4. Et les amours ?


KEI


« Qui a raté ses adieux ne peut attendre grand-chose de ses retrouvailles »

- Milan KUNDERA


Putain de merde Elio, c'est ça que tu appelles « ne pas changer du tout » ? jura Kei dans sa tête.

Il avait l'impression de s'être pris une décharge électrique dans tout le corps. Face à lui, un jeune homme d'à peine un mètre soixante-quinze le fixait avec une surprise non dissimulée. Il portait une veste en jean taguée bien trop large pour lui, abimée au niveau des manches et le col éliminé. La capuche de son sweat noir était rabaissée sur son front et ses cheveux bruns ondulés, plus clairs que ceux de son frère et presque blonds aux extrémités, retombaient nonchalamment au dessus de ses yeux.

Ses yeux.

Kei se rappelait maintenant. Le gamin avait eu un accident autour de ses sept ou huit ans. Il avait accompagné Mario sur un chantier et s'était pris un bout de métal brûlant dans l'œil. L'accident lui avait fait perdre l'usage de celui-ci et avait inscrit sur son visage la marque de l'impact. Depuis, trois cicatrices barraient le côté gauche de son visage : une au-dessus de son arcade sourcilière, une autre traversant sa paupière et la dernière s'étirant du coin de l'œil à la tempe.

A vrai dire, Kei n'avait jamais vraiment fait attention à ces cicatrices ; Nathaël avait porté un patch ophtalmique quasiment constamment les années d'après, et il ne s'était jamais demandé à quel point le garçon avait dû souffrir. Mais surtout - peut-être plus impressionnant encore que ses cicatrices, ou du moins plus perturbant -, la couleur de son œil gauche avait changé après l'accident pour virer à un bleu très pâle qui trahissait son absence de vision. Au contraire, l'œil droit était resté d'un bleu saphir intense et le contraste entre les deux créait une sensation dérangeante chez quiconque plongeait son regard dans le sien.

Il ne possédait pas le charme méditerranéen des autres hommes de sa famille : ses traits étaient plus fins, ses sourcils moins épais, ses lèvres pulpeuses possédaient un arc de cupidon prononcé et sa peau délicatement hâlée, moins foncée, tirait plutôt vers le miel. Il ressemblait beaucoup à sa mère.

Peut-être était-ce la ligne provocatrice de sa mâchoire, la lueur effrontée dans son regard ou l'air glacial qu'il afficha une fois la surprise passée, mais Kei eut irrémédiablement envie d'abîmer ce visage, de le voir se tordre sous le plaisir qu'il lui procurerait, d'entendre les gémissements qu'il pousserait si son corps se fondait dans le sien.

Putain mais tu t'entends ? Tu parles d'un gamin qui pourrait être ton élève ! se réprimanda-t-il avec horreur.

Lorsque Nathaël retira sa capuche, Kei aperçut brièvement deux anneaux à son oreille gauche avant que le jeune homme ne baisse la tête et sorte de la pièce. Aucun bonjour. Aucun sourire.

— Je te l'avais dit, soupira Elio. Il n'a pas changé.

Oh que si, riposta Kei.

Son ami se tourna pour ouvrir la bouteille de champagne et Kei en profita pour se pincer entre les sourcils histoire de calmer ses idées honteuses. Il fallait qu'il respire, il n'avait plus douze ans !

Quand il prit place autour de la table soigneusement dressée par Yamini, Alice s'empressa de le bombarder de questions. Qu'avait-il fait en onze ans ? Comment était la vie dans la capitale ? Depuis combien de temps était-il professeur ?

Kei s'efforçait de satisfaire sa curiosité avec tendresse lorsque Nathaël fit de nouveau irruption dans la pièce et s'assit sans un mot à l'autre bout de la table. Inconsciemment, Kei le suivit du regard et cessa d'écouter ce que son amie racontait. Il ne pouvait pas croire que parmi tous ces gens, tous ceux qui avaient été ses amis et sa deuxième famille, son attention restait focalisée sur ce gamin qu'il connaissait à peine.

