2 - La survie

        Un meilleur endroit…les premiers jours, les premières semaines et même les premiers mois, je crus qu’il n’en existait pas d’autre que mon village. Après tout, j’y étais née, j’y avais fait mes premiers pas, mes premières connaissances — même si elles ne m’avaient accordé que peu d’attention —, et surtout, je le connaissais par cœur. Ce n’est qu’au fil des ans que j’ai changé d’avis, et que j’ai vu les choses sous un autre angle.

        J’ai rencontré Bres trois mois après mon abandon. Dès ma rencontre avec le premier village — qui avait refusé de me voir passer ses portes — j’avais compris que je devrais préserver le plus possible mes provisions. En ne mangeant que deux fois par jour, j’avais réussi à tenir pendant un mois, le temps d’arriver au premier village qui m’autorisa à entrer dans son enceinte, à la limite de ma région. Mais je n’avais rien à vendre ou à échanger pour de la nourriture et monsieur Fael ne m’avait laissé aucun conseil à ce sujet. Si j’avais retenu une chose de mon père, c’était ses perpétuelles récriminations contre les commerçants ; s’ils pouvaient escroquer mon père, qu’en serait-il de moi ? Je refusais de me séparer des flacons de Mairin, car ils représentaient la première et la dernière chose que l’on m’avait offerte par bonté. De plus, elle me les avait spécifiquement destinés, et je refusais d’en faire profiter des gens qui ne voulaient pas de moi.

        J’en fus réduite à fouiller dans les poubelles des habitants. Je n’étais pas la seule dans ce cas, c’est pourquoi je veillais à ne fouiller que dans les rues désertes ; je récoltais moins de restes, mais j’avais rencontré un elfe roué de coup dès ma deuxième nuit de vagabondage, et je ne tenais pas à connaître le même sort.

        Le jour où je rencontrai Bres, donc, cela faisait deux mois que je me nourrissais exclusivement d’ordures. Je n’avais jamais été bien lourde, et j’avais alors la peau sur les os. Le peu de nourriture que je dénichais m’empêchait d’entreprendre un voyage en direction d’une autre ville, car j’étais incapable de me constituer des provisions. Chaque fois que j’essayais de ne pas manger et de garder la nourriture dans ma sacoche, cela devenait une torture et je cédais aux grondements de mon estomac.

        Je ne m’en rendais pas compte, mais j’affrontais la période la plus dure de l’année. Je ne souffrais pas trop du froid, et ma couverture, une fois repliée sur ma tête, me protégeait du vent tout en me dissimulant efficacement. Personne ne prêtait attention à une petite boule grisâtre et surtout, personne ne pouvait discerner une telle forme à la nuit tombée. Néanmoins, l’hiver, c’était la période où les gens jetaient moins et mangeaient plus, y compris les elfes les plus riches. Un soir où je désespérais de n’avoir trouvé qu’un trognon de pomme, je trouvais une petite forme recroquevillée dans une des poubelles que je fouillais. Je reculais aussitôt, persuadée d’avoir trouvé un autre cadavre. J’en avais déjà vu quelques-uns, mais ils étaient généralement à terre, au coin des rues, et non pas dans des containers — les habitants enterraient les vagabonds dans un lopin de terre, pas très loin de leur cimetière.

        Un sifflement s’échappa néanmoins de la bouche du corps, suivi d’une minuscule volute de fumée. C’était un garçon, à qui je ne donnais guère plus de six ans, qui n’avais pas trouvé d’autre moyen pour se réchauffer que de se recouvrir de déchets. J’avais toujours fui les autres vagabonds, mais c’était la première fois que j’en rencontrais un plus jeune que moi, et je me refusais aussitôt à le laisser ici. Sa peau était violacée et son souffle bien trop lent, je doutais qu’il survive ne serait-ce qu’à la prochaine heure.

        Des pas précipités hâtèrent ma décision. J’attrapais le garçon sous les bras et le hissais sur mon dos. Le choc de ses pieds contre le sol ne le réveilla même pas, ce qui me conforta dans mon choix. Je le traînais avec moi jusqu’à la lisière du bois, dans un coin où j’avais pris l’habitude de me terrer ; j’avais même creusé un trou pour être moins repérable et diminuer la prise au vent. La couverture était grande, et je n’eus aucun mal à nous envelopper tous les deux.

