1 - L'abandon

Je crois que ma mère a su dès le premier jour ce qui clochait chez moi et qu'elle a dès lors agit en conséquence.

J'aurais pu lui en vouloir, la détester, la haïr pour ce qu'elle a fait... mais elle devait savoir qu'une vie en compagnie de ma famille ne me serait d'aucune utilité. Je ne suis pas de ceux que l'affection aide à aller mieux.

*

Quand bien même ma mère n'aurait pas décidé de m'écarter de ma famille ainsi que du village, il serait vite devenu évident que je ne pouvais rester bien longtemps en leur compagnie. J'étais en décalage avec les enfants de mon âge, ainsi qu'avec tous les membres du village. Quand mes camarades voulaient jouer, je préférais observer, et je ne comprenais pas l'agitation qui occupait sans cesse les adultes. Ce n'est pas pour autant que je suis devenue une elfe très instruite, dans la mesure où je regardais les gens plus que les livres. J'étais jeune quand j'ai été séparée du village et que j'ai quitté ma famille, mais c'est la seule journée de mon ancienne vie dont chaque détail est resté gravé dans ma mémoire.

C'était la veille de mes dix ans. Généralement, pour fêter la première décennie d'un enfant, la famille organisait une fête au village, car l'évènement était suffisamment rare pour être source d'une grande joie. De même, pour chaque anniversaire, les parents offraient à leur enfant un objet symbolique, ou leur racontait l'histoire de leur famille, car on attachait beaucoup d'importance aux aînés.

A la veille de cet anniversaire, je savais déjà qu'il n'y aurait pas de fête pour moi. Père ne me parlait jamais que pour me donner des ordres, et maman faisait le strict minimum pour moi. En revanche, ils étaient très attentionnés avec ma petite sœur Eimer, âgée de quelques mois, et je me doutais qu'elle aurait droit à ces célébrations dont j'étais privée. Heureusement, j'avais vécu suffisamment en tant qu'enfant unique pour savoir que la froideur dont mes parents faisaient preuve n'était pas due à Eimer. Elle serait l'une des rares personnes envers qui je ne nourrirais aucune forme de rancœur ou d'amertume.

Un garçon du village allait fêter ses quinze ans, une semaine après mon anniversaire, et sa mère était déjà occupée à dresser la liste des invités et à nettoyer sa maison de fond en comble. Je le sus car, en passant devant la chaumière où leur famille habitait pour me rendre à la place qui nous servait d'école, alors que ma propre mère dormait encore, celle du garçon s'affairait à balayer le porche de sa maison. Je lui adressais un sourire que je pensais amical, mais elle me renvoya un regard inquiet et laissa tomber son balai pour rentrer chez elle. Je vis les rideaux se fermer quelques secondes après.

J'étais habituée à l'ignorance. Déjà celle dont mes parents faisaient preuve, mais aussi à celle des autres enfants du village. Eux, ils adoraient jouer dans la rivière et courir dans les champs, à l'ouest du village. Moi, j'aimais m'asseoir au bord de la rivière, les jambes dans l'eau, et regarder les poissons chatouiller mes pieds. J'aimais encore plus quand les œufs venaient d'éclore et que les nouveaux poissons nageaient aux côtés de leurs parents. Au lieu de courir, je préférais m'allonger dans les champs. J'essayais d'écouter ce qui m'entourait et j'isolais chaque son afin de l'identifier. Il y a une époque où moi et les autres enfants avions dû tenter de nous rapprocher, mais cela n'avait manifestement pas fonctionné. Ce devait être un spectacle étrange, cette ronde d'enfants gesticulant autour d'une silhouette solitaire. Quand j'y repense, je me dis que cette image était un présage.

Lorsque j'allais seule au village, pour aller à l'école ou pour chercher des légumes pour ma mère, les gens me saluaient peu, ou très brièvement. Il n'y avait que lorsque j'étais en compagnie de mes parents que les gens prenaient le temps de discuter. Ce matin-là, je n'eus pas droit à un seul regard et certains rentrèrent chez eux, comme la mère du garçon l'avait fait. Je ne me sentais pas blessée par cela - je n'avais rien fait de mal - mais je m'interrogeais et me disait qu'un évènement grave avait dû survenir. Une étrange atmosphère planait sur le village.

