6. Tu devrais essayer de me faire confiance


KEI


« Ce qui est beau, toujours on l'aime »

- Euripide


Kei ne s'était jamais senti aussi seul que depuis qu'il vivait en cohabitation. En trois jours, il n'avait croisé Nathaël que dix minutes, lorsque le jeune homme entrait ou sortait de la maison. A vrai dire, il avait l'impression que ce dernier dormait majoritairement à l'extérieur et ne passait qu'en coup de vent pour prendre une douche ou se faire un sandwich.

Il avait bien essayé d'établir un contact mais le moindre « bonjour » se soldait par un regard noir qui le décourageait à creuser davantage. Le deuxième soir, il s'était motivé à préparer un beau repas pour le dîner et avait en tête d'attendre Nathaël pour manger, mais ce dernier n'était rentré qu'à minuit et lorsque Kei lui avait dit qu'il restait de son plat, il s'était contenté de rétorquer qu'il avait déjà mangé.

Qu'il aille se faire foutre, je ne vais pas courir après un gamin capricieux, gronda-t-il.

Et au fond, vivre seul dans une grande maison avec tout à portée de main se rapprochait de sa définition du bonheur. Tout comme la vision qu'il avait eu un matin, lorsqu'en sortant de sa chambre, il avait manqué de foncer dans son nouveau colocataire qui sortait de la douche, seulement vêtu d'un boxer et une serviette blanche autour du cou. Quand leurs regards s'étaient croisés, Nathaël avait brusquement rougi et immédiatement fait volte face, ne laissant à Kei qu'une vision – déjà bien alléchante – sur son dos dessiné et ses fesses moulées dans le tissu noir.

Parfois, lorsqu'il était traversé par ces pulsions sexuelles, Kei se demandait s'il avait treize ou trente deux ans. Il n'allait pas non plus dire que le corps de Nathaël l'obsédait, mais quelque chose chez ce garçon l'intriguait et cela se traduisait en grande partie par une attirance physique prononcée.

Ceci était d'autant plus vrai que personne dans son entourage professionnel ne venait contrebalancer cette dernière. En deux jours de cours, il avait eu le temps de croiser une bonne partie de l'équipe pédagogique du département des sciences humaines, mais vraiment, aucun homme ne lui avait tapé dans l'œil.

En même temps, ce n'est pas comme si je recherchais une relation au travail, se justifia-t-il. Ou une relation tout court d'ailleurs.

Il voyait pourtant bien le regard insistant de certaines collègues, les sourires en coin et les gestes un peu trop tactiles. Il voyait bien tout cela, et se devait de répondre avec gentillesse alors que parfois, ses vieux réflexes voudraient simplement les repousser loin de lui et briser cruellement tous leurs espoirs.

Depuis la rentrée, il avait pris l'habitude de déjeuner avec Lola. La jeune femme prenait doucement ses marques et ne cessait de faire des éloges sur la capacité de Kei à être toujours calme, toujours raisonné, toujours sûr de lui. Et c'était vrai qu'il avait rapidement trouvé sa place ; enseigner était depuis maintenant six ans une véritable passion chez lui. Certes, la recherche restait un plaisir, mais partager son savoir, captiver les regards, observer les visages curieux et attentifs était une consécration qu'il ne pensait pas égalable. Lorsqu'il avait commencé ce métier, il n'aurait pas cru s'y épanouir autant, mais il avait fini par y trouver tout ce qui manquait dans sa vie : le respect, la reconnaissance, la capacité à se sentir utile et à pousser les gens vers le haut.

Son aisance à l'oral et sa prestance l'avaient rapidement imposé comme une référence dans son domaine et, malgré sa petite carrière, il avait déjà eu l'opportunité de voyager plusieurs fois à travers le monde pour donner des conférences. Il n'y avait pas à dire : il était heureux professionnellement.

Kei songeait à tout cela, assis à l'ombre d'un immense tilleul situé derrière le bâtiment de sciences humaines. Du coin de l'œil, il observait les élèves entrer et sortir du campus tandis qu'une cigarette se consumait entre ses doigts. Il soupira. Dire qu'il avait promis à Léo qu'il arrêterait de fumer...

Soudain, une silhouette familière se matérialisa dans son champ de vision. Kei se redressa brusquement et plissa les yeux en apercevant la veste en jean délavée bien trop large pour son propriétaire et les grosses boots noires qui encombraient toujours l'entrée de leur maison commune.

Que faisait-il ici ? Allait-il à la fac ? Ce qui, en soit, ne serait pas étonnant.

Pourtant, quelque chose semblait étrange : le jeune homme avançait la tête baissée, la capuche rabattue sur son visage et lançait des coups d'œil réguliers derrière lui. Lorsqu'il tourna derrière la cafétéria, Kei entrevit deux hommes qui fendaient la foule. En dépit de la distance qui le séparait d'eux, il pouvait assurer que ce n'était pas des élèves. Un mauvais pressentiment l'envahit et il revit la mâchoire contusionnée du jeune homme, ses mains bandées et sa lèvre ouverte. Avait-il des ennuis ?

Kei se leva d'un bond et se dirigea vers la cafétéria. Le bâtiment était fermé à cette heure-ci et personne ne traînait autour ; le foyer étudiant situé juste derrière avait brûlé il y a quelques mois de cela et des morceaux de béton épars ainsi que des tiges en métal rouillées parsemaient encore le sol.

Où avait pu aller Nathaël ?

Il longeait le parc qui s'étendait jusqu'à la bibliothèque universitaire lorsque soudain, une main se resserra autour de son bras et le tira en arrière. Kei eut à peine le temps d'écarquiller les yeux que son dos rencontra l'écorce d'un arbre et qu'un corps se pressa contre le sien.

