1 : Un ami
Cinq ans plus tard, 01/02/2223, 7h00
Oryane
- Entrez.
La poignée de la porte tourna alors qu'Oryane s'empressait de cacher son vieil album de contes sous ses draps.
Par chance, ce fut la Dr. Paige qui pénétra dans la pièce et la fillette se détendit aussitôt. Elle aimait beaucoup la Dr. Paige, c'était la seule qui lui parlait un minimum avec gentillesse de tout le personnel médical.
- Comment vas-tu aujourd'hui Oryane ? demanda la femme blonde en posant un plateau repas en inox sur le lit.
Tout était gris, blanc ou bleu ici, en verre ou en acier, et tout empestait les produits chimiques tant les salles était toujours nettoyées de fond en comble. La petite chambre froide et mal famée d'Oryane n'y coupait pas.
- Ça va.
Elle ressortit son livre. Elle ne risquait rien : c'était la professeure Paige elle-même qui le lui avait donné en secret, après avoir fouillé dans l'immense bibliothèque du QG (le plus grand rêve de la rouquine était de pouvoir y mettre un jour les pieds). Qu'aurait-elle bien pu faire d'autre sinon ? Elle était enfermée seule dans sa chambre toute la journée, personne ne venait jamais lui parler hormis pour les prises de sang à des heures fixes. Pas de jeux de son âge, pas de musique, pas de papier, d'écrans ou même de devoirs. Et pas de livre non plus jusqu'à ce qu'Ava Paige lui en offre un.
La seule chose qu'elle avait, c'était un lit en acier froid, une table de chevet métallique, un vieux bureau, une commode et un lot de cubes en bois avec deux trois pauvres poupées tachées et noires de saleté, avec lesquelles Oryane s'amusait quand elle n'était pas tout simplement allongée sur son lit à penser.
Elle aimait bien être seule avec elle-même, de temps en temps. Elle pouvait réfléchir, s'interroger, et s'inventer des histoires, qu'elle racontait et reproduisait à ses poupées après, quand elle ne lisait pas ses contes.
Et puis, quand elle osait, elle chantait parfois. Un air tout bête, elle reprenait une mélodie qu'un médecin fredonnait par inadvertance, mais le plus souvent elle tapait dans ses cuisses ou ses mains, produisait un rythme sur le bureau et avec ses cubes, elle sifflait. Les mots étaient incompréhensibles, se liaient entre eux sans signification, mais elle adorait ça. Ça lui permettait d'oublier la solitude un instant.
Ils ne pourraient jamais lui prendre sa voix.
Dans son livre de contes, les princesses chantaient toujours en accord avec les oiseaux, mais Oryane n'en avait jamais entendu.
- Tu relis encore ça ? s'étonna Ava en enfilant ses gants chirurgicaux.
Il était vrai que la fillette y touchait au moins une fois par jour.
- J'aime bien, répondit-elle. Je déchiffre de mieux en mieux.
Personne ne s'occupait d'elle. La moindre source d'occupation matérielle qu'elle trouvait lui était aussitôt arrachée, c'est pourquoi elle gardait précieusement l'album sous son matelas. Tout le monde l'ignorait ou s'adressait à elle comme si elle n'était qu'une punaise sous leurs chaussures, un mépris terrifiant.
Aussi avait-elle dû apprendre toute seule. Avec ce qu'elle entendait, et l'aide rare de quelques infirmiers le jour où ils étaient de bonne humeur, elle comptait avec ses cubes en bois et lisait ses syllabes. Elle aurait bien voulu avoir des feuilles et du papier pour écrire comme dans l'album, mais elle se ferait punir de nourriture pendant cinq jours rien qu'en osant demander.
Elle serait à jamais reconnaissante à Ava Paige pour lui avoir discrètement fourni ce recueil d'histoires. Nul doute que la femme se ferait sévèrement réprimander si ce secret fuitait.
Elle avait désespérément besoin de ces contes. Au bout d'un certain temps, même elle voulait sortir, ne serait-ce que dans l'enceinte, avoir quelque chose à faire, quelqu'un à qui parler.
