39. Tu n'as rien fait de mal


NATHAËL


" Le courage, c'est de comprendre sa propre vie "

- Jean Jaurès


Nathaël eut droit à trois jours d'accalmie. Passé ce délais, il reçut un coup de fil affolé de sa mère lui disant qu'une lettre du commissariat adressée à son nom était arrivée chez eux.

Il se rappelait très bien du moment où sa génitrice l'avait appelé. A la seconde où il vit son nom apparaître sur l'écran de son téléphone, il sut que c'était de mauvaise augure. Depuis son enfance, sa mère et lui avaient cet accord tacite stipulant que Yamini acceptait sa farouche indépendance tant qu'il gardait la tête sur les épaules et ne fuyait pas ses responsabilités. Ce compromis résultait de leur profonde solidarité et de l'entière confiance qu'ils avaient l'un envers l'autre ; au fond, ils leur avaient fallu se soutenir pour refaire leur place dans une famille où ils étaient devenus des étrangers. Il avait fallu se faire accepter, prouver son amour et faire profil bas pour ne plus jamais prendre le risque de faire imploser ce noyau familial instable. Alors, mère et fils s'étaient toujours protégés, quelles que soient les difficultés rencontrées par l'un ou par l'autre, et jamais le ton n'était monté entre eux.

Si beaucoup reprochèrent à Yamini son laxisme, les deux concernés savaient parfaitement que c'était le meilleur compromis auquel ils pouvaient parvenir. Au lieu de faire comme son mari qui s'époumonait sur l'adolescent fugueur et taciturne qu'était devenu Nathaël, elle avait fait le choix de ne juger aucun de ses actes tant qu'il lui prouvait qu'il se débrouillait et ne se mettait pas en danger. Dire qu'il avait failli à sa promesse ces dernières années serait un euphémisme...

C'est pour cela que lorsqu'il vit le nom de sa mère s'afficher sur son téléphone, il sut immédiatement qu'elle allait lui annoncer quelque chose de néfaste, quelque chose qui l'avait suffisamment inquiétée pour qu'elle brise cet accord implicite et l'appelle.

Il lui avait alors fallu trouver un mensonge crédible en quelques secondes. Il inventa une histoire d'accrochage entre deux automobilistes dont il avait été le témoin sur son lieu de travail et parvint presque à se convaincre lui-même de la véracité de son récit. Sa mère raccrocha, rassurée, et lui s'effondra, terrorisé.

Ce furent les bras de Kei qui l'empêchèrent de s'écrouler au sol. Alors qu'il se mettait à trembler de façon incontrôlable, le plus âgé le serra contre lui et le berça pendant une vingtaine de minute sans jamais dénouer leur étreinte.

— Ça va aller, mon amour, tu n'as rien fait de mal, le réconforta le plus âgé. Rien qui ne mérite une sanction grave. Ne te prends pas autant la tête, tu es peut-être vraiment convoqué en tant que témoin. Ton nom est peut-être apparu dans un témoignage, sans préciser pourquoi tu étais là... Tu n'as rien fait de grave, Nel, ne t'en fais pas...

Les mots doux permirent aux larmes de rester sous ses paupières, mais n'empêchèrent pas l'angoisse de lui retourner les entrailles. Nathaël savait que Kei essayait de se convaincre lui-même avec son discours, que lui aussi était terrifié à l'idée que cette histoire puisse mal se finir.

Au fond, tout cela était injuste. Il avait passé sa vie à souffrir et à se battre, et au moment où, enfin, une once de bonheur apparaissait dans sa vie, on souhaitait la lui retirer sans même qu'il n'ait pu la savourer pleinement ! C'était injuste... Nathaël était fatigué de devoir constamment lutter pour avancer dans la vie ; il était fort, mais pas invincible, et cette histoire risquait d'être la goutte d'eau qui ferait déborder le vase.

Qu'allait-il faire s'il perdait Kei ? S'il était envoyé en prison et ne pouvait plus le voir ? Ou si tout simplement ce dernier se lassait de lui et des embrouilles qu'il traînait derrière lui comme son ombre ?

Rien que d'y penser, Nathaël était pris d'une violente envie de vomir. Il ne pouvait pas perdre Kei. C'était impensable. Inimaginable.

Quoi qu'il advienne, il ne devait pas laisser cela se produire.


***


Le jour de sa convocation au commissariat, Nathaël fit le chemin à pied. Non pas qu'il prît habituellement sa moto pour ce genre de trajet aussi court, mais cette fois, c'était un véritable besoin de se vider l'esprit et de se dégourdir les membres qui l'avait poussé à marcher.

Ouais, avant que je sois enfermé dans une cellule pour le restant de ma vie, se lamenta-t-il.

Le jeune homme pesta contre ses pensées pessimistes qui ne cessaient de lui retourner le cerveau depuis deux jours. Que risquait-il au pire ? Un procès ? Quelques mois de prison ?