Nous n'étions pas très nombreux, même en comptant les familles vivant à l'écart. Ordinairement, cela n'empêchait pas les rues d'être continuellement encombrée, car on y faisait beaucoup d'échange. Ce jour-là, les sentiers de terre battue étaient déserts. Je voyais les lumières allumées et les rideaux entrouverts, mais c'était comme si un événement funeste était survenu, dont j'étais la seule à ne pas être au courant. A mi-chemin, l'inquiétude me gagna, et je me mis à courir, comme pour tenter d'échapper au danger que je pressentais.

Parvenue devant à la maison du dirigeant de notre village, je m'arrêtai brusquement. Des éclats de voix se faisaient entendre, en provenance de la masure aux rideaux tirés et à la porte close. Parce que j'étais d'une nature curieuse et que c'était la première maison agitée que je croisais, je me hissais sur la pointe des pieds et tentait de reconnaître des silhouettes, malgré le tissu qui voilait la vitre. Des ombres dansaient, leurs grands bras s'agitaient, mais je n'arrivais pas à reconnaître qui que ce soit. Je n'allais pas tarder à avoir une crampe dans mon mollet, quand une figure écarta l'étoffe. Quel ne fut pas l'étonnement de l'elfe en me découvrant, le cou tiré et essayant de me hisser de mes mains sur le rebord. Mais quel ne fut pas mon étonnement en reconnaissant mon père, que je pensais parti chasser avec les autres. Il eut un mouvement de recul et une étrange expression passa sur son visage. Petite, je crus que cela était de la colère ; à présent, je crois que c'était surtout de la peur. Il fit un geste sec en direction de la rue, pour m'intimer de partir, et j'obéissais sans protester. Je n'avais pas besoin de bien connaître mon père pour le craindre.

Essoufflée et tremblante, je suivais l'avenue principale jusqu'à déboucher sur la place du village, où les enfants se retrouvaient en attendant le professeur. Encore une fois, pas une seule personne, alors que mes compagnons de classe auraient dû se trouver là, jouant avec des galets sous l'œil attentif de la vieille Mairin, l'ancienne du village. Cette frêle femme était la seule à s'occuper de moi. Personne n'osait l'empêcher de m'approcher, mais cela déplaisait à beaucoup, tout d'abord à ma mère, parce qu'on n'appréciait guère qu'une gamine telle que moi parle à l'elfe la plus respectable du village.

Que faire ? Aucun élève n'était là, il ne me restait qu'à aller voir mon professeur, monsieur Fael, dont la maison se trouvait à l'autre bout de la place. Il avait dû décider de tenir cours là, pour que les enfants soient à l'abri en cas de problème. Il m'ouvrit, alors qu'il n'acceptait normalement pas les élèves en retard, ce qui renforça mon hypothèse.

- Excusez-moi, monsieur, débitai-je en regardant le sol. Je pensais être à l'heure !

Le silence me répondit. Honteuse, je relevais la tête, pour découvrir mon enseignant, les cheveux en bataille et les yeux cernés. Je me retins à grand peine de sourire, sans pouvoir toutefois réprimer une exclamation, devant sa tunique retournée et ses pieds dénudés. Jamais mon professeur n'avait fait preuve d'une telle négligence. L'amusement fut très vite remplacé par la peur, car mon professeur n'était pas seulement fatigué, mais également anxieux, comme la mère du garçon et tous les autres elfes que j'avais croisés.

L'homme inspecta rapidement la place puis fronça les sourcils. Je ne pouvais m'empêcher de songer que les lignes sur son front ressemblaient fortement au lit d'une rivière, dont l'eau aurait creusé de petits ruisseaux tout autour. Il ne me laissa pas le temps d'imaginer autre chose, et me prit par les épaules.

- S'ile, est-ce que ta mère est levée ?

Sa voix était plus grave que d'habitude, et il se faisait pressant.

- Ce n'est pas le moment de rêvasser, maugréa-t-il. Quand tu es partie de chez toi, S'ile, ta mère dormait ?

Je hochais la tête. Aussitôt, il me tira par le bras et me fit entrer dans sa maison.

Il n'y avait que peu de lumière, et une odeur étrange flottait dans l'entrée, ainsi que dans le couloir qu'il me fit emprunter. J'entendis une toux et un bruit métallique. Monsieur Fael refusa de m'expliquer d'où cela provenait.