Un ami.
- Courage, souffla Ava.
Elle tapota un coton rempli de désinfectant contre le bras de la petite fille.
- Tu vas avoir six ans demain. Tu vas bientôt commencer l'école. Quand tes profs vont défiler dans ta chambre à longueur de journée, tu regretteras ta tranquillité !
La seringue s'enfonça dans sa peau.
Oryane se mordit fort la langue en fermant les yeux, son estomac se contractant de peur. L'aiguille se retira de son bras.
- C'est bon c'est fini. Mange à présent, on refera une piqûre après pour comparer les résultats avec ceux de quand tu es à jeûn.
Oryane prit son plateau sans appétit. Tous les jours étaient inlassablement identiques.
Lever à 7h. Prises de sang avant et après le petit-déjeuner. Seule. Repas et prises de sang. Sieste, seule. Douche, repas, dernière piqûre et dodo.
Encore, encore, encore.
La seule fois où elle s'était hasardée à demander pourquoi, pourquoi les aiguilles, pourquoi l'isolement, pourquoi tout le monde semblait la détester, elle s'était pris une claque monumentale et n'avait plus jamais abordé le sujet.
Peut-être qu'elle était une princesse elle aussi ? Blanche-Neige, Cendrillon, Belle, avaient toutes subi de mauvais traitements avant de se faire aider, prince charmant, belle robe, bisou et bim bam boum.
Et si une fois plus grande, un beau garçon venait la délivrer elle aussi ?
C'était la première fois qu'on verrait une princesse enfermée par des médecins mais comme elle l'avait lu une fois, il y avait un début à tout.
Elle s'était déjà imaginé sa robe de princesse, mais ce à quoi elle pensait le plus, c'était le prince. Il serait blond ou brun, certainement pas roux (elle détestait sa couleur de cheveux, à force d'entendre les adultes la critiquer elle avait fini par penser que le roux était une couleur bien trop voyante en effet), avec les yeux bleus comme elle, ou verts, ou gris... ou noirs ! Elle savait que les yeux noirs existaient, mais elle n'en avait jamais vu.
- C'est bon, tu as terminé ?
Oryane sursauta légèrement, ramenée à la réalité par la voix de la professeure Paige. Elle hocha la tête. Le pain un peu sec lui avait irrité la gorge et le lait lui pesait sur l'estomac, mélangé à l'arrière-goût acide de la pomme.
- Parfait. Tends ton bras.
Oryane se crispa alors qu'elle réitérait l'opération, se forçant à penser à autre chose. Mais quand elle rouvrit les yeux, la docteure rangeait les échantillons de sang avant de se tourner vers elle.
- Oryane, il va falloir que tu me suives. Il faut effectuer ton bilan médical annuel dans la salle d'examen.
La petite rousse n'en crut pas ses oreilles : elle sentit son coeur s'emballer alors qu'elle s'empêchait de sourire. Elle allait quitter sa chambre ! Environ une fois par an, elle traversait les couloirs pour rejoindre la salle d'examen où on regardait sa croissance, sa taille, son poids, si elle n'avait pas de problème de vision ou d'ouïe. C'était les seules fois où elle était autorisée à déambuler.
Après s'être habillée rapidement, la professeure Paige l'emmena dans le couloir. Ils se ressemblaient tous, longue suite de linoléum gris aux murs blancs et aux rangées de fenêtres, mais Oryane avait l'impression qu'elle inspirait du véritable air frais à chaque fois qu'elle y pénétrait.
Elle suivit Ava qui tirait le chariot avec ses fioles dans les corridors, ses yeux furetant partout. Des médecins et des gardes évoluaient librement, reconnaissables à leurs blouses blanches ou leurs uniformes et leurs casques empêchant de voir leurs visages.
Mais personne ne se parlait. Ils s'ignoraient superbement, hormis les gardes qui se transmettaient des ordres entre eux. Ils gardaient le regard rivé droit devant, le pas pressé et confiant. Ils savaient pourquoi ils étaient ici, mais personne n'avait envie de s'adresser la parole.