Bordel, mais je veux pas faire quelques mois de prison, s'affola-t-il. Je tiendrai jamais. J'me ferais taper par la moitié des détenus. Et si c'était plus que quelques mois ? Comment je vais tenir ? OK, soyons méthodique... Faudra juste que j'attire la compassion d'un gars puissant... Comment on attire la compassion de quelqu'un ? Merde, hors de question que je suce qui que soit d'autre que Kei.

Ce fut au milieu de cette réflexion intensive qu'il se retrouva devant le commissariat de la ville.

Le bâtiment ne payait pas de mine ; les murs étaient ternes et le panneau indiquant « Police municipale » tanguait un peu trop vers la droite.

Les mains moites, Nathaël grimpa les escaliers qui menaient à la porte coulissante et pénétra dans un hall d'entrée qui sentait le produit vitre. A gauche, quelques personnes étaient assises dans ce qui semblait être une salle d'attente, et à droite, une femme à l'air sévère se tenait derrière le bureau d'accueil.

Le jeune homme se dirigea vers cette dernière et tendit la convocation avec un manque d'enthousiasme criant.

— J'ai reçu ça, marmonna-t-il en se balançant d'un pied à l'autre.

La dame leva les yeux vers lui et lui adressa un sourire poli qui, loin de le détendre, le crispa davantage.

— Le lieutenant François vous attendait, déclara-t-elle mécaniquement. Veuillez patienter dans la salle d'attente, il va venir vous chercher.

Nathaël hocha la tête et fut quasiment certain d'être devenu plus blême que les murs qui l'entouraient.

Il eut à peine le temps de s'asseoir qu'un homme apparut, grand, les épaules carrées et le regard perçant. Il posa ses yeux aciers sur Nathaël et leva le menton dans sa direction.

— Monsieur Velasco ?

L'interpellé se retint de grimacer en entendant ce nom auquel il ne s'identifiait plus depuis longtemps. A la place, il se leva et suivit le policier jusqu'à son bureau, bien moins oppressant que la salle d'interrogatoire que s'était imaginée Nathaël.

L'homme s'installa et lui fit signe de prendre place de l'autre côté de la table. Puis, il attrapa le dossier ouvert devant lui et s'appuya plus confortablement contre les barreaux de sa chaise.

— Monsieur Velasco, vous êtes convoqué dans le cadre de l'enquête ouverte sur le trafic de sable à Espira et ses environs. Plusieurs témoignages se sont rejoints pour dire que vous travaillez pour monsieur Lucas Demasso. Le confirmez-vous ?

Nathaël se raidit et sentit ses yeux s'écarquiller sous la terreur.

— Pour... qui ? coassa t-il d'une voix enrouée.

Le regard en face de lui se durcit et il comprit que poser cette question avait été une connerie.

— Pour Lucas Demasso, répéta l'homme en articulant chaque mot. Aussi connu sous le pseudonyme de Ciel.

— Oh... Alors je... euh... Oui. Oui j'ai travaillé pour lui.

Il ne s'attendait pas à être placé aussi tôt au pied du mur. Tout se mélangeait dans sa tête et il ne savait que répondre à part la vérité. Kei avait bien insisté sur le fait qu'il était en droit de garder le silence et de demander à être assisté par un avocat, mais il avait refusé net. Il voulait régler ça par lui-même. Était-ce si condamnable ?

— Etiez-vous au courant que monsieur Demasso était impliqué dans le trafic de sable à Espira ? reprit le policier sans détacher son regard de lui.

— Oui.

— Êtes-vous mêlé, de près ou de loin, à ce trafic de sable ?

Son cœur battait désormais à toute vitesse. Crispés sur le rebord de sa chaise, ses doigts contractés à l'extrême étaient la dernière chose qui l'empêchait de s'évanouir sur place.

— Non, pas le moins du monde, assura-t-il sans ciller. Je lui servais de coursier pour les pièces de moto qu'il récupérait. J'ai appris qu'il dealait du sable par hasard, en soirée. Il m'avait invité et j'ai découvert sur place qu'il vendait un peu.

Nathaël avait déballé tout cela d'une voix calme, assurée. Ultime réflexe de défense, son angoisse s'était transformée en une sérénité impassible qui le faisait parler sans même qu'il ne s'en rende compte.

— Êtes-vous certain des informations que vous avancez ? insista l'homme. Plusieurs témoignages concordent sur le fait que vous étiez présent à plusieurs des soirées durant lesquelles monsieur Demasso vendait du sable. Que faisiez-vous sur place ?

— J'ai pas mal d'amis en commun avec Ciel alors il nous est souvent arrivé de nous croiser en soirée.

— Et il n'a jamais cherché à vous vendre du sable ? s'enquit le lieutenant.

— Non et je n'aurais jamais accepté.

— Certains témoins assurent que vous êtes intervenu pour gérer des clients nerveux et les sortir hors des bars sous ordre de monsieur Demasso. Que répondez-vous à cela ?

— Que je n'allais pas laisser un mec casser la gueule d'un autre sans réagir.

