41. Fragments du passé
NATHAËL
" Comment savoir à quel moment la souffrance devient inutile ? Comment déterminer l'instant où ça ne vaut plus la peine de vivre ? "
- Milan Kundera
A sa naissance, Nathaël atterrit dans un monde qui ne voulait pas de lui. Fils d'une femme adultère ayant fui sa famille et d'un artiste fauché accro au LSD, sa place dans la société s'annonçait plus que précaire. Comme s'il l'avait deviné dès les premières minutes de sa vie, il fut un bébé calme, silencieux, aux sourires rares et au rire étouffé.
A ses deux ans, le père de Nathaël mourut, fauché par une rupture d'anévrisme alors qu'il était en train de réaliser ce qu'il proclamait être la toile de sa carrière, celle qui l'aurait propulsé vers le succès et aurait assuré confort et sécurité à sa famille. Quelques semaines plus tard, sa mère rentra chez son mari et Nathaël découvrit son frère. Les yeux noisettes jaugèrent les yeux bleus et, tandis que leurs parents se hurlaient dessus, Elio prit le bébé dans ses bras et se réfugia dans sa chambre. Sans un mot, il le berça de longues minutes et appris à découvrir ce petit être dont on lui avait caché l'existence.
A ses quatre ans, la mère de Nathaël lui révéla que le soir de sa naissance, il y avait tellement d'étoiles dans le ciel qu'on aurait dit que toutes les constellations s'étaient réunies pour le saluer. Après cette information, il passa son enfance à se demander pourquoi l'une d'entre elles n'avait pas décidé de veiller sur lui.
C'est à peu près vers cet âge-là qu'il commença à mettre des mots sur cet étrange sentiment de malaise qui l'habitait depuis toujours : celui qu'il appelait « papa » ne l'aimait pas. Il s'en rendit compte comme un bébé se rend compte de ses membres, quelque chose qui a toujours été là, mais dont il ne possédait pas les capacités cognitives suffisantes pour en prendre réellement conscience.
Il accueillit ce constat avec une sorte de calme indifférence ; ça avait toujours été comme ça alors ce devait être la norme, n'est-ce pas ? Son père ne l'aimait pas, soit. Il n'avait jamais connu rien d'autre donc ce n'était pas comme s'il lui manquait quelque chose.
A ses cinq ans, son père lui hurla qu'il n'était pas son père. Nathaël ne put faire semblant d'être surpris : cette information lui paraissait être la suite logique de toute la négligence dont faisait preuve à son égard son soi-disant géniteur.
Cependant, il sentit qu'il ne servait à rien de lui dire cela. Quelque chose dans les yeux emplis de dégoût et dans le visage déformé par la colère lui intimait que son « père » souhaitait que cette nouvelle le blesse. Alors, il avait baissé la tête pour la première fois.
C'est également à cet âge-là que Mario commença à lever la main sur lui. A partir de ce moment-là, il décida de ne plus utiliser le mot « père » pour le désigner. Jusqu'ici, la maltraitance dont avait preuve l'homme s'était résumée à oublier de le nourrir ou à l'abandonner dehors pendant des heures avant de revenir le chercher bien plus tard. Désormais, il n'était pas rare que sa grande poigne se referme sur ses cheveux pour venir ensuite écraser son visage contre le crépi du garage.
Alors, Nathaël devint l'enfant maladroit. Celui qui se blessait constamment. Celui dont on voyait les blessures, mais auquel on ne posait aucune question. Celui qui était invisible parce qu'on refusait de le voir.
Et il accepta cela.
A ses sept ans, Nathaël se fit son premier ami. Et son dernier. Il s'appelait Tom et il était constamment en colère, contre lui, contre les autres, contre le monde entier. Pourtant, lorsqu'ils étaient ensemble, il souriait beaucoup, Tom. Il semblait heureux. Et ce fut le premier à oser le regarder droit dans les yeux sans détourner le regard.
Ce fut également le premier auquel il révéla la maltraitance dont il était victime. Parce que Tom le lui avait demandé, tout simplement. Alors il avait répondu.
A ses huit ans, Nathaël fit la connaissance de Kei Néroni. Il était bien plus grand que lui, Kei, et il avait des yeux très sombres qui juraient avec sa peau très pâle. C'était un ami de son frère.