Une ambiance pesante emplissait donc tout le bâtiment, et bien que les sols soient chauffés, Oryane frissonna. Mais entre une atmosphère aussi lourde et être enfermée dans sa chambre, elle préférait encore le silence d'êtres humains se désintéressant royalement de leur prochain. Au moins avait-elle l'impression de faire partie d'un groupe.
Toute à sa contemplation, elle lâcha un cri quand elle rentra dans un garde, qui poussa un juron.
Il lui jeta un regard si mauvais qu'Oryane en fut transformée en statue de sel.
- Traine pas dans mes pattes sale gosse, où je te fracasse la cheville et tu resteras toute la semaine clouée au lit, c'est clair ?
- Monsieur, s'interposa Ava d'un ton sec. Veuillez circuler.
- Erreur de mes deux, cracha le garde à la rouquine avant de se détourner.
Oryane ne parvenait plus à bouger. Elle se sentait horriblement mal. Pourquoi le monde entier semblait la haïr à ce point ? Désormais autour d'elle, les passants lui avaient l'air de corbeaux affamés la narguant, avec leurs regards polaires et leurs moues dédaigneuses.
Ce n'était pas la première fois qu'on la traitait d'erreur.
Mais elle n'avait jamais compris ce que ça voulait dire.
- Oryane, dépêche-toi ! l'appela la professeure Paige, qui était déjà à l'autre bout du couloir.
La fillette la rejoignit aussi vite qu'elle put, son cerveau tournant en boucle.
Quand elles entrèrent dans la salle d'expériences menant à celle d'examen, Oryane déglutit nerveusement en apercevant les machines énormes et monstrueuses, les cellules de verre, les seringues effilées, les loupes...
Le siège au milieu de la pièce relié à des batteries d'ordinateurs et de tubes lui filait les jetons, comme si on allait l'asseoir de force dessus pour la torturer. La première fois qu'elle l'avait vu, elle en avait eu des cauchemars pendant des semaines.
Il y avait une dizaine de docteurs, tous à leurs postes en silence, concentrés sur leur tâche respective. Ava posa le caisson de matériel et d'échantillons de sang sur une table, avant d'emmener Oryane vers une autre porte au fond de la pièce.
Quand elles en franchirent le seuil et que la médecin ferma la porte, la rousse poussa un soupir de soulagement. Ici, tout paraissait plus "normal" : une pièce de la taille d'un cagibi, avec un lit médical, une balance, un mètre, un stéthoscope et un marteau réflexe posés sur le bureau en désordre. À travers la porte transparente à droite (le bunker était un vrai labyrinthe), l'infirmerie avec sa trentaine de lits et de rideaux blancs en rang d'oignon, vide.
- Bonjour Oryane.
Elle tourna le regard vers le Dr Michaels, qui venait de pénétrer dans le cabinet.
- Bien je vais vous laisser, fit sa collègue. Je t'attends devant la porte Oryane.
Après son départ, le médecin fit asseoir la fillette sur le lit, écouta son cœur, regarda sa langue, ses yeux, ses oreilles. Il plaça sa main dans son dos pour jauger sa respiration et tapa légèrement ses genoux avec le marteau. Il la fit ensuite monter sur la balance avant de la placer près du mètre sur le mur.
"- C'est bon j'ai terminé, annonça-t-il enfin. J'ai le plaisir de t'annoncer que tu n'as aucun problème en particulier, ta croissance se déroule bien, ta taille est dans la normale mais tu es un peu trop maigre. Tu manges bien ?
- Ce qu'on me donne."
Le Dr. Michaels détourna les yeux.
- Bon, il ne reste plus qu'à rentrer dans ta chambre.
Il ouvrit la porte mais à sa grande surprise Ava ne s'y trouvait pas comme prévu.
"- On est venu la chercher en catastrophe, l'informa une scientifique. Elle devrait arriver dans cinq minutes.
