7. Les marchands de sable


KEI


« Le plus clair de mon temps, je le passe à l'obscurcir, parce que la lumière me gêne »

Boris Vian


Lorsque Kei avala d'une traite son quatrième verre de la soirée, les néons du club commencèrent à se faire agressifs. Face à lui, le barman agitait un shaker tout en écoutant les commandes qui fusaient dans tous les sens. Kei posa son menton dans ses mains et l'observa avec lassitude. L'homme ressemblait un peu à Nathaël, avec ses cheveux décoiffés et la ligne provocatrice de sa mâchoire.

Nathaël... Il ne l'avait pas recroisé depuis l'incident à la fac. Il aurait pourtant aimé s'excuser de son comportement peut-être trop intrusif, expliquer que ce dernier n'avait été permis que parce qu'il s'était inquiété pour lui. Mais surtout, il aurait voulu lui demander le sens de sa dernière phrase. Plus jamais il ne ferait l'erreur de quoi ? Lui faire confiance ? Mais quand cela avait-il déjà été le cas ? Quand avait-il brisé cette confiance ?

Kei avait beau tourner et retourner cette question dans sa tête, il ne parvenait à trouver aucune réponse satisfaisante. Certes, il se rappelait de ce gamin réservé qui le suivait partout, mais c'était simplement de la curiosité d'enfant non ? Ils ne s'étaient jamais réellement parlés ; l'autre était bien trop jeune et Kei ne faisait pas réellement attention à lui, peut-être même avait-il parfois été rude. Mais de là à trahir sa confiance ?

— Tu devrais sourire, beau gosse, ça ne sert à rien de froncer autant les sourcils, ils ne fusionneront pas.

Kei sursauta et retrouva ses esprits. Devant lui, le barman était accoudé sur le comptoir, un sourire au coin des lèvres.

— Tu ferais mieux de regarder autour de toi au lieu de me fixer avec cet air blasé, reprit l'homme en s'esclaffant. Non pas qu'attirer ton attention me dérange, mais il y a au moins une vingtaine de mecs qui te fixe depuis tout à l'heure.

Kei se frotta énergiquement le visage et soupira longuement avant d'adresser un petit sourire d'excuse à son interlocuteur.

— Désolé, j'étais ailleurs.

— J'ai vu ça oui. Peine de cœur ?

— Même pas...

— Alors souris un peu et amuse-toi. Tu es venu ici pour ça, non ?

Kei ne répondit pas et tourna la tête pour observer la piste de danse. En effet, il était venu pour cela. Après plusieurs jours à faire des allers-retours entre la fac et la maison des Velasco, il avait voulu sortir un peu. Sortir de cette ambiance de travail, cesser de se prendre la tête pour des futilités, faire de nouvelles rencontres.

Fais pas genre, tu voulais surtout baiser un coup, railla-t-il face à son hypocrisie.

Baiser un coup oui, si cela pouvait lui changer les idées, il était partant.

A la fin de son dernier cours, il s'était soudainement dit que sortir dans un bar lui ferait du bien. Seulement, Espira avait beau avoir évolué en onze ans, aucune boîte gay n'y avait été créée et il avait dû se rendre dans la ville voisine pour enfin trouver ce qu'il cherchait. Il avait longuement hésité à s'y rendre ; comment réagirait-il s'il croisait un collègue ? Ou pire, un étudiant ? Puis il avait chassé cette inquiétude. Il avait mis des années à assumer qui il était vraiment, si cela venait à se savoir, il saurait gérer la situation.

Ses yeux balayèrent la pièce. Le barman avait raison, plusieurs hommes posaient sur lui des regards appréciateurs voire carrément luxurieux. Il sourit d'un air satisfait et s'étira. Hors de question qu'il se prenne la tête ce soir. Soudain, une main se posa délicatement sur son avant-bras et un visage souriant apparut devant lui.

— Hey, tu es tout seul ?

Un jeune homme venait de s'asseoir à ses côtés. Ses grands yeux noisettes pétillaient, quelques tâches de rousseurs s'étalaient sur sa peau nacrée et il souriait de toutes ses dents. Il avait l'air jeune, peut-être vingt-cinq ans tout au plus, mais surtout, il dégageait un charme fou qui ne laissa pas Kei indifférent.

— En effet, sourit ce dernier. Je peux t'offrir un verre... ?

— Sam.

— Kei.

Les deux hommes échangèrent un sourire et commencèrent à engager la conversation. Le dénommé Sam avait bien vingt-cinq ans et était tout juste diplômé d'ingénierie robotique. Il parlait de tout avec un grand sourire contagieux et Kei se fit la réflexion que c'était exactement ce dont il avait besoin, discuter avec quelqu'un d'aussi rayonnant.

Parfois, son interlocuteur laissait glisser sa main sur ses avant-bras tatoués et ses yeux sur son torse musclé. Kei ne disait rien mais ne manquait pas de sourire en coin ; il savait l'effet qu'il faisait.

Soudain, alors qu'ils venaient de commander un énième verre, un homme s'écroula brutalement à leurs pieds. Kei se leva d'un bond et s'accroupit auprès de l'inconnu pour vérifier son état. Puis se figea. Loin d'avoir l'air de souffrir, l'homme arborait un visage béat, les traits détendus à l'extrême.

— Encore un qui est passé par les marchands de sable, remarqua Sam d'une voix neutre.

Kei fronça les sourcils.

— Comment ça ?

— Les marchands de sable. Tu n'as pas entendu parler de cette nouvelle drogue ? Elle fait fureur dans les bars de la ville.