Pourtant, au contraire d'Elio qui passait ses journées à l'embêter, Kei ne lui adressa aucun regard moqueur, aucun rictus méprisant. Il se contentait de poser ses yeux noirs sur lui et de l'observer sans rien dire, ce qui avait toujours le don de faire des chatouilles dans son ventre.
Une fois, il suivit Kei et Elio qui partaient faire un basket. Il s'assit à côté du terrain, à l'ombre d'un grand peuplier, et commença à griffonner dans son carnet en essayant d'ignorer la douleur qui émanait de ses blessures aux mains. Il avait particulièrement mal ce jour-là ; la veille, Mario avait fait tomber la dernière de ses dents de lait en lui décochant un coup de poing dans la mâchoire. Version officielle : il était tombé dans les escaliers. Nathaël n'avait rien dit et s'était contenté de hocher la tête. Pourquoi inquiéter inutilement sa mère ? Elle semblait déjà si mélancolique... Il ne souhaitait pas lui attirer davantage d'ennuis.
Mais il avait mal. Alors il se frottait frénétiquement la mâchoire, comme s'il cherchait à faire disparaître la douleur en l'accentuant. Ce ne fut qu'en apercevant deux prunelles sombres juste en face des siennes qu'il se figea.
Kei resta silencieux et fixa longuement son visage, à croire qu'il devinait sans le dire la situation dans laquelle se trouvait le garçon. Il finit par retirer la main que Nathaël avait crispé sur sa mâchoire et lui tendit une barre de chocolat. Comme ça. Sans un mot. Puis il partit.
Et Nathaël eut envie de pleurer pour la première fois de sa vie.
Un jour, il se fit frapper un peu plus fort par Mario. Il avait eu le malheur de demander une console de jeux pour Noël et cela avait rendu fou de colère le père de famille. Prétextant une après-midi découverte de son travail, il traîna Nathaël sur l'un des chantiers dont il avait la charge et le tira dans un coin abrité des regards. Là, son visage se transforma et revêtit ce masque de cruauté qui terrifiait le garçon.
Son beau-père se mit à lui donner des coups de pieds dans l'estomac. Ce jour-là, il s'appliqua à rester sous les vêtements afin de ne pas éveiller les soupçons à force de trop marquer son visage. Nathaël se roula en boule et ferma les yeux, attendant patiemment que l'orage passe, priant pour survivre cette fois encore.
Puis vint le moment fatidique. Mario avait certainement voulu l'effrayer, rien de plus... Toujours est-il qu'il le menaça avec son fer à souder de zingueur, encore brûlant de l'usage qu'en avait fait son employé. L'outil n'était pas censé s'écraser dans l'œil du garçon. Et pourtant, ce fut le cas.
La douleur fut atroce, lancinante, et le hurlement que poussa Nathaël résonna dans tout le chantier.
Les ouvriers se précipitèrent pour voir ce qu'il se passait mais, avant que ces derniers n'arrivent, Mario s'accroupit à ses côtés dans une posture faussement inquiète, proférant ces quelques mots d'une voix menaçante :
— Dis quoi que ce soit et ta mère prendra pour toi.
Alors, le garçon s'était contenté de sangloter en serrant ses lèvres le plus fort possible, épouvanté par la douleur qui émanait de son œil.
Quelques heures plus tard, le verdict tomba : il ne retrouverait certainement pas la vue. On pansa son œil et on lui dit qu'un miracle pouvait éventuellement survenir s'il respectait bien les soins qu'on lui avait prescrit. Mais Nathaël ne se fit aucune illusion, la chance n'avait jamais été de son côté.
Sa mère le gronda d'avoir joué sur le chantier et l'entourage de ses parents se plaignit à voix basse de ce gamin qui n'attirait que les ennuis.
Alors, quand la nuit tomba, Nathaël se recroquevilla dans son lit d'hôpital et s'autorisa à pleurer toutes les larmes de son corps. Pour la première et la dernière fois.
A ses douze ans, Nathaël se défendit pour la première fois face aux coups qui pleuvaient sur son corps. L'accident n'avait aucunement atténué la haine de Mario et ce dernier continuait à lui faire vivre un enfer plusieurs fois par mois. Souvent, le garçon se demandait ce qu'il avait fait pour mériter un tel déferlement de haine. Était-ce si condamnable de ne pas être son fils biologique ?