— Ne bouge pas.

La voix grave qui retentit contre son oreille lui procura un frisson qui traversa tout son corps. Sans qu'il ne comprenne ce qui lui arrivait, des doigts attrapèrent le col de son t-shirt et le tirèrent pour inverser les rôles ; il était désormais celui qui plaquait l'autre contre l'arbre. Le changement de position fit s'enfoncer son nez dans des cheveux bruns d'où émanait une douce odeur orientale, adoucie par des notes de vanille et de caramel. Il se retint de respirer cette dernière à plein poumon et posa ses mains sur les épaules de Nathaël pour tenter de le repousser gentiment. Mais le garçon ne bougea pas et resserra sa poigne autour du col de Kei. Sans un mot, il enfouit son visage dans la chemise du professeur et enroula ses bras autour de son cou.

Putain de merde, est-ce que je rêve ? hallucina Kei.

Pétrifié par la situation, il songeait sérieusement à vérifier que le gamin n'avait pas subi un traumatisme crânien quand soudain, il entendit des bruits de pas rapides dans son dos et se rappela immédiatement des deux hommes qui poursuivaient Nathaël. Son cœur commença à résonner dans ses oreilles et il comprit ce que le jeune homme essayait de faire. Lentement, il déplaça son corps vers la droite de sorte à complètement dissimuler celui de son vis-à-vis et plaqua son torse contre le sien. La respiration de Nathaël butait contre son cou et il dut solliciter toute sa bonne volonté pour retenir le frisson qui menaçait d'agiter ses membres.

Les bruits de pas finirent par s'éloigner et Nathaël lança un regard par-dessus l'épaule de Kei. Lorsqu'il fut certain que la voie était libre, il repoussa brusquement ce dernier et s'extirpa de son étreinte. Son visage semblait crispé par la colère mais ses pommettes rougies trahissaient sa gêne. Évitant le regard de Kei, il tenta de s'enfuir, mais celui-ci le retint par le poignet.

— Tu m'expliques ?

Kei avait posé sa question d'une voix calme, posée, absolument pas révélatrice du tourbillon d'émotions qui l'envahissait actuellement. D'une voix calme, posée, mais avec une poigne de fer qui ne céda pas lorsque le garçon força pour se dégager.

— Lâche-moi, siffla ce dernier.

— Qu'est-ce qu'ils te voulaient ?

— Qu'est-ce que tu comprends pas dans « lâche moi » ? gronda le jeune homme en se débattant. Dégage putain, c'est pas tes affaires !

— Ça le devient lorsque tu accours comme une vierge effarouchée pour te réfugier dans mes bras.

Il avait choisi ces mots exprès, les plus provocateurs possibles, les plus intolérables aussi. De fait, le visage de Nathaël se tordit de fureur ; ses yeux vairons lancèrent des éclairs, ses lèvres ne formèrent plus qu'une ligne dure et ses dents grincèrent entre elles. Kei se fit rapidement la remarque que c'était quasiment la seule expression qu'il avait vu chez ce garçon depuis son retour à Espira. Avait-il toujours été aussi farouche ? Aussi colérique ?

Encore une fois, il réalisa à quel point Nathaël était différent de tous les hommes qui l'avaient attiré dans sa vie. Il s'était toujours tourné vers des hommes aux traits doux, au visage presque efféminé, à la peau pâle et à l'apparence parfaitement soignée. S'il prenait l'exemple de Léo, ce dernier avait été l'apothéose de ces critères : il était grand et mince, sa peau était blanche comme de la porcelaine, sa bouche pulpeuse, ses cheveux blonds toujours coiffés au millimètre près, ses gestes mesurés, son sens de la mode irréprochable.

Au contraire, Nathaël possédait un visage dur, masculin, aux traits certes assez fins mais sévères, à la mâchoire carrée et aux grands yeux farouches. Sa peau dorée était parsemée de cicatrices, ses cheveux noisettes étaient constamment décoiffés et des mèches rebelles tombaient sur ses paupières. Il n'avait pas la grâce de Léo, il était brusque et agressif, il ne savait pas jouer avec les mots ni s'imposer face à quelqu'un, il ne faisait que repousser les gens et fuir toujours plus loin. Son apparence vestimentaire allait également dans ce sens : ses habits étaient trop grands, troués, délavés ; ils ne contribuaient qu'à le dissimuler du regard des autres et à instaurer une barrière avec quiconque tenterait de lui parler. Tout, absolument tout, chez ce gamin ne renvoyait qu'à la négativité.

Et pourtant, ça reste le plus bel homme que j'ai vu de ma vie, réalisa Kei avec stupéfaction.

Mais cela, il n'était pas capable de l'expliquer.

— Alors ? Tu vas parler ? insista-t-il.

Pour toute réponse, un poing vola dans sa direction et il l'esquiva de justesse. Face à lui, les yeux vairons étaient gris comme un ciel d'orage.

— Lâche-moi, menaça le plus jeune. Ou je bousille ta réputation de prof à tout jamais.

Kei fronça les sourcils en imaginant ce qu'un étudiant ou un collègue penserait en voyant la scène. Ou si quelqu'un les avait vu enlacés tout à l'heure. Il soupira longuement et lâcha le poignet du jeune homme.

— Tu devrais apprendre à compter sur les gens, Nathaël... Tu devrais essayer de me faire confiance.

A sa grande surprise, un ricanement sec et désabusé franchit les lèvres du concerné. Ce dernier le bouscula brutalement en passant à ses côtés puis lui lança un dernier regard méprisant derrière son épaule.

— Plus jamais je ne ferai cette erreur.

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