— Et les amours ? lança soudainement Alice avec un air taquin. Est-ce que tu as quelqu'un qui va te rejoindre ?

Kei soupira intérieurement et se gratta l'arrière de la nuque. Du coin de l'œil, il vit Nathaël redresser la tête et lui lancer un regard inquisiteur avant de se reconstituer une façade impassible.

— Je suis venu seul. J'avais quelqu'un jusqu'à très récemment mais on s'est séparé.

— Pourquoi donc ? s'étonna Mario de sa grosse voix et ignorant le coup de coude que lui lança son fils aîné. Toutes les filles devraient se battre pour rester avec un homme comme toi.

— Je suppose que le temps ne nous a pas aidés... On est resté ensemble six ans et on s'est quitté en très bons termes, mais les sentiments n'étaient juste plus là.

— T'inquiète pas, s'exclama Elio en souriant en coin. On va te sortir un peu et en quelques minutes, il y aura déjà une file d'attente pour aller dans ton lit.

Son père éclata de rire à sa blague, Alice leva les yeux au ciel et Kei sourit pour sauver les apparences.

— Mais j'y pense, tu as également fait ta rentrée pédagogique ! continua son ami. Aucune collègue ne t'a tapé dans l'œil ? Tu n'as pas eu envie de faire visiter ta chambre à l'une d'entre elles ?

Non, par contre je casserais bien le cul de ton frère, songea Kei.

Il se mordit l'intérieur des joues pour empêcher un rire nerveux de franchir ses lèvres. Il imaginait la tête que ferait Elio s'il sortait cette phrase à voix haute et cela lui donnait autant envie de rire que de pleurer. Il était si loin de l'image que son ami avait de lui qu'il avait l'impression d'étouffer un peu. En partant d'Espira à ses vingt-et-un ans, il n'aurait jamais cru qu'il devrait rejouer la même comédie onze ans plus tard. Et il ne pensait pas être un aussi bon acteur qu'à l'époque.

Si ça ne tenait qu'à lui, il lui dirait que oui, il avait toujours autant de succès qu'à l'époque, qu'évidemment, trouver quelqu'un avec qui passer la nuit n'avait jamais été un problème, mais que non, il se contrefoutait de ses collègues féminines, que cela faisait onze ans qu'il n'était plus de ce bord et que rien ne remplacerait la sensation d'un corps fort et musclé sous le sien.

Mais l'image était trop puissante. Il ne se sentait pas capable de la briser.

Le biryani que Yamini déposa sur la table le renvoya à son adolescence lorsqu'à peine posait-il les pieds chez les Velasco, l'odeur des épices envahissait son nez. Il avait toujours adoré la cuisine keralaise de Yamini, si différente de celle de sa mère, si pétillante et originale. Il se souvenait que chaque repas dans ce foyer indo-espagnol était une surprise et que ses papilles découvraient systématiquement des saveurs insoupçonnées.

Alors qu'il dégustait son assiette avec extase, il entendit la voix douce de Yamini résonner à l'autre bout de la table.

— Tu as été voir un médecin ? Comment tu t'es encore fait ça ?

Penchée par-dessus l'épaule de son plus jeune fils, ses doigts parcouraient la joue de celui-ci et son visage était tordu d'inquiétude. Kei, qui, pour des besoins de décence, s'imposait d'éviter tout contact visuel avec Nathaël, s'autorisa à l'observer avec plus d'insistance. En plissant les yeux, il remarqua un hématome violet qui s'étendait de son menton jusqu'au coin de gauche de sa mâchoire et que sa barbe de quelques jours ne suffisait pas à dissimuler entièrement. Sur sa lèvre inférieure, une sale coupure cicatrisait lentement, mais le sang coagulé était encore visible.

— Il est tombé de moto, répondit Elio avec un air de dépit. Vraiment, je ne comprends pas que tu t'obstines à continuer d'en faire si tu n'es pas capable de tenir dessus.