- Nous avons bien d'autres choses à te dire, éluda-t-il.

Il me conduisit vers les escaliers, qui avaient toujours été interdits aux enfants. La situation était-elle si grave que les élèves avaient été cachés dans le grenier ? Nous ne grimpâmes cependant guère plus haut que le premier étage et, après avoir tourné à droite pour prendre un minuscule couloir, nous débouchâmes dans ce qui devait être sa cuisine. C'était d'ici que provenait l'étrange odeur que j'avais sentie dès mon arrivée. La vieille Mairin, que je n'avais pourtant jamais vue côtoyer monsieur Fael, se trouvait là. Elle était de dos, un châle en laine sur ses maigres épaules, voutée au-dessus du foyer dans lequel macérait une préparation. Le professeur me proposa, d'un air doux que je ne lui connaissais pas, de m'asseoir pendant qu'il finissait quelques préparatifs. J'étais trop intimidée par la présence de ces deux adultes réunis pour oser parler, et je les observais.

Méthodiquement, Mairin prépara de petites fioles qu'elle remplit de sa décoction ; la mixture était liquide, rosée, et non pas verdâtre comme je l'avais pensé. Monsieur Fael quant à lui s'occupa de former de petits paquets de tissus, dans lesquels il fourra autant de provisions qu'il le pouvait. Prévoyait-il de s'en aller ? Avait-il commis un crime ? C'était un enseignant juste et bienveillant, mais on pouvait bien avoir deux facettes, non ?

Je me raidissais au fur et à mesure sur mon siège, et je frémissais à chaque fois qu'il me jetait un coup d'œil. Pourquoi la vieille Mairin était-elle là ? Je ne sais pas combien de temps j'attendis ainsi. Ils ne me firent signe d'approcher qu'une fois qu'ils eurent rassemblé assez de nourriture et de préparation pour remplir un grand sac de toile. Je m'avançais précautionneusement, désormais méfiante, et la doyenne poussa le sac vers moi.

- Prend-le.

J'épiais le tas devant moi et me refusais à y toucher. Pourquoi me donnaient-ils cela ? C'était eux qui voulaient partir ! Pas moi !

- Ce n'est pas pour moi, répondis-je.

Monsieur Fael consulta l'ancienne, laquelle éclata d'un rire rocailleux. Je ne l'avais jamais entendu rire auparavant, et cela me terrifia plus qu'autre chose. J'avais beau la voir tous les matins, je ne la connaissais pas.

- Pour sûr que c'est pour toi, ma petite. Tu vas en avoir besoin.

Je leur retournais un regard sceptique.

- J'ai déjà de la nourriture chez moi.

Monsieur Fael se redressa alors et fronça les sourcils.

- Sa mère ne lui a rien dit ! Je n'y crois pas...

- Vous avez fait quelque chose de mal, monsieur ?

Il me dévisagea, comme si j'étais soudainement devenue quelqu'un d'autre.

- Nous n'avons plus le droit de nous approcher de vous, c'est ça ? Continuai-je.

La vieille Mairin ricana et m'invita de nouveau à m'asseoir. Elle rajusta maladroitement son châle et poussa un soupir rauque.

- Tu te trompes, petite. Fael n'a rien fait de mal, pas plus que toi ou qui que ce soit d'autre. Mais ça ne va pas empêcher les choses de suivre leur cours.

J'avais certes neuf ans, les paroles de Mairin avaient toujours été obscures pour moi. Heureusement, monsieur Fael fut un peu plus clair.

- Tu vas partir d'ici, S'ile, dit-il doucement. Tes parents ont passé un accord en ce sens avec le chef du village il y a longtemps.

Je restais interdite. Partir ? Moi ? Je n'avais même jamais été dans un autre village ; il m'était impossible de concevoir une telle idée. « Pourquoi » me sembla la réponse la plus appropriée.

- Tu es maudite, petite, croassa Mairin. Pour ce qu'en pensent les habitants, du moins.

Un poids s'abattit sur moi, voutant mes épaules comme celles de la doyenne. Maudite...ce mot était tabou dans le village. Tout ce qui était maudit, on s'en débarrassait aussitôt, on ne voulait rien avoir à faire avec.

- Ta mère était bien d'accord pour se séparer de toi à la naissance, mais ton père a obtenu grâce à mon soutien que tu restes avec nous un premier temps.

