35. Ce soir-là
NATHAËL
« Einmal ist keinmal »
(Une fois ne compte pas)
– proverbe allemand
Si février avait été salvateur, mars fut impitoyable.
Bercé par sa nouvelle routine faite de joie et de douceur, Nathaël avait oublié toutes les aspérités de son existence, ces petites aspérités vicieuses contre lesquelles il trébuchait depuis si longtemps qu'il avait fini par croire que c'était ça la vie, ne pas réussir à marcher droit et manquer de s'écrouler à chaque pas.
La dure réalité s'imposa de nouveau à lui lors d'une douce après-midi de mars. Comme à son habitude, il travaillait à l'auberge des neuf lacs depuis le lever du soleil et n'avait eu aucun moment de répit. Le temps s'était enfin adouci et tous les amoureux de montagne s'étaient précipités pour crapahuter dans les versants herbeux. Entre les randonneurs motivés à grimper un sommet, qui ne cessaient de lui demander conseil, et ceux qui rentraient exténués, suppliant qu'on leur apporte des litres d'eau, Nathaël n'avait pas eu un instant à lui.
En voyant l'air paniqué de sa patronne, il avait décidé de rester l'aider jusqu'au soir. De toute façon, Kei rentrait tard et il n'avait rien à faire à la maison.
Lorsque le soleil se coucha derrière les montagnes, les derniers randonneurs partirent de l'auberge et les employés purent pousser leur premier soupir de soulagement de la journée.
Nathaël s'empressa de tout ranger, nettoya la terrasse et salua ses collègues d'un rapide signe de main avant de sortir en coup de vent. Il ignora les taquineries qui résonnèrent dans son dos et enfourcha sa moto garée en contrebas de l'auberge.
Désormais, il avait hâte de rentrer.
Ce fut sur le chemin du retour, alors qu'il slalomait aisément sur les routes de montagne, qu'il réalisa que quelque chose n'allait pas. S'efforçant de ne pas paniquer, il jeta de brefs coups d'œil dans ses rétroviseurs jusqu'à en avoir le cœur net. Pas de doute : une voiture le suivait.
Son estomac se serra douloureusement et il se sentit blêmir sous son casque. Merde. Pas encore !
Ses bras se mirent à trembler de manière incontrôlable et il dut crisper ses doigts de toutes ses forces autour du guidon pour ne pas s'envoyer dans le fossé. Derrière lui, les phares de la voitures se rapprochaient dangereusement et il s'attendait à tout moment à ce qu'elle accélère.
Il la devança, profitant du fait de déboucher dans la vallée pour partir à toute vitesse sur la longue ligne droite qui menait à Espira. Le vent s'infiltrait sous son manteau, griffait son ventre et marquait sa peau de ses morsures glaciales. Son cœur tambourinait si fort dans ses oreilles qu'il n'entendait même plus le bruit de son moteur.
Merde, merde, merde.
Il avait si peur qu'il craignait de se liquéfier et de se transformer en flaque sur la chaussée. Réfléchir. Il fallait qu'il réfléchisse. Il ne pouvait pas appeler Tom sans prendre le risque de se faire attraper par ses poursuivants. Quant à Kei, l'option n'était même pas envisageable.
Jetant un énième coup d'œil dans son rétroviseur, Nathaël vit que la voiture avait de nouveau accéléré. Désormais arrivé à l'entrée de la ville, il bifurqua derrière la gare et emprunta les rues les plus étroites, espérant qu'elles gêneraient la progression de ses poursuivants.
Il reçut quelques regards réprobateurs de la part de piétons qu'il manquait d'écraser à chaque minute, mais il n'en avait cure. Il se sentait si fébrile qu'il n'aurait pas été étonné d'éclater en sanglots à tout moment.
Se servant de sa connaissance parfaite du centre-ville, il emprunta un dédale de ruelles sombres et déboucha dans l'arrière-cours de la boulangerie dans laquelle il avait travaillé en tant qu'étudiant.