Kei se remémora vaguement un reportage qu'il avait vu quelques mois plus tôt sur cette nouvelle drogue qui faisait des ravages. Dérivée du GHB, elle plongeait les gens dans un état comateux et leur faisait apparemment vivre tous leurs désirs en rêve. Beaucoup de personnes s'étaient ainsi enfermées dans un ersatz de vie où tout ce qu'ils désiraient était concrétisé par la drogue. A forte dose, cette dernière provoquait de puissants troubles amnésiques, au point que les consommateurs ne pouvaient plus distinguer le rêve de la réalité et en venaient à croire que les illusions créées par la drogue étaient vraies. Son aspect granuleux ainsi que ses effets lui avaient conféré le nom de « sable » et à ses dealers celui de « marchands de sable ».

Kei n'aurait jamais cru qu'elle aurait autant d'emprise sur des petites villes isolées comme celle-ci.

— Ce sont les mecs là-bas qui en vendent.

Sam pointa du doigt un attroupement d'hommes réunis au fond de la piste de danse. La plupart avait un verre dans la main, mais plusieurs d'entre eux se contentaient d'être appuyés contre le mur et de lancer des regards méfiants autour d'eux.

— Il ne faut même pas essayer de les approcher, ils viennent seulement pour vendre, précisa Sam avec un certain dégoût dans la voix. J'ai déjà vu un mec se faire tabasser parce qu'il avait osé draguer l'un d'entre eux.

— Quelle bande de connards.

Kei haussa les épaules puis détourna le regard. Ce n'était pas ses affaires. Pourtant, lorsque Sam se leva pour aller aux toilettes, il ne put s'empêcher d'observer à nouveau ce groupe qui détonnait au milieu de l'ambiance festive. Il avait longtemps côtoyé ce genre de personnes, il savait exactement qui vendait, qui surveillait et qui était là pour cogner si besoin.

Tout à coup, une veste en jean taguée attira son attention. Son cœur rata un battement et il se redressa brusquement sur son tabouret. Juste là, au fond de la pièce, une silhouette familière venait de s'approcher du groupe et discutait avec l'un des membres.

Qu'est-ce qu'il fout là ? paniqua Kei. Est-ce qu'il est avec eux ? Est-ce qu'il vient acheter ? Mais alors est-ce qu'il est gay ? Est-ce qu'il est venu avec des amis ?

Son cœur battait désormais la chamade et il avait l'impression que l'alcool commençait à embrouiller son esprit. Il se tourna vers le barman et manqua de renverser trois verres lorsqu'il lui attrapa le poignet.

— Dis moi, le mec au fond là, avec la veste en jean délavée et les grosses docs noires, tu le connais ?

Le barman plissa les yeux avec incertitude.

— Hmm... Je crois l'avoir vu quelques fois, mais il ne vient pas souvent. Il est discret, il ne commande jamais rien au bar et je n'ai jamais vraiment vu son visage. Il me semble par contre qu'il a de très beaux yeux.

— Il vient de lui-même ou avec ces gars ?

— Il vient toujours avec ce mec incroyable qui a des yeux très sombres, de longues tresses noires et deux écarteurs aux oreilles. Mais oui, je crois que les deux font partie du groupe. Je ne pourrais pas t'en dire plus.

Le barman marqua une pause avant de reprendre.

— Si tu veux un conseil, tu ferais mieux de te contenter du p'tit gars avec qui tu parles depuis une heure. C'est jamais une bonne idée de s'approcher trop près de ces types.

Sûrement. Il avait sûrement raison. Pourtant Kei ne voulait qu'une chose : se précipiter vers Nathaël, l'attraper par le bras, le tirer le plus loin possible de ces mecs et rentrer avec lui à la maison. Était-ce pour cela qu'il débarquait si tard chaque soir ? Était-il toujours avec eux ?

— Hey, ça ne va pas ?

Le visage inquiet de Sam apparut dans son champ de vision.

— Si, je... Je crois qu'il faut que je prenne l'air.

— On peut aller dehors si tu veux. Je t'accompagne.

Kei ne répondit pas. Il se sentait nauséeux, il avait l'impression que trop de choses lui échappaient et surtout, une sourde angoisse lui serrait l'estomac.

Il attrapa son blouson et suivit Sam qui se dirigeait vers la sortie. Au moment de longer les toilettes, la porte de ces derniers s'ouvrit et un corps bouscula le sien. Il se retourna pour s'excuser, mais ne put dire un mot lorsque son regard plongea dans des yeux vairons écarquillés par la surprise. Malgré la lueur verte des néons, Kei vit Nathaël blêmir et faire un pas en arrière sous le choc. Les deux hommes se fixèrent, incapables de dire quoi que ce soit.

— Kei, tu viens ?

L'interpellé pâlit lorsque Sam attrapa son bras et le tira vers lui. Nathaël glissa son regard vers le nouvel arrivant, le reposa sur Kei, fit un nouveau pas en arrière. Kei ouvrit la bouche dans l'espoir vain d'articuler un mot, mais rien ne vint et le jeune homme disparut dans la foule.

Étaient-ils condamnés à ne jamais se comprendre ?



NDA : J'espère que le chapitre vous aura plu :)

La drogue évoquée est évidemment fictive - je l'ai inventée pour les besoins de l'histoire - même si elle s'inspire de loin de certains effets d'autres drogues existantes.

Le chapitre de la semaine prochaine sera un peu sombre mais vous aurez accès à un nouveau pan de la personnalité de Nathaël et la relation entre ce dernier et Kei connaîtra un tournant .

N'hésitez pas à voter et commenter, ça fait toujours plaisir :)

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