        Bres avait en réalité huit ans, presque mon âge, mais la faible quantité de nourriture qu’il trouvait avait nuit à sa croissance. Il était habillé de haillons, et on pouvait aisément compter ses côtes à travers le vêtement rapiécé qui lui servait de tunique. Il avait de grands yeux observateurs, et il ne se montra pas méfiant. Le simple fait de l’avoir emmené avec moi pendant la nuit avait dû le convaincre. Il devait avoir été abandonné très jeune, car il parlait peu, avec un vocabulaire limité. Bres vivait dans cette ville depuis plus d’un an, et on avait volé le morceau de tissu qui lui servait de couverture au début de cet hiver. Les nuits glaciales l’avaient affaibli et il marchait difficilement.

        J’aurais pu regretter de l’avoir aidé, mais il connaissait les cachettes de quelques habitants, auxquelles je pouvais accéder, car j’étais plus grande et avait conservé plus de forces que lui. En quelques jours, notre association nous permit de constituer notre premier vrai repas. Et en quelques semaines, nous réussîmes à constituer des provisions, grâce à des clairières et des champs méconnus, cachés par une forêt trop dense. Les habitants ne s’étaient pas donné la peine de défricher les buissons de ronces, mais nous, nous n’avions pas d’autre choix que de nous y enfoncer pour nous cacher, et il apparut que les ronces entouraient une grande clairière recouverte de fruits sauvages.

        Grâce à ces provisions et encouragés par notre association, nous quittâmes la ville pour nous diriger plus au nord. Nous pûmes entrer dans la première ville que nous croisâmes, mais le froid y était encore plus virulent. C’est dans cette ville que je cessai de comprendre les autres elfes. Les habitants se révélèrent plus accueillants, et une femme nous fit même dormir chez elle. Toutefois, lorsqu’elle nous fit nous laver dans une bassine d’eau chaude, mon dos me brûla et la villageoise hurla. Sans explication, nous fûmes jetés aux portes du village, ce qui ne fut pas sans me rappeler mon abandon, qui remontait à quelques mois.

        La brûlure dans mon dos ne repartit jamais, et je compris l’utilité des flacons de Mairin. La douleur ne disparaissait que lorsque j’ingérais la mixture rosée. Un flacon la faisait disparaître pendant plus d’une semaine, après quoi elle revenait, aussi forte qu’avant. Nous cherchâmes une autre ville, où nous fûmes encore accueillis, mais on vit encore mon dos, et la scène se répéta. Une fois, deux fois, …tout le temps. Chaque fois que notre bienfaiteur voyait mon dos, il hurlait ou criait et c’était tout le village qui nous chassait. Je supposais rapidement que cela était en lien avec le tabou dont la vieille Mairin avait parlé ; les habitants de mon village s’étaient-ils retenus de crier, quand ils m’avaient vue me baigner dans le ruisseau en été ? S’étaient-ils également retenus à grand peine de me chasser comme les autres le faisaient à présent ?

        Bres comprit que c’était ma faute si nous ne pouvions rester plus de deux jours dans un village, mais il resta avec moi. Maintenant que la température redevenait supportable, nous pouvions nous permettre de rester à l’écart des villes, ce qui nous évitait d’en être expulsés. Cela devint une habitude. A cause de la chose mystérieuse dans mon dos — que je n’avais jamais vue et que je refusais de montrer à Bres, dans la crainte qu’il ne s’enfuie et ne m’abandonne — nous ne nous approchâmes plus de quiconque.

         Nous ne ressentions pas vraiment de solitude, car nous nous souvenions de cette période pendant laquelle nous avions été livrés à nous-même. Notre entraide nous rapprocha, jusqu’à nous rendre inséparable. Bres m’apprit à observer plus attentivement, et à repérer les cachettes des habitants, sous les fondations des maisons, protégées des incendies par une couche d’argile. En retour, je lui appris à reconnaître quelques plantes, grâce aux cours de monsieur Fael qui m’étaient restés en mémoire. Nous regroupions tout ce que nous trouvions, et nous ne cessions de nous diriger vers le Nord. C’était moi qui insistais, car je relisais sans cesse le mot de mon professeur, qui voulait que je trouve un endroit meilleur. Bres, lui, n’accordait que peu d’importance à l’endroit om nous nous trouvions, tant que nous étions ensemble. 

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