Kei haussa un sourcil sceptique. Est-ce que son ami faisait semblant ? Les bleus sur le visage, la lèvre fendue et les doigts recouverts de bandages indiquaient clairement que le garçon s'était battu. Et soit il avait perdu et s'en était très bien tiré, soit il avait gagné, mais dans ce cas, il n'imaginait pas l'état de son adversaire. Il se rappela de ces soirées où lui-même rentrait chez ses parents, les mains ensanglantées et le visage tuméfié, le cœur palpitant encore sous l'adrénaline et le cerveau bouillonnant de colère. Il se rappelait du visage méprisant de sa mère et de la main qu'elle ne manquait pas de lever sur lui pour le punir.

Qu'on ne se foute pas de ma gueule, ce gamin n'est clairement pas tombé de moto, conclut-il.

Nathaël intercepta son regard et comprit que Kei savait la vérité. En une seconde, ses yeux se durcirent et la ligne de sa mâchoire se contracta férocement. Il tourna la tête avec violence et fixa son plat de riz comme si ce dernier allait lui venir en aide. D'un geste sec sans pour autant être brutal, il retira la main de sa mère posée sur sa joue et rabattit sa capuche sur sa tête.

— C'est rien, grommela-t-il. Ça va partir.

Yamini ne répondit pas, mais Kei vit son regard se teinter de tristesse. Aucune autre personne de la tablée ne releva et il commença à se sentir mal à l'aise. Jouaient-ils tous aux ignorants ou étaient-ils réellement incapables de voir la vérité en face ?

— Dis moi Kei, es-tu bien installé ?

La question d'Alice l'extirpa de ses pensées et le ramena à ses propres problèmes. Il se retint de jurer quand les souvenirs de la veille lui revinrent en mémoire.

— A vrai dire, tout partait bien, mais la livraison de mes affaires va être retardée d'une semaine, expliqua-t-il d'un ton amer. L'entrepôt de l'entreprise a brûlé, ils n'avaient plus de camions et ils ont dû sortir en vitesse les affaires de chaque client. Du coup les miennes sont éparpillées un peu partout, ils doivent tout regrouper, trouver un camion et du personnel puis reprogrammer une date de livraison. J'espère que ça ne prendra pas plus d'une semaine parce que dormir sur un vieux matelas une place et préparer des cours assis par terre, ça risque de m'agacer rapidement.

— Mais reste ici ! s'écria Elio.

Kei et Nathaël écarquillèrent les yeux en même temps et le plus jeune lança un regard terrible à son frère.

— Mais oui quelle bonne idée, renchérit Yamini. Nous partons justement pour quinze jours avec Mario, tu pourrais garder la maison. Je veux dire, Nathaël sera là, mais il est quasiment tout le temps dehors. Tu as tes repères en plus ici, tu pourrais t'installer confortablement et nous, ça nous ferait vraiment plaisir.

— Je ne suis pas sûr, hésita le concerné. Je ne veux vraiment pas m'imposer, je peux survivre une semaine sans...

— Trêve de blabla, le coupa Mario en frappant des mains sur la table. Reste ici autant de temps que tu veux. Tu nous as laissés tranquille pendant onze ans, on peut bien t'accueillir quelques jours.

Au moment où Kei allait chaleureusement remercier le couple, un moteur vrombit dans la cour et le crissement caractéristique du gravier sous des pneus retentit. Aussitôt, Nathaël se leva d'un bond, attrapa la veste en jean qu'il avait posée sur le fauteuil et se précipita dans le couloir.

— Je dois y aller !

Le claquement de la porte d'entrée couvrit le cri de colère de Mario et quelques secondes plus tard, le moteur gronda à nouveau à l'extérieur. Kei relâcha sa respiration qu'il avait inconsciemment retenue et se pinça pour la énième fois l'arête du nez en observant le père de famille se précipiter à la fenêtre.

Il était peut-être temps qu'il se remette à boire du whisky.



NDA : Apparition cette fois bien détaillée de Nathaël ! Comme vous l'avez sûrement compris, mon histoire aura donc deux protagonistes et les points de vue des chapitres varieront de l'un à l'autre.

N'hésitez pas à commenter pour me dire ce que vous en avez pensé et à voter si le chapitre vous a plu :)

J'en posterai sûrement un autre ce weekend !

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