Ce que Mairin m'expliquait dépassait l'entendement.

- Vous mentez. Ma mère n'aurait pas fait ça.

- Tu es bien audacieuse pour me traiter de menteuse, et crois-moi, tu n'as pas idée de ce que nous pouvons faire quand nous sommes confrontés à un tabou. Ta mère a toujours dis qu'elle avait senti dès le début de sa grossesse que « le mal » t'habitait.

- Ce n'est pas vrai. Elle n'a jamais dit ça.

Que pouvais-je répondre d'autre ? Du haut de mes neufs ans, presque dix, j'étais loin de saisir les subtilités des rumeurs et des secrets que chacun dissimulait ; par ailleurs, je n'ai pas été plus avancée en grandissant. Le décalage installé entre moi et les autres était-il trop grand pour que je puisse ne serait-ce que les comprendre ?

- Si tu ne le sais pas, c'est simplement parce que ta mère a trop peur de toi pour prononcer de tels mots en ta présence.

- Comment je peux lui faire peur ? Je n'ai jamais...

- Tu découvriras bien assez tôt comme il est simple d'effrayer quelqu'un, petite. Sans même prononcer un mot, ni faire un geste. Ne sous-estime jamais le pouvoir du symbolisme, il conditionne toutes nos actions. Peu importe que tu sois dangereuse, ce qui compte c'est que tu en ais l'air.

J'allais protester une fois de plus. Je ne connaissais pas bien Mairin, mais plus elle parlait, moins j'avais envie de la croire et de lui faire confiance. Elle ne me donna pas l'occasion de m'exprimer, car elle plissa les yeux et se redressa.

- Fael, allez-vous habiller, voulez-vous ? La mère est là, je vais me charger de lui ouvrir. S'ile, tu viens avec moi.

En effet, des coups se firent entendre sitôt qu'elle eut fini de parler. Monsieur Fael se pencha et me serra dans ses bras, chose que je ne l'avais jamais vu faire pour aucun de ses élèves.

- Nous ne serons pas là quand tu partiras, chuchota-t-il tandis que la doyenne se dirigeait vers les escaliers. Ecoute-moi bien S'ile, d'accord ?

Je hochai timidement la tête.

- Je vais garder le sac de provision, reprit-il, et je vais le déposer à la sortie du village. Tu vois l'arbre creux, celui dans lequel tes camarades aiment jouer ?

J'acquiesçai de nouveau.

- Le sac sera au fond du tronc. Tu ne me verras pas, et je ne pourrais pas revenir t'aider. Ni moi ni personne, alors n'attend pas et court en direction d'une ville, va aussi loin que tu peux, ne t'éloigne pas des sentiers, et essaye d'atteindre une autre région.

- Je ne peux pas aller au village voisin ?

- Ta mère a envoyé des missives aux villes les plus proches. Elle ne veut pas que tu restes à proximité. Promet-moi de te mettre à l'abri, S'ile. Tu n'auras pas d'aide du village, mais certains estimeront peut-être que tu dois mourir, au cas-où il te viendrait l'idée de leur faire du mal. On ne peut jamais prévoir les réactions des autres face à un tabou.

Au fur et à mesure qu'il me prodiguait ses conseils, mon sang se glaçait, et je commençai à trembler. Il entendit la voix de Mairin, plus forte qu'à l'accoutumée.

- Il faut que tu rejoignes ta mère. Quoi qu'il arrive, sois forte. Ce ne sera pas facile, mais tu y parviendras. Fais du mieux que tu peux pour t'en sortir.

Les jambes flageolantes, je descendis les escaliers pour retrouver ma mère. Je n'osai croiser son regard, mais ses reproches ne se firent pas attendre.

- Je t'avais bien dit hier que les cours étaient annulés ! Et tu es venue déranger ton professeur !

Je ne pouvais pas l'imaginer en colère, car elle restait généralement indifférente à mon égard. Pourtant, sa voix était agitée d'un tremblement inhabituel. Ou bien l'imaginai-je, à cause de ce que la vieille Mairin et monsieur Fael m'avaient dit. En tout cas, j'avais beau réfléchir, je n'avais aucun souvenir de ma mère m'indiquant que je devrais rester à la maison le lendemain.