Quand Mario lui éclata une bouteille de bière derrière le crâne, il attrapa par réflexe l'un des morceaux de verre qui traînait par terre et griffa le bras de l'homme avec. Ce dernier rugit de colère et la puissance de ses coups s'accentua tellement que Nathaël se mit à prier un Dieu auquel il ne croyait pas. Au bout d'un quart d'heure, il vomit par terre tant son estomac avait été malmené et il passa la semaine suivante caché dans la chambre de Tom, quasiment incapable de se relever.
Ce fut la première et la dernière fois qu'il tenta de riposter.
Quelques semaines plus tard, il apprit que Kei Néroni partait définitivement. Son cœur déjà malmené se fissura davantage et il ne lui en fallut pas plus pour se précipiter lui dire au revoir. Qu'allait-il devenir si les iris sombres n'étaient plus là pour lui servir de point d'ancrage ? Non... C'était inconcevable, il ne pouvait pas l'abandonner et le laisser tout seul, lui aussi rêvait de partir, il voulait qu'il l'emmène avec lui, loin, très loin d'ici... Pour ne plus jamais revenir.
Mais, lorsque Kei Néroni le rejeta à son tour, les derniers morceaux de son cœur se détachèrent et s'écroulèrent à ses pieds. Plus rien n'avait de réelle importance désormais.
A ses quatorze ans, Nathaël eut sa première petite amie. Elle s'appelait Hannah et avait de grands yeux bleus qui s'illuminaient dès qu'elle le voyait. C'était elle qui avait fait le premier pas et lui avait demandé en se triturant les doigts s'il voulait bien sortir avec elle.
Il était ravi, il l'aimait d'un amour sincère et profond, ils resteraient ensemble toute leur vie.
Pourtant, lorsqu'elle le quitta quelques semaines plus tard, il fut incapable de ressentir quoi que ce soit et se dit que c'était peut-être ça le problème.
A ses seize ans, Mario inventa un nouveau supplice : il attrapait ses mains et les posait sur la grille brûlante du four jusqu'à ce que Nathaël se mette à crier. Il lui en fallait, pourtant, du temps avant d'émettre un seul son ; durant toutes ces années, il avait appris à prendre sur lui et refusait d'accorder ce plaisir à son bourreau. Mais ce fut la torture de trop et, la première fois que ses doigts entrèrent en contact avec le métal brûlant, il s'explosa les cordes vocales. A partir de ce moment-là, rares furent les mois où il ne porta pas des bandages autour de ses mains.
Un jour, Elio lui demanda si quelqu'un lui faisait du mal. Nathaël s'en rappelait parfaitement : ils étaient en vacances au bord de la mer et son frère s'était assis à ses côtés sur le sable. L'adolescent avait trouvé cela étrange, d'autant plus qu'Elio n'avait rien dit pendant plusieurs secondes. Puis cette question fusa. Est-ce que quelqu'un lui faisait du mal ?
Nathaël en fut ébranlé.
Son frère commença tout un discours sur l'importance de ne pas se laisser faire et de rendre les coups. Le plus jeune resta silencieux, mais la colère grondait en lui. Comment osait-il lui faire la leçon alors qu'il fermait les yeux sur les agissements de son père depuis des années ? Alors, sans réaliser ce qu'il faisait, il lui demanda abruptement s'il tiendrait le même discours si son bourreau était une personne qu'il connaissait.
Les yeux d'Elio s'écarquillèrent d'horreur. Et Nathaël renonça, murmurant simplement qu'il plaisantait. Que personne ne le battait. Qu'il était simplement maladroit. Juste cela...
A ses dix-sept ans, Nathaël se demanda s'il était gay. Cette interrogation ne résulta pas d'un événement quelconque, d'une réflexion mûrie sur plusieurs mois ou d'un véritable questionnement sur sa sexualité. Non, il se réveilla juste un matin, croisa les bras derrière sa tête et se demanda s'il était gay.
Il aimait bien les filles mais ne connaissait pas de véritable passion. Il n'aimait pourtant pas beaucoup plus les mecs. Mais il se rappelait que son cœur battait à toute vitesse lorsque, gamin, il posait le regard sur Kei Néroni. Alors il se demanda s'il était gay.
Toujours allongé dans son lit, il s'inscrit sur une application de rencontre et écrivit rapidement dans sa biographie qu'il recherchait quelqu'un pour l'aider à déterminer son orientation sexuelle.