Là, il balança sa moto dans l'une des haies qui la bordaient et se mit à courir comme un fou jusqu'à la maison de Kei qui ne se situait pas loin. Toutes les secondes, il regardait derrière lui, le cœur au bord des lèvres, persuadé d'avoir entendu le vrombissement d'un moteur. Mais non. Rien.
Lorsqu'il vit enfin les murs en pierres saillantes au sein desquels il se réfugiait depuis maintenant cinq mois, il faillit pleurer de soulagement. Il enfonça plus qu'il n'ouvrit la porte d'entrée et la referma hâtivement derrière lui, s'y reprenant à trois fois pour enfoncer le verrou.
— Nel ?
Le concerné ignora l'interjection émise depuis le salon et fonça dans la cuisine pour vérifier à travers la fenêtre que personne ne l'avait suivi. Merde, qu'allait-il faire maintenant ? Que lui voulait le conducteur de cette voiture ? Était-il réellement en danger ? Mais alors, mettait-il également Kei en danger ? Et Tom ? Et s'ils étaient allés voir Tom avant lui ? Ou sa mère ? Et si sa mère était ligotée au fond d'une cave avec un flingue sur la tempe ?
Tout son corps se mit à trembler et il faillit hurler lorsqu'une main se posa sur son épaule. Horrifié, il vit volte face pour sombrer dans des iris plus sombres que la nuit. Kei fronça les sourcils, l'air inquiet, et raffermit sa prise sur son épaule.
— Nel ? Est-ce que ça va ?
Il aurait aimé lui répondre oui, le rassurer et le prendre dans ses bras, détourner son attention et lui montrer qu'il était un adulte responsable qui assumait ses actes. Bon Dieu, il aurait tout fait pour effacer l'inquiétude de ce visage pâle et s'extirper de cette situation critique.
Et s'il décevait Kei ? Et si Kei était dégoûté par lui ? Et s'il le haïssait et le foutait à la porte ? Non... Il ne pourrait pas se remettre de sa perte, pas maintenant, pas après tout ce temps et tout ce qu'ils avaient vécu...
— Nel, tu commences vraiment à me faire peur, s'alarma le plus âgé. Pourquoi tu trembles autant ? Il t'est arrivé quelque chose ?
Les yeux noirs étaient opacifiés par l'inquiétude. Nathaël déglutit douloureusement et se laissa glisser le long du mur jusqu'à ce que ses fesses rencontrent le sol.
Alors, il se mit à respirer plus fort, de façon anarchique, et avant même qu'il ne réalise ce qui lui arrivait, la crise de panique le frappa de plein fouet. Terrorisé, il tendit désespérément une main en avant, comme pour se rattacher à un infime fragment de réalité duquel l'éloignaient les élancements douloureux provenant de sa cage thoracique. Immédiatement, des doigts s'entrelacèrent aux siens et son visage s'enfonça dans un torse musclé qui, à ce moment-là, lui sembla être la seule barrière qui le protégeait de ses démons. Il s'y raccrocha de toutes ses forces et froissa le t-shirt de Kei entre ses doigts.
— Nel...
Ce fut le mot de trop. Impuissant face au flot d'émotions qui le ravageait, Nathaël fondit en larmes. Comme un enfant. Tout simplement.
Il sentit des torrents dévaler ses joues tandis qu'il hoquetait désespérément, s'étouffant à moitié dans ses sanglots. Il ne voyait plus rien. Il n'aurait pas été capable de discerner l'expression de Kei même avec toute la volonté du monde.
Ce dernier le serra de toutes ses forces contre lui puis enfouit une main dans ses cheveux qu'il caressa doucement.
— Calme-toi Nel, je suis là... Tout va bien... Je suis là, je ne te lâcherai pas.