Le policier plissa les yeux d'un air suspicieux mais ne répondit pas. A la place, il tourna une page de son dossier puis croisa ses mains sur le bureau.

— Il y a autre chose, continua-t-il d'une voix grave. Nous avons arrêté plusieurs individus impliqués dans le trafic de sable dans les environs d'Espira et plusieurs d'entre eux ont assuré que vous les avez volés pour le compte de monsieur Demasso.

Les mains de Nathaël se raidirent contre sa chaise et il s'empêcha de déglutir de peur que cela ne fasse que renforcer les soupçons de son interlocuteur. Rapidement, il essaya de rester logique, se remémora chaque détail de cette soirée tragique. Ils n'avaient aucune preuve que c'était lui, n'est-ce pas ? La maison qu'il avait pénétrée par effraction ne possédait pas de caméra de surveillance et il était absolument certain de n'avoir laissé aucune trace. Les gars de la bande rivale avaient dû deviner que c'était lui en pêchant des informations dans les bars miteux de la ville où certains de ses collègues s'épanchaient parfois un peu trop. Mais ce n'était que les élucubrations de mecs bourrés, autant dire des témoignages aussi fragiles qu'incertains.

Derrière son assurance et son air inquisiteur, le policier ne savait finalement rien de la vérité. Et Nathaël ne comptait pas le laisser le séparer de Kei.

— Je n'ai jamais volé quoi que ce soit, assura-t-il avec calme.

Le lieutenant pinça les lèvres.

— Vous savez qu'il y a des vidéos ? Des témoins ? N'aggravez pas votre cas en mentant effrontément.

— Je dis la vérité, s'entêta le jeune homme sans se laisser déstabiliser. Je n'ai jamais volé quoi que ce soit pour Ciel.

— Alors pourquoi ces hommes en avaient après vous ?

— C'est ce que j'aimerais savoir, rétorqua Nathaël qui ne savait toujours pas d'où il tirait cet aplomb aussi inattendu que salvateur. Vous semblez m'accuser de je-ne-sais-quoi alors que vous devriez me considérer comme une victime. Vous savez à quel point j'ai eu peur ?

— Vous n'avez vraiment rien fait qui aurait pu éveiller leurs soupçons et les forcer à vous attaquer ?

— Je n'ai absolument rien fait. Peut-être qu'à force de me voir traîner avec Ciel, ils ont cherché à l'atteindre à travers moi. Mais je suis innocent.

Le policier plongea longuement son regard dans le sien et, puisant dans toute son énergie, Nathaël parvint à ne pas détourner les yeux. Finalement, l'homme lui posa encore quelques questions sur Ciel avant de refermer le dossier sur son bureau.

— Ce sera tout pour aujourd'hui, vous êtes libre de partir, annonça-t-il. N'oubliez pas que vos déclarations ont été consignées par écrit donc j'espère que vous avez bien dit toute la vérité. Si quelque chose vous revient, n'hésitez pas à me contacter. Et encore une fois, si vous êtes vraiment la victime que vous prétendez être, je vous promets de faire la lumière sur cette affaire.

Nathaël hocha solennellement la tête et se leva de son siège, s'efforçant de ne pas paraître trop pressé.

Est-ce que ça y est ? s'impatienta-t-il, complètement fébrile. C'est fini ? Je peux partir ? Est-ce que c'est après Ciel qu'ils en ont finalement ? Est-ce qu'ils ont juste essayé de m'impressionner mais n'ont aucune preuve pour m'incriminer ? Putain, j'vais tomber dans les pommes... De toute façon je n'ai rien fait de mal... Je veux partir.

Et c'est perdu dans ses pensées que le jeune homme sortit du commissariat, les yeux vitreux et l'air hagard. Lorsque le soleil frappa son visage, il reprit brusquement contact avec la réalité et son cœur se mit à battre la chamade. Haletant, il porta une main à sa poitrine et se hâta dans les ruelles du centre.

Bon sang qu'il avait eu peur... Tout son corps tremblait sous le retour d'adrénaline et il avait l'impression qu'il pouvait s'écrouler à tout moment.

Quand enfin il poussa la porte de la maison de Kei, ce dernier se précipita vers lui et le souleva de terre. Nathaël s'abandonna dans cette étreinte étouffante en plongeant ses mains dans les mèches ébènes du plus âgé. C'était fini, n'est-ce pas ? Plus rien ne risquait de les séparer ? Il allait pouvoir rester avec Kei toute sa vie ?

Comme s'il avait entendu ses pensées, celui-ci le reposa au sol puis encadra son visage de ses mains. Les yeux bridés se plissèrent de joie et un sourire éclatant vint illuminer la figure opaline.

— Tout va bien aller maintenant. Tout va bien aller... 



NDA : Allez, plus que quelques chapitres et on arrivera à la fin ! Qu'est-ce que j'ai hâte ! Normalement, dans moins de 10 chapitres ce sera bon.

J'espère que l'histoire continue à vous plaire ; merci de tout cœur à ceux qui la suive depuis le début, vos votes et commentaires me font tellement plaisir !

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