4 - S'ile

        Il m’a fallu un an pour atteindre la dernière montagne. Je ne sais comment, j’ai réussi à trouver des provisions tout au long de mon voyage. Cela n’a pas toujours été facile, et j’ai cru à plusieurs reprises que je ne m’en sortirais pas, mais je suis finalement parvenue au sommet de cette montagne.

        Je ne m’étais pas trompée, la neige y est d’un blanc immaculé.

        J’ai atteint mon objectif, ce qui signifie que je n’en ai plus, et je ne ressens absolument rien. Je suis là, dans ce désert de neige, à hauteur des nuages, et je ne sais pas quoi faire. Je me laisse tomber, la neige recouvre mes jambes, et je regarde tout autour de moi.

        Je pense d’abord que je suis seule, mais je distingue bientôt un amas sur le nuage en face de moi. Je dois rêver, ou plutôt halluciner. Depuis combien de temps n’ai-je pas mangé ? Je n’ai pour seule nourriture depuis des semaines que des baies acidulées, que je peine à mâcher, et cela fait des mois que je n’ai pas mangé un bout de viande.

        Je m’étends de tout mon long sur la neige, persuadée d’y trouver un réconfort, un soulagement. C’est tout l’inverse qui se produit. Le neige traverse le haillon qui me sert encore de tunique, et glace mon dos. Je soupire, avant d’ouvrir la bouche contre mon gré. Ce qui suit m’échappe.

        Je dois crier, car des elfes ne tardent pas à me rejoindre. Impossible pour moi de savoir d’où ils viennent, et impossible de réfléchir, tout simplement. Mes poumons se vident péniblement, puis se remplissent d’un air brûlant. Ne devrait-il pas être glacial ? Je suis recouverte de neige, au sommet d’une montagne, et j’ai l’impression de brûler. Mes poumons n’en finissent pas de me faire souffrir, jusqu’au moment où je suis soulevée, puis placée sur un brancard de fortune qu’un elfe a dû ramener. Je ne m’entends pas — et pourtant je dois bien crier, car je sens l’air vibrer et écorcher ma gorge. En revanche, je discerne leur voix, en peu étouffées, probablement couvertes par ce cri qui ne parvient pas à mes oreilles.

        Je peux aussi voir, et plus mon dos me brûle, plus ma vue se fait nette. Ils font demi-tour, et j’aperçois du coin de l’œil une tache rouge sur le sol. On dirait un grand foulard aux bords effilochés.

        Ils ne m’ont pas retournée, ils n’ont pas vu mon dos, mais quand ils le feront, à n’en pas douter, ils n’auront que faire de mes cris, et me chasser deviendra leur priorité. Ce n’est qu’une question de temps.

        Regarder, je n’ai que ça à faire pendant que mes poumons continuent leur torture, et ce que je vois dépasse l’entendement. J’ignorais que la faim pouvait provoquer de telles hallucinations ; je n’en avais jamais fait l’expérience auparavant, en dépit des nombreuses journées que j’ai dû passer le ventre vide.

        On me transporte longtemps sur ce brancard et à aucun moment je n’ai l’impression que nous descendons. Comment ai-je pu passer à côté de leur campement ? La montagne n’est pas bien large à cette hauteur. Quand enfin je perçois un changement, il s’avère que nous montons. Les secousses me font penser à un escalier. Je laisse tomber ma tête sur le côté et la torture cesse, tandis que je découvre un nouveau monde.

        Nous marchons sur des nuages, littéralement. Les elfes franchissent en ce moment même un pont qui conduit à un sol de verre. La brûlure s’accentue, anesthésiée dans le même temps par la stupeur qui prend place dans mon esprit et balaye tout le reste. A travers un brouillard, un bâtiment immaculé se dessine. J’avais parfois entendu parler du terme « paradis », et je suppose que c’est à cela que les villageois faisaient référence. Le visage qui apparait dans mon champ de vision ne fait que confirmer leurs dires.

        C’est une femme, dont le visage bienveillant est encadré par des cheveux d’albâtre. Son visage à la douceur de celui du médecin qui m’a soignée, mais surtout, elle a les yeux de Bres. De grands yeux bleus humides qui me dévisagent avec douceur. Elle a déjà compris ce qui se passe, contrairement à moi. Un des elfes lui montre ma sacoche, et je les entends parler des baies que j’ai mangées. La femme ferme les yeux, je décide de l’imiter. La brûlure s’estompe aussitôt.

        Elle me redresse sur le brancard, et ses bras m’étreignent. J’ai la sensation d’être un jouet brisé. J’aimerais bien ouvrir les yeux, regarder encore ce visage, mais je suis trop fatiguée.

        « Mais qu’as-tu mangé, petite ? » Se lamente-t-elle.

        C’est une bonne question, mais plutôt que de songer à la réponse, je revois Mairin, la veille de mes dix ans, voutée sur la table en train de préparer la mixture rosée. Si je n’ai plus mal, c’est qu’ils m’en ont donné ?

        Une image reparait sans que j’aie rouvert les yeux.

        Je vois ce qu’ils voient. Je vois mon dos à travers ma tunique déchirée. Ils me retournent doucement sur le ventre et relèvent le tissu troué. Ma peau est recouverte de fils entrelacés, de boucles et d’épines noirâtres. De près, cela ressemble au dessin d’un enfant. De loin, on reconnait les caractères qui forment mon prénom.

        S’ile.

        De l’apostrophe fraichement gravée s’écoule un filet de sang. J’assiste en même temps que les elfes et la femme à la naissance du point.

        L’apostrophe me fait penser à mon cri et à l’injustice dont mon père se réclamait. Le point me ramène près de ma mère, qui un mis un terme à notre vie ensemble.

        L’apostrophe est la frustration, le point signe la fin.

         Seuls les yeux de Bres rendent cela moins triste, car lui savait voir le bon au cœur du maudit. 

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Il est grand temps que je commence à m'exprimer, ça commence maintenant :)

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