- C'est moi qui ai emmené S'ile ici, intervint monsieur Fael, vêtu une tunique propre. Je discutais avec Mairin, puis j'ai aperçu votre fille. Je lui ai proposé de venir se réchauffer, il fait de plus en plus froid ces temps-ci.

- Nous avons des choses à faire, et vous nous mettez en retard.

- Alors je ne la retiens pas.

Ma mère ne se donna pas la peine de répondre, alors qu'elle avait toujours été en bon termes avec mon professeur. D'un geste sec, elle attrapa mon bras et m'entraîna à sa suite, en direction de la maison. Je devais presque courir pour rester à sa hauteur et je faillis tomber à plusieurs reprises mais elle n'y prêta pas attention. Arrivée devant notre chaumière, j'étais à bout de souffle, et elle me fit entrer sans ménagement. Elle m'ordonna de ne pas bouger, puis alla s'affairer dans ma chambre.

Devant notre maigre feu, mon père était assis et ne disait mot. Peut-être était-ce encore une fois à cause de ce que Mairin avait prétendu, mais j'avais de plus en plus peur.

- Papa ? Demandai-je.

Il se tourna lentement et après de longues secondes, un triste sourire releva les commissures de ses lèvres. Pourquoi ne me réprimandait-il pas ? Ne venais-je pas de le déranger ? Il ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sorti, et il articula silencieusement : « Je suis désolé ».

Alors Mairin avait dit vrai ? Avec un peu plus de recul, je crois que c'est à cet instant que ma vision de mon père a changé. Je pense toujours qu'il ressentait de la peur, puisque j'étais ce fameux tabou, mais il avait au moins tenté de me faire rester parmi eux, ce qui n'était pas le cas de ma mère. Si tout cela était vrai, je ne pouvais pas en vouloir à mon père. D'eux deux, ma mère était la vraie coupable, et entre elle et le village, le constat était le même. Ma mère ne se préoccupait guère des autres familles ; si elle avait choisi de m'abandonner, c'était pour préserver sa vie à elle, et non pas celle de ses voisins.

Mais c'est ce que je pense à présent. A neuf ans, j'étais trop ébranlée par l'excuse silencieuse de mon père pour penser à tout cela.

Ma mère ne tarda pas à ressurgir dans la pièce. Elle me donna une sacoche, ainsi qu'une couverture, puis nous ressortîmes de la maison. Avec les affaires dans mes bras, il m'était encore plus difficile de la suivre, et elle ne fit pas un seul geste pour m'aider.

- Où va-t-on, maman ? Finissais-je par demander, tout en priant que cela ne soit pas la maison du chef.

Elle me jeta un coup d'œil agacé.

- Tu le constateras d'ici quelques minutes.

Quelques minutes ce fut le temps nécessaire pour rejoindre l'entrée - pour moi la sortie - du village. Inutile de passer par la maison du chef du village, car il se trouvait déjà là. L'air embêté, il ouvrit les portes du village : deux grandes portes de bois montés sur de vieilles charnières rouillées. J'avais toujours trouvé leur grincement familier ; lorsqu'elles s'ouvrirent, ce jour-là, ce grincement me parut effrayant, car cela signifiait l'ouverture sur l'inconnu.

- Bonne chance, S'ile, déclara à voix basse le chef du village.

Il n'était pas de ma famille pourtant il semblait vraiment navré, contrairement à ma mère. D'eux deux, il était le seul à avoir la main crispée sur la palissade ; j'avais entendu dire que lui-même avait été abandonné enfant ; laisser se dérouler mon propre abandon a dû lui faire passer de pénibles nuits. Mais il n'a rien fait pour m'aider, alors je lui en veux, comme j'en veux aux autres.

Quant à ma mère, elle recula de quelques pas et se redressa, comme si elle était en train de se soulager d'un lourd fardeau. Ses yeux étaient désespérément secs, et elle releva la tête. Le regard qu'elle m'adressa suffit à m'indiquer que ma vie ici était terminée, bien plus que ses paroles.

- Va-t'en, S'ile. Tu nous fais courir un trop grand danger.

J'aurais pu protester, comme je l'avais fait avec la vieille Mairin et monsieur Fael, mais l'expression de ma mère était si froide, si distante et si inhumaine qu'elle m'en dissuada.