- Merveilleux, marmonna l'homme. Oryane, j'ai un autre rendez-vous, je vais te demander d'attendre dans l'infirmerie.
Une fois allongée sur un lit, Oryane regarda le plafond dallé, le cœur morne. Elle n'était même pas sûre que les infirmiers régissant le lieu ne l'aient vue entrer, elle s'était faufilée entre les rideaux tirés.
- C'est officiel ! clama soudain une voix.
Il y eut un peu d'agitation, alors que quelqu'un traversait visiblement l'infirmerie à toute vitesse.
"- C'est confirmé ! répéta la voix, féminine et emplie d'excitation. Le directeur Anderson a enfin accepté la procédure WICKED !
- Il était temps, répondit un autre timbre masculin. Nous ne portons pas le nom de ce projet pour rien. Quand je pense que nous débattons depuis plus de trois ans sur le sujet !
- Il y avait des questions d'éthique en jeu, il fallait préparer les dortoirs, les réfectoires, repérer et sélectionner les enfants... Mais l'opération est lancée pour de bon !"
Oryane se releva sans un bruit, le cœur battant la chamade et les yeux écarquillés. Avait-elle bien entendu le mot "enfants" ?
"- Et alors, quand les premiers sujets vont-ils arriver ?
- Des vigiles sont en ce moment convoqués afin de les répartir pour les envoyer aux quatre coins du monde récupérer les premiers gosses.
Oryane dut mordre son poing pour réprimer un cri de joie. Elle ne comprenait pas quel était ce plan Ouikmachin, elle s'en fichait un peu à vrai dire, ce qu'elle retenait c'est qu'elle ne serait plus la seule enfant dans l'enceinte.
"- Et les parents ? demanda de nouveau l'homme.
- Des lettres leur ont été envoyées. Certains nous ont répondu par l'affirmative directement. La situation est tellement désespérée, entre la terre ravagée et la Braise qui fait de plus en plus de victimes chaque jour. D'autres familles nous ont ignorés, mais le chancelier a prévenu que tous les enfants devaient être emmenés... de gré ou de force.
- Comment peut-on décemment refuser une chose pareille ? renifla l'infirmier. Les gamins seront en sécurité toute leur enfance, ils auront un toit, un vrai lit, ils seront blanchis, nourris et scolarisés. C'est devenu un mythe depuis les éruptions solaires. Et ils ne regarderont pas leurs proches tomber dans la folie peu à peu.
- Mais ils seront des sujets d'expérience.
- On ne peut pas tout avoir. Leur immunité est une bénédiction. Ce sont eux qui nous permettront de sauver l'humanité. S'il faut juste sacrifier leur innocence et leurs liens familiaux, c'est un prix dérisoire.
- Tu as raison. Et pour l'Erreu...
- Oryane ?" appela soudain Ava.
L'homme et la femme se turent aussitôt.
Abasourdie, Oryane émergea de derrière les rideaux, se dirigeant vers la docteure blonde. Les infirmiers la regardèrent, échangeant un coup d'œil un peu paniqué, comme s'ils se demandaient ce qu'elle avait entendu.
- Excuse-moi de mon retard, dit la Pr. Paige. On m'a appelée en urgence. Mais je vais te ramener dans ta chambre maintenant.
Elles quittèrent l'infirmerie et retraversèrent les couloirs. Oryane se repassait encore et encore ce qu'elle avait écouté, sans y croire.
"Qu'est-ce que c'est que ces histoires d'expériences ? On va les enlever à leurs parents ? Et c'est quoi la Braise ? Et les éroussions solaires ?"
Mais son esprit balaya bien vite ces questions, tant la petite fille était envahie d'exaltation.
"Je ne serais plus toute seule. Il va y avoir d'autres enfants. Oh, j'espère que je pourrai les voir ! Peut-être que je vais me faire un ami ?"
Un ami...
Et malgré tous ses efforts pour rester neutre comme d'habitude, Oryane sautillait quand elle franchit la porte de sa chambre.
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