux garçon bruns dormant à ses côtés. Tous trois étaient reliés à un moniteur cardiaque, dont les courbes étaient heureusement parfaitement stables.
Il était encore plus beau que dans les souvenirs d'Oryane.
En le contemplant, la fillette se sentit rougir. Depuis quand reluquait-elle les garçons ?
"Ah oui c'est vrai, tu vois jamais de garçons."
Se rabrouant intérieurement pour son comportement complètement stupide, elle fit un pas vers lui mais brusquement le Dr. Leavitt l'attrapa et la tira brutalement en arrière, la poussant hors de l'espace, refermant aussitôt les rideaux. Quand il se retourna vers elle, abasourdie, il paraissait très en colère.
"- Enfin Oryane, as-tu perdu la tête ?! Ce que tu viens de faire pourrait avoir des conséquences très graves !
- Quoi ? Mais je suis juste rentrée...
- Justement ! Ces trois garçons se remettent d'une opération, ils sont fragiles. Il ne faut pas qu'ils entrent en contact avec des microbes !
- Mais on est tous immunisés contre la Braise !
- Non, vous ne l'êtes pas. Newt, Winston et Max sont des enfants normaux, le moindre contact avec la Braise peut les contaminer !"
Oryane accusa le coup.
"- Mais pourquoi ils sont là alors ?
- Dans le cadre d'une expérience Oryane, il faut toujours comparer les résultats de ce que l'on cherche avec le produit de base. En l'ocurrence, nous examinons vos esprits pour voir ce qu'ils ont de différent avec les leurs."
"Et pourquoi vous utilisez pas vos cerveaux au lieu de ceux d'autres enfants ?" voulut lui demander Oryane, mais elle se retint.
Le Dr. Leavitt se passa une main dans les cheveux en poussant un long soupir.
"- Espérons que le pire aura été évité. Être Immune ne veut pas dire que le virus ne pourra jamais te toucher, simplement que tu vis avec sans qu'il influe sur ton corps. Tu peux donc le transmettre aux autres.
- Je comprends, répondit Oryane, qui se sentait coupable à présent.
- Bien. A présent, je vais te demander de t'allon..."
Un cri perçant résonna à nouveau dans tout le couloir, mais plus aïgu, des protestations, comme si on tirait quelqu'un.
Oryane et le Dr. Leavitt s'affrontèrent du regard, comme s'ils se défiaient chacun de partir en premier.
Puis Oryane se rua vers la porte, poursuivie par l'homme.
*********************
Thomas
Il bondit dans le couloir, le coeur battant à cent à l'heure, ses infirmiers à ses trousses.
Au centre du corridor, se débattait la fille brune qui était dans la chambre en face de lui, Teresa. C'était la première fois qu'il voyait son visage, il pouvait enfin l'associer à autre chose qu'un prénom placardé sur un panneau de porte.
Elle était aux prises avec deux soldats, refusant apparemment fermement de rentrer dans sa salle d'opération, paniquée. En face de Thomas, sortit en trombe d'une autre pièce une fille rousse de son âge qu'il ne situait absolument pas.
Son sang bouillonna en entendant Teresa hurler et il se jeta sur les gardes, les bras tendus, imité par la rouquine. On aurait dit deux moustiques s'attaquant à des éléphants.
Un vigile ricana et fit un violent croche-patte à Thomas, qui tomba rudement au sol et vit les étoiles. La fille se prit un bon coup dans l'estomac et elle s'écroula à son côté, pliée en deux, le souffle coupé.
Teresa avait arrêté de se débattre et les regardait, les yeux écarquillés... d'admiration ? Elle lui sourit et bizarrement Thomas se sentit décoller.
- Un jour, on deviendra grands ! leur cria-t-elle alors qu'on l'emmenait de force.
Thomas sentit une vive piqûre dans son cou et tout se flouta et s'engourdit jusqu'à s'évanouir.
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- Bienvenue parmi les vivants, jeune homme.
Quand Thomas ouvrit les yeux, il les referma aussitôt tant la migraine qui lui sauta dessus était violente. Il avait l'impression qu'on le frappait à coups de marteau entre les deux yeux. Sans parler de la brûlure insupportable dans sa nuque.
"Aucune douleur mes fesses."
Il reconnut la voix de la Dr. Crawford.
- C'est triste d'avoir dû en arriver là, Thomas. T'assommer pour que tu te laisses faire ! N'as-tu pas compris au bout de toutes ces années que nous ne te voulons aucun mal ?
"Alors pourquoi suis-je enfermé seul dans ma chambre comme un rat ?" voulut rétorquer le brun, mais la seule pensée d'ouvrir la bouche le terrassa de douleur.
- Tu devrais dormir à présent. Ta puce a été installée sans dommage, mais il faut te reposer.
Thomas ne demandait pas mieux. Au prix d'un effort surhumain, il appuya davantage sa tête sur son oreiller et sentit une bosse désagréable à l'arrière de sa tête, à l'endroit où on avait implanté la puce.
Il se concentra sur sa respiration et se sentit sombrer. La dernière chose qu'il perçut fut la voix de la Dr. Crawford à son oreille, des mots éparpillés comme "spécial", "plan", "épreuve" puis il s'enfonça dans le sommeil.
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