Soudainement honteux et énervé de son état, Nathaël repoussa le corps qui se pressait contre le sien et essuya d'un geste rageur les larmes qui continuaient à creuser des sillons sur son visage. Encore tremblotant, il tenta de se relever, mais ses genoux cédèrent, le faisant à nouveau tomber par terre.
Pitoyablement.
Il serra les poings de toutes ses forces et tenta d'ignorer les iris ébènes qui le transperçaient de part en part.
— Regarde-moi, Nel, intima doucement Kei.
Le concerné garda ses yeux résolument rivés au sol.
— Nel, s'il te plaît, soupira le plus âgé. Je... Il va falloir qu'on parle, Nel. Tu ne peux pas... On ne peut pas continuer comme ça. Tu sais que je te respecte de tout mon cœur et que jamais je ne te forcerai à faire quelque chose si je ne pensais pas que c'était nécessaire... Mais là, je vois bien depuis le début, je vois bien que quelque chose te ronge. Et ça me brise le cœur de te voir comme ça... Je ne sais pas quoi faire, je ne veux pas que ça nous impacte... C'est sûrement égoïste, mais je suis tellement heureux avec toi, je ne veux pas que des problèmes que je ne connais même pas viennent tout gâcher.
Une nouvelle fois, il ne contrôla pas ses larmes. Il se sentait ridicule de pleurer ainsi, trop lâche pour regarder Kei dans les yeux, trop fier pour se confier à lui.
Ce fut la caresse sur sa joue qui le fit craquer. Encore trop honteux pour regarder son interlocuteur, il lui avoua tout. Son besoin immature de prouver qu'il valait quelque chose et qu'il était plus fort que les autres. Cette envie de briser les règles, de jouer avec les codes de cette société qu'il n'aimait pas et qui le rejetait si souvent. Cette sensation grisante de faire partie d'un groupe, d'une bande soudée. Ce sentiment de liberté lorsqu'il était avec eux, cette liberté qu'on lui refusait depuis qu'il était gamin mais qui s'offrait désormais à lui sur un plateau d'argent. L'ambition démesurée de Ciel, l'arrivée du sable dans la ville et tout le trafic qui en avait suivi. Et puis ce soir-là... Ce fameux soir-là...
Huit mois auparavant, Ciel lui avait confié une mission, toute simple en apparence : il s'agissait de s'immiscer chez des gens et de voler un papier rangé dans leur bureau. Rien qu'il ne sût pas faire ou qu'il n'eût pas déjà fait. Le tout, avec cette petite dose de défi en plus qui faisait battre son cœur. Alors il avait accepté.
Seulement, ce qu'il ne savait pas, c'était que cette maison appartenait au chef d'une bande rivale et que le papier en question comprenait tous les noms des politiques auxquels leurs adversaires vendaient du sable. Lorsque Nathaël s'en était rendu compte, il avait pris conscience de l'ampleur de ce qu'il venait de faire et s'était senti fier. Au début. Puis quelques jours plus tard, alors qu'il rentrait du travail, un gars l'avait coincé dans une ruelle. Un gars inconnu qui tenait un couteau et qui semblait bien plus redoutable que tous les petits joueurs de sa bande.
— Il... Il m'a menacé, sanglota-t-il pitoyablement. Il m'a dit que soit je lui donnais le papier, soit plus personne ne me reconnaîtrait. Merde, je sais pas comment il a su que c'était moi qui l'avait volé, mais j'ai eu tellement peur... J'étais désespéré, jamais je n'ai eu aussi peur de ma vie. On a commencé à se battre et putain, j'ai aucune idée de comment j'ai fait ça, mais j'ai réussi à lui prendre son couteau et... Et je l'ai planté. Merde, Kei, j'ai enfoncé un couteau dans le ventre de quelqu'un !
Il marqua une pause et inspira difficilement, manquant de s'étrangler tant sa gorge était nouée.
