40. Quelque chose n'allait pas


KEI


" C'est souvent comme ça avec la féérie : l'horreur n'est jamais loin "

- Jean-Jacques Schuhl


— Et si on déménageait avant l'été ?

Assis de l'autre côté du comptoir, Nathaël immobilisa la tasse de café qu'il portait à ses lèvres et lança un regard sidéré à l'homme qui venait de prendre la parole.

Les yeux perdus dans le vide, Kei remua sa cuillère dans son bol de céréales sans se rendre compte de ce qu'il faisait.

— Je veux dire... Tu ne penses pas que ce serait une bonne chose qu'on prenne un nouveau départ ? Ensemble ? Loin de cette ville de malheur ?

Nathaël reposa lentement sa tasse et crispa ses doigts sur la plaque en marbre.

— De quoi tu parles...? articula-t-il d'une voix blanche.

Kei se reconnecta enfin à la réalité pour se heurter au visage complètement fermé de son partenaire. Comme à chaque fois qu'ils abordaient un sujet qui heurtait le jeune homme, ce dernier s'était complètement renfermé sur lui-même et ses grands yeux vairons s'étaient recouverts d'un voile qui dissimulait les émotions tapies au fond de ses iris.

Kei réalisa qu'il avait peut-être avancé son idée un peu abruptement et déglutit pour se donner du courage.

— J'y pense depuis quelques semaines, expliqua-t-il avec une certaine inquiétude. Maintenant que tout a l'air de s'arranger pour toi, je me disais qu'on aurait pu prendre un nouveau départ... Après le procès de Ciel et à la fin de l'année scolaire... Je sais que t'es attaché aux montagnes et que je viens juste de revenir ici, mais je ne crois pas pouvoir m'y épanouir après tout ce qui est arrivé. On est pas obligé de partir loin, on peut même rester dans la région ! Mais je me disais... Je ne sais pas... Que ce pourrait être une bonne idée ? Et on s'installerait officiellement ensemble.

Nathaël resta aussi immobile que silencieux. La capuche rabattue sur sa tête projetait des ombres inquiétantes sur son visage hâlé.

— Est-ce que l'idée pourrait te plaire ? s'enquit doucement Kei. Tu n'es pas obligé de répondre maintenant, je sais que c'est un gros changement et qu'on n'a même pas dit à notre entourage pour nous mais... Voilà... Si t'as envie d'y réfléchir je...

— D'accord.

Kei se figea et son cœur manqua un battement. Le visage face à lui n'avait pas bougé, pas un seul de ses traits n'avait tressauté, à tel point qu'il se demanda s'il n'avait pas simplement rêvé ce mot prononcé à voix basse.

— Tu... T'es d'accord ?

— Oui.

Cette fois, pas de doute : les yeux vairons avaient accroché les siens et Kei pouvait y voir la petite étincelle de joie que leur propriétaire s'efforçait de dissimuler.

Il retint un immense sourire de déchirer son visage et se contenta de prendre l'une des mains du jeune homme dans les siennes avant de l'apporter à ses lèvres pour y déposer un doux baiser.

Nathaël resta impassible, mais Kei commençait à percevoir les micro-expressions derrière ce masque de cire : le léger tressautement de ses lèvres, la lueur furtive dans ses prunelles, la façon d'incliner légèrement sa tête vers le bas, comme s'il craignait que quelqu'un ne lise ses émotions sur son visage.

— Comment on va annoncer ça ?

Kei sortit de ses pensées en entendant la voix rauque de son compagnon.

— Comment ça ?

— Nous, reprit le plus jeune après un long silence. Comment on va annoncer ce « nous » aux autres ?

— Tu n'as qu'à leur dire que je te kidnappe à vie.

Un rictus amusé tordit rapidement les lèvres de Nathaël avant que ce dernier ne se reprenne.

— Tu t'en charges alors. Je veux pas être là quand tu diras à Elio que tu baises son petit frère.

Kei grimaça et se resservit une tasse de café.

— Si je précise que je te baise bien, tu crois que ça arrangera mon cas ?

— Je crois que je peux commencer à creuser ta tombe, rétorqua le plus jeune en fronçant le nez. Tu veux quelle couleur pour ta stèle ?

— Celle de tes yeux.

Kei remua ses sourcils d'un air charmeur et, pour toute réponse, Nathaël leva son majeur vers lui. Aussitôt, le plus âgé éclata de rire tandis que son partenaire levait les yeux au ciel.