- Tu es bannie du village, continua-t-elle. Ne reviens jamais ici. Tu devras te débrouiller seule, comme font ceux qui sont...comme toi.

Toi. Ce seul mot, prononcé avec une expression de dégoût et de crainte, brisa tout lien qu'il y avait ou aurait pu y avoir entre nous. Elle n'était plus ma mère, je n'étais plus sa fille. Je n'étais pas seulement bannie, j'étais reniée.

Quelques secondes, ce fut le temps que mirent les battants à se refermer, dans un grincement non plus effrayant mais sinistre, car il signifiait le début de la solitude. Il existe plusieurs types de solitudes. Lorsque vous êtes abandonné, il s'en installe en vous une forme qui ne peut que difficilement vous quitter.

Une fois le bruit sourd des portes évanoui, je suis restée longtemps immobile devant le village. Je crois que j'espérais entendre des sons familiers, un signe de l'arrivée d'un elfe qui viendrait m'aider malgré tout. Monsieur Fael oserait-il quitter le village ? La vieille Mairin déciderait-elle qu'elle pouvait bien consacrer à peu de son temps à m'aider ? Mais je n'entendais rien, pas le moindre pas sur les sentiers de terre battue, pas une seule porte s'ouvrant et signifiant un retour à la normale, pas même la cloche qui égrenait les heures, avec un son usé et étouffé.

J'osai d'abord croire que le village témoignait d'une forme d'hommage. Peut-être voyaient-ils la fillette que j'étais, ils exprimaient leurs regrets à travers leur silence ? Or ils n'avaient que faire de moi, ils ne s'étaient même jamais souciés de mon existence. Alors la réalité s'imposa peu à peu. La vie reprenait probablement son cours au cœur du village, mais je n'en faisais plus partie. Ils m'avaient vraiment bannie, exclue, et je ne pouvais plus me rassurer ne serait-ce qu'avec les sons qui m'avaient accompagnée depuis ma naissance. J'étais seule, et je ne pouvais pas compter sur le village. Sur qui compter alors ?

Les paroles de monsieur Fael me revinrent en tête, et je repérais l'arbre creux, quelques pas derrière moi. Avait-il eu le temps d'y cacher le sac de provision ? A mon grand soulagement, je sentis sous ma main le tissus rugueux du sac, et je l'en sortait aussitôt de l'arbre. De là où j'étais, je pouvais toujours voir les portes du village ; dans mon dernier espoir de voir quelqu'un sortir et m'aider, je m'assis dos contre le tronc, et je fis l'inventaire du peu de choses qui étaient désormais en ma possession.

Ma mère ne m'avait donné en tout et pour tout qu'une couverture pour la nuit et une tenue. Dans le sac de monsieur Fael, je trouvais les provisions que je l'avais vu préparer avec la vieille Mairin et un bout de papier, sur lequel il avait noté quelques instructions ainsi qu'une carte approximative de la région. J'appris de cette manière que les flacons préparés par la doyenne du village étaient des antalgiques à utiliser en cas de douleur extrême, car je n'aurais guère l'occasion de m'en procurer d'autre ; quant aux provisions, monsieur Fael les estimait suffisante pour une semaine, si je ne m'empiffrais pas. Sur le plan, il indiquait comment rejoindre une région plus accueillante. Je préférai prendre comme un encouragement et non une lamentation la phrase par laquelle il avait conclu son mot : « Je te souhaite de trouver un meilleur endroit qu'ici. »

Je n'arrivais pas encore à m'imaginer dans une autre ville, et la nuit commençait déjà à tomber. Allant à l'encontre des indications de monsieur Fael, je décidais de me nicher dans l'arbre creux, emmitouflée dans la couette avec mes deux sacs, et de partir le lendemain matin. J'étais encore trop abasourdie pour ressentir autre chose que de la peur, et je supposais que la mort ne pouvait décemment pas être pire que le sort auquel m'avait destiné ma propre mère.

*

Le lendemain matin, j'étais encore en vie et personne n'était là à mes côtés. Après avoir jeté un dernier coup d'œil aux instructions de Fael et aux portes du village, que je trouvais désormais plus sombres, je récupérai mes affaires et m'engageait sur le sentier se dirigeant plein Nord. Mon village ne voulait pas de moi, mais le monde était vaste, non ? J'allais bien trouver un endroit où l'on voudrait de moi.

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