— Je l'ai vu s'écrouler au sol et je suis parti sans demander mon reste, continua-t-il d'une voix enrouée. J'étais terrorisé, j'avais envie de chialer, de vomir, de tout ce que tu veux... Le lendemain, Ciel m'a appris que le gars était juste salement amoché, mais qu'il était vivant. Seulement maintenant... Maintenant ils m'en veulent... Ils... Ils m'ont suivi quand je suis rentré du boulot tout à l'heure... C'est la deuxième fois... Je sais pas ce qu'ils me veulent, j'ai peur qu'ils me tuent... Putain, Kei, j'ai si peur... Si peur...
Sa voix se brisa et il se mordit la lèvre inférieure jusqu'au sang pour se retenir d'éclater en sanglots. Il n'osait toujours pas affronter les iris ébènes et il avait certainement raison puisque la douce poigne sur ses épaules se transforma en terrible étau.
— Pourquoi ?
La voix de Kei résonna, rauque, terrible. Ses doigts s'enfonçaient si fort dans la peau de Nathaël que c'en devenait douloureux, mais le jeune homme n'osait pas se débattre.
Prenant son courage à deux mains, il risqua un coup d'œil vers son partenaire et sentit son cœur chuter à ses pieds en voyant le visage pâle déformé par une rage mal contenue. Les iris sombres croisèrent les siens et la haine qu'il y vit lui donna envie de pleurer.
— Pourquoi t'as accepté de travailler pour ce gars ? éclata Kei d'un air furieux. Bordel, qu'est-ce qui t'es passé par la tête pour croire que ce serait une bonne idée ?!
Horrifié, Nathaël ne pouvait plus détourner son regard de ces traits crispés par la colère, de ces yeux presque accusateurs. Pourquoi ? Pourquoi le regardait-il ainsi ? Il ne pouvait pas supporter cela...
La poitrine douloureuse, le jeune homme se recroquevilla un peu plus sur lui-même et serra les dents. Dans un sursaut de courage, il lança à son tour un regard farouche à Kei et repoussa brutalement les mains qui martyrisaient ses épaules.
— Qu'est-ce que ça peut te foutre ? cracha-t-il en ignorant la peine qui lui dévorait le cœur. C'est trop tard pour me faire la morale de toute façon !
— Je te fais pas la morale, je te demande à quel moment une idée aussi stupide t'a traversé le crâne ! siffla le plus âgé.
— J'étais ado, OK ! Je voulais faire comme les grands, j'avais besoin de reconnaissance ! Je voulais faire comme Elio et toi.
— Mais merde, on a jamais fait des trucs pareils ! vociféra Kei en agitant excessivement les bras. Au pire, on a dû taguer des maisons ! Jamais je n'aurais vendu de la drogue !
— Je ne vends rien du tout ! Je prête juste main forte... Oh et puis merde, je n'ai pas à me justifier devant toi !
C'était trop. Il ne pouvait pas... Il ne pouvait pas se disputer avec Kei, c'était trop dur, trop douloureux... Alors, Nathaël rassembla ses dernières forces et se releva d'un bond, ayant comme idée de se réfugier dans la chambre pour s'y laisser dépérir pendant des jours.
Mais Kei l'attrapa brusquement par le bras et le tira vers lui. Le jeune homme refusa de le regarder, se mordant l'intérieur des joues pour ne pas pleurer à nouveau.
— Lâche-moi Kei, murmura-t-il difficilement. Lâche-moi... Je peux pas...
Au fond de lui, il espérait que l'interpellé ignore ses suppliques et le prenne contre lui, qu'il lui fasse des excuses et le rassure. Il avait besoin de ça. Il avait besoin de lui.
Mais la poigne autour de son bras se desserra et le soupir que poussa Kei fissura son cœur.
— Va dormir Nel... On en reparlera demain.
NDA : Wow, je ne pensais pas finir ce chapitre à temps mais le voici finalement ! J'espère que ce petit aperçu du passé de Nathaël vous aura plu, n'hésitez pas à me donner votre avis ! :)
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