— Ça fait déjà plus de cinq mois que tu vis avec moi, tes parents ne le savent toujours pas ?

Nathaël se crispa et croisa les bras sur sa poitrine en posture défensive.

— Ils n'ont pas besoin de le savoir.

— Ils ne te posent aucune question ?

— Je vais les voir parfois... Pas souvent... Histoire de montrer que je suis pas mort.

— Il va bien falloir leur annoncer un jour que nous vivons ensemble, tenta prudemment Kei. Voire même plus. Je peux être là, si tu veux. Je ne pense pas que ta mère dira quoi que ce soit... et je m'occuperai de Mario.

— Non.

La voix de Nathaël avait fusé, forte, catégorique. Kei haussa un sourcil surpris et aperçut un orage d'émotions dans les yeux vairons. Le plus jeune finit par se reconstituer un air impassible puis serra le bord du comptoir entre ses doigts.

— Je m'en chargerai, assura-t-il avec force. Je ne veux pas que tu sois là.

— Hum... Comme tu veux. Mais tu n'es pas obligé, Nel, je ne veux pas que tu te sentes forcé à leur dire quoi que ce soit. J'attendrai que tu sois prêt et si tu veux dire qu'on est juste colocs, je...

— C'est bon, arrête. Je t'ai dit que je m'en chargerai.

Sur ces mots, Nathaël se leva, posa sa tasse dans l'évier et sortit de la cuisine sans accorder un seul regard à Kei. Celui-ci laissa ses yeux s'attarder à l'endroit où son compagnon venait de disparaître tout en serrant sa tasse de café entre ses doigts.

Une drôle d'émotion était en train de retourner son estomac.


***


Kei ne tenait pas en place.

Cela faisait un peu plus de deux semaines qu'il avait eu cette conversation avec Nathaël et ce dernier lui avait annoncé ce matin qu'il comptait révéler leur relation à Mario. Yamini était chez une amie et son fils tenait absolument à parler avec son beau-père en tête-à-tête. Pourquoi pas. Mais Kei était stressé.

Stressé ? ironisa-t-il intérieurement. Non, je ne suis pas stressé, je suis affolé, terrifié, épouvanté ! Je pense que je pourrais vomir. Est-ce que ça craint si je vomis en pleine rue ? Pourquoi j'ai si peur d'ailleurs ? Au pire, ça se passe mal et Nel viendra se réfugier chez moi... Putain, je déteste cette situation.

Après son dernier cours de la journée, il avait décidé de se perdre dans les ruelles du centre-ville pour se changer les idées, mais il était incapable de briser le flot de ses pensées. Il voulait simplement que cette après-midi se finisse rapidement et qu'il puisse enfin retrouver l'étreinte chaleureuse des bras de Nathaël.

Soudain, alors qu'il traversait pour la troisième fois la place du palais de justice, une chevelure bleu ciel attira son regard. Il se figea aussitôt et une haine résiduelle remua ses entrailles.

C'était lui. C'était ce gars qui avait mis Nathaël en danger tant de fois. C'était pour cet individu méprisable qu'il avait travaillé et manqué de gâcher sa vie. Kei ne parvenait pas à comprendre comment son compagnon en était arrivé jusque-là, mais une chose était sûre : jamais il ne pardonnerait à cet homme de l'avoir utilisé.

Parce que Ciel avait beau nier, il avait vu les cicatrices sur le corps de Nathaël. Parce qu'en dépit du silence qu'on s'acharnait à lui imposer, il les voyait bien, ces marques témoins d'une vie de souffrance. Alors non, il ne pardonnerait pas à ce gars. Et il espérait que son procès qui avait lieu la semaine prochaine le condamnerait à un petit temps de prison. Histoire de lui remettre les idées en place et de lui faire passer celle de manipuler des adolescents.

Alors qu'il s'apprêtait à partir, ses yeux croisèrent ceux de Ciel et ce dernier s'approcha d'une démarche traînante, promenant son regard ennuyé autour de lui. Lorsqu'il ne fut plus qu'à deux pas de lui, il s'arrêta et le dévisagea comme si leur altercation passée n'avait jamais eu lieu.

— Comment il va ? demanda-t-il de son insupportable voix rocailleuse.

Kei serra les poings contre ses cuisses pour les empêcher de s'écraser sur le visage de son interlocuteur.

— Tu te fous de ma gueule ? siffla-t-il.

— Non, contredit Ciel en enfonçant ses mains dans les poches de son short trop grand pour lui. Comment il va ?