Immédiatement, il reçut des tonnes de messages. Il en fut surpris. Peut-être aussi flatté, mais il ne connaissait pas bien ce sentiment, alors il était possible que ce fût simplement du mépris.
Le soir-même, ses parents travaillaient et il reçut un homme chez lui. Il était grand, musclé et ses yeux bridés ressemblaient à ceux de Kei. L'inconnu lui sourit et lui parla tendrement avant de coller sa bouche à la sienne. Puis il le déshabilla, parcourut son corps de ses lèvres et l'incita à le caresser. Ils jouirent ensemble et l'homme lui demanda s'il avait eu une réponse à sa question.
Nathaël haussa les épaules puis le raccompagna à la porte. Ça avait été bien. Comme avec une fille. Ni moins bon, ni meilleur. Pareil. Rien de transcendant. Peut-être faisait-il seulement partie du faible pourcentage d'humains n'aimant pas trop le sexe.
A ses vingt ans, Nathaël décrocha un travail de serveur à l'auberge des neuf lacs. Il était heureux, il vivait immergé dans la montagne et côtoyait des personnes partageant sa passion des grands espaces. Et puis, il était loin de la maison.
Il avait songé à partir, souvent, constamment même. Mais la peur que la violence de Mario ne se reporte sur sa mère le tétanisait. Alors il restait. Et continuait à serrer les dents.
Lorsque Nathaël eut vingt-trois ans, Kei Néroni revint à Espira. Dès l'instant où ses yeux recroisèrent ces orbes plus sombres que la nuit, son cœur sembla s'éveiller du coma dans lequel il était plongé depuis onze ans. Et il détesta cela.
Ce type l'avait abandonné, il était parti en piétinant son cœur, le laissant affronter seul ses problèmes. Il le haïssait.
Pourtant, cette fois-ci, Kei ne l'abandonna pas. Pas une seule fois. Il avait changé, Kei : ses yeux ébènes étaient plus lumineux, son sourire plus franc, ses gestes plus doux. Alors, l'admiration de son enfance se transforma en amour irrépressible.
A ses vingt-quatre ans, Kei lui demanda de déménager avec lui. Malheureusement, la joie de cette demande fut éclipsée par la peur de l'annoncer à Mario. Cette fois serait-elle la bonne ? Aurait-il enfin la force de s'enfuir de cette ville maudite et de ce climat familial malsain ?
Lorsqu'il prit son courage à deux mains pour annoncer son projet de départ à son beau-père, ce dernier devint hors de lui. Son poing se fracassa contre sa pommette et il lui hurla dessus avant de le jeter du haut des escaliers. A la seconde où il se sentit partir en arrière, Nathaël serra les dents en jurant contre ce monde injuste qui semblait s'obstiner à l'empêcher d'être heureux. Puis il pensa à Kei. Il ne lui avait même pas dit qu'il l'aimait...
Le choc fut si violent qu'il perdit connaissance sur le coup. Il n'entendit pas les hurlements de son compagnon, il ne sentit pas ses bras qui se refermaient autour de lui, il ne vit pas les larmes qui dévalaient la pente de ses joues.
De même, il n'entendit pas la sirène des ambulanciers, il ne sentit pas son corps être soulevé sur une civière, il ne vit pas Kei se débattre pour pouvoir l'accompagner.
Il ne vit rien, ne sentit rien, n'entendit rien. Et pourtant, une larme glissa lentement le long de sa joue.
NDA : Hello, j'espère que vous allez bien et que ce chapitre violent ne vous aura pas trop ébranlés.
Je vous rassure, c'est le dernier aussi sombre. Vous vous en doutez mais il était nécessaire pour mon histoire ; à vrai dire, tous les chapitres précédents convergent vers celui-ci. C'est le chapitre qui explique tout. Depuis le début.
Le thème de la maltraitance infantile a beaucoup été exploité mais il me tenait réellement à cœur. J'espère avoir réussi à le mettre en scène avec réalisme et sans maladresse ; n'hésitez pas à me faire part de toute remarque à ce sujet. Je me suis beaucoup documenté et me suis inspiré de quelques témoignages mais je ne suis pas à l'abri de commettre une erreur.
Sinon, aviez-vous vu venir ce dénouement ? Je suis vraiment curieuse d'avoir vos avis dessus !
On arrive doucement à la fin de cette histoire, encore 3-4 chapitres et ça devrait être bon !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top