— Il ira mieux maintenant que tu dégages de sa vie.

L'homme ne réagit pas mais son regard se fit plus profond.

— Tu t'trompes.

Ne pas le frapper devenait de plus en plus compliqué pour Kei.

— Qu'est-ce que tu dis encore ? grinça-t-il entre ses dents.

— Tu t'trompes, répéta Ciel d'un ton flegmatique. J'l'ai jamais mis en danger. J'te l'ai dit. J'mets aucun d'mes gars en danger. C'était ma première erreur.

— Et tu veux que je croie tes conneries ?

— J'te l'dis juste comme ça. Y autre chose qu'tu vois pas.

Voyant que les iris sombres ne cessaient de vouloir le foudroyer, Ciel haussa les épaules et continua son chemin, à croire que cette discussion n'avait fait que glisser sur sa nonchalance.

Kei resta de longues secondes immobile au milieu du trottoir. Silencieux, il fixait le coin de rue derrière lequel avait disparu la silhouette de Ciel et tentait de résorber les émotions qui agitaient ses entrailles. Sans même s'en rendre compte, ses poings s'ouvraient et se refermaient spasmodiquement contre ses cuisses. Son estomac se tordait de façon désagréable.

Quelque chose n'allait pas.

Il n'aurait su l'expliquer, mais il sentait que quelque chose clochait. Tout se mélangeait en lui : le serrement douloureux de ses entrailles, le regard franc de Ciel, l'air résigné de Nathaël, les cicatrices sur sa peau, la soirée où il s'était rendu dans cet entrepôt avec Tom... Tout se mélangeait et il ne parvenait pas à en extirper le petit détail qui semblait lui échapper.

Puis soudain, son sang se glaça. Et toutes les couleurs désertèrent son visage. Il se figea aussi brusquement que s'il était rentré dans un mur et porta une main à ses lèvres par peur de vomir. Non... Ce ne pouvait pas être cela, pas vrai ?


***


Kei n'avait jamais couru aussi vite de toute sa vie. Son cœur tambourinait si fort dans sa cage thoracique qu'il n'aurait pas été surpris de le voir en sortir et bondir sur l'asphalte.

Lorsqu'il atteignit enfin la maison des Velasco, il manqua de s'écrouler par terre et dut se retenir au muret pour ne pas partir en arrière.

C'est à cet instant qu'il aperçut une voiture blanche garée dans l'allée et Elio en sortir, les yeux écarquillés par la surprise.

— Kei ? s'étonna son ami. Qu'est-ce que tu fous là ? Putain c'est fou, on a tous les deux eu l'idée de faire une surprise à mes parents ou quoi ?

L'interpellé voulut parler, mais sa respiration erratique ne lui permit que d'émettre un affreux gargouillis.

— Ça va pas, mec ?

Kei ignora l'air inquiet de son ami et se rua vers la porte d'entrée. Ses mains tremblaient tellement qu'il dut s'y reprendre à deux fois pour tourner la poignée tandis qu'Elio le suivait en proférant des mots incompréhensibles.

Il devait savoir. Maintenant. Il avait besoin de réponses. Il devait savoir.

La porte n'eut que le temps de claquer contre le mur qu'il s'était déjà engouffré dans le couloir, se précipitant vers l'escalier qui menait à l'étage.

Tout se joua en cinq secondes.

Un : il aperçut Nathaël, situé une dizaine de marches plus haut, une main agrippant désespérément le mur et l'autre tendue droit devant lui.

Deux : le visage de Mario, révulsé par la colère, apparut au-dessus du jeune homme.

Trois : le corps de ce dernier fut projeté en bas des escaliers et sa tête heurta le sol dans un horrible craquement sonore.

Quatre : Kei poussa un hurlement et se précipita vers son compagnon.

Cinq : Nathaël n'ouvrit pas les yeux.



NDA :  Alors... ? Quelqu'un l'avait-il venu venir ? Je suis curieuse d'avoir vos retours sur ce chapitre. J'ai passé beaucoup de temps à l'écrire et le réécrire pour finalement réaliser qu'il fallait juste que je le poste, quitte à le peaufiner plus tard.

Je sais que tout se précipite et que l'histoire prend un tournant sombre ces derniers chapitres mais j'espère que cela vous plaît toujours. J'avais laissé quelques indices depuis le début justement dans le but de parvenir à ce chapitre et au suivant.

J'essaie de vous poster la suite très vite !

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