32. Céder à la tentation


KEI


« Si stupide que soit son existence, l'homme s'y rattache toujours »

- RIMBAUD


Le lendemain matin, Kei se leva à quatorze heures. Et d'accord, ce n'était pas strictement le matin, mais bordel, il ne pouvait pas faire mieux.

A peine posa-t-il les pieds sur la moquette de sa chambre qu'un affreux mal de tête lui rappela les quantités inimaginables d'alcool ingurgitées la veille. Et il avait cours dans à peine une heure. Génial.

Mais le pire l'attendait en bas, dans la cuisine. Le pire, c'était ces cheveux d'un noir de jais, coiffés en un carré parfait au-dessus des épaules. Le pire, c'était ces deux yeux sombres dans lesquels jamais n'avait brillé d'étincelle joyeuse. Le pire, c'était cette silhouette fluette, installée fièrement dans le fauteuil à bascule, les jambes croisées dans une attitude faussement tranquille.

Kei grimaça à cette vision et contracta imperceptiblement les muscles de son dos.

Tu as vu l'heure ?

Le visage sévère de sa mère se tourna vers lui.

Désolé, on est sorti avec les gars hier soir, éluda-t-il en serrant les dents.

Oui, je suppose que c'est ce que tu avais de mieux à faire, persifla sa génitrice.

Écoute maman, je suis fatigué. C'était juste histoire de décompresser un peu.

Juste avant tes partiels ?

Tu sais que je les réussirai.

Je me fiche que tu les réussisses en étant dernier, cingla son interlocutrice en le toisant de son regard méprisant. Je ne me suis pas autant investie dans tes études pour que tu les négliges ainsi.

Je ne néglige rien, soupira Kei. Je sors juste un peu. J'en ai besoin. Je me sens un peu... surmené ces derniers temps.

Surmené ?

Les yeux de sa mère se firent mauvais.

Avec le peu de travail que tu fournis ? Ne sois pas pitoyable comme ça.

Il n'y a pas que le travail, maman. Ce que j'essaie de dire c'est que...

Si tu veux gâcher ta vie, ne le fais pas sous mon toit, Kei, le coupa la femme d'une voix sèche. Donne moi une bonne raison de croire que je ne t'ai pas mis au monde pour rien.

Ces mots glacèrent le sang du concerné. Pétrifié, il observa sa mère lui lancer un dernier regard dégoûté avant d'épousseter son tailleur et de se lever.

Il te reste des légumes dans le frigo si tu as faim. J'ai jeté l'ignoble plat que tu avais fait ; il ne manquerait plus que tu prennes du poids.

Kei baissa les yeux et ne répondit pas. Son cœur se serra douloureusement. Et il ne pouvait même pas prétendre être surpris. Il aurait aimé lui dire pourtant, lui dire qu'il ne lui en voulait pas, qu'il oublierait toutes ses paroles méprisantes si seulement elle lui concédait un sourire, lui dire qu'il s'était appliqué à faire ce plat pour elle, pour qu'elle n'ait pas faim en rentrant du travail, lui dire qu'il l'aimait malgré tout, qu'il aurait tout donné pour qu'elle le prenne dans ses bras, au moins une fois, juste une fois.

Mais il ne pouvait pas. Il n'avait pas le droit. Sa mère avait toujours refusé toute forme de tendresse : les beaux discours la faisaient sourire méchamment et les gestes d'affection créaient d'horribles grimaces sur son visage pâle.

Alors, Kei resta immobile et observa le carré parfait disparaître dans l'encadrure de la porte.


***


Cul sec ! Cul sec ! Cul sec !

Réprimant une grimace, Kei porta le verre à ses lèvres et le but d'une traite. Lorsqu'il le reposa maladroitement sur la table, un puissant haut-le-cœur l'assaillit, lui faisant craindre de tout régurgiter sur ses amis. Ces derniers, trop ivres pour remarquer quoi que ce soit, se levèrent pour commander une nouvelle bouteille et Kei rejeta sa tête contre le mur en soupirant longuement.

Ils étaient dans ce bar depuis déjà deux bonnes heures et ils avaient assez bu pour les dix prochaines années. Pourtant, ils ne s'arrêtaient pas. Embarqués dans une spirale infernale qui les incitait à sortir tous les soirs et à repousser toujours plus loin leur tolérance à l'alcool, ils écumaient les bars de la ville depuis bientôt deux semaines sans se lasser.

Kei avait la tête qui tournait, sa vision était trouble, son crâne semblait être pris dans un étau. Il savait que s'il s'affalait un peu trop dans son siège, il ne s'en relèverait plus jamais et s'endormirait sur place.

Du coin de l'œil, il aperçut l'un de ses amis tracer une fine ligne de cocaïne sur la table avant de lui adresser un sourire complice.

Prêt pour le second round ?

Kei sourit à son tour, béatement, sans réfléchir à la conséquence de ses actes. Il se pencha en avant, attrapa la petite paille improvisée dans un bout de papier, et sniffa la ligne sur toute sa longueur.

Cette fois-ci, il grimaça franchement lorsque la poudre vint brûler ses cloisons nasales, mais ne s'en plaignit pas ; il aimait cette sensation désagréable, mieux, il la recherchait.

Soudain, son regard fut attiré par une silhouette postée à l'autre bout de la pièce et ses yeux croisèrent ceux, plus clairs, d'un jeune homme accoudé au comptoir. Cela faisait déjà plusieurs fois que leurs regards se rencontraient, mais à chaque fois, Kei détournait le sien en serrant spasmodiquement les poings.

Ne te laisse pas tenter, s'ordonna-t-il. Ne te laisse pas tenter.

Était-ce le verre d'alcool de trop ou sa deuxième ligne de cocaïne de la soirée ? Cette fois, il ne détourna pas le regard et garda ses yeux sombres rivés sur le jeune homme. Ce dernier avait un corps svelte et un visage fin. Ses cheveux rouges ainsi que le piercing décorant son arcade sourcilière ressortaient sous les néons. Kei ne parvenait pas à distinguer précisément ses traits, mais le sourire qu'il lui adressa fut charmeur, presque obscène.

Lorsqu'il est arrivé tout à l'heure, il avait l'air d'avoir un bon cul, se rappela Kei d'un air rêveur. Peut-être que je pourrais le baiser ?

L'inconnu se leva soudainement et se dirigea d'un air faussement décontracté vers les toilettes. C'était le moment. Devait-il le rejoindre ou non ? Ses amis étaient trop éméchés pour se rendre compte de quoi que ce soit et son pantalon commençait à devenir serré.

Oh et puis merde, maudit-il.

Kei se leva, chancela et se rattrapa in extremis au coin de la table. Ses membres étaient agités de tremblements incontrôlables tandis que son cœur tambourinait dans sa cage thoracique.

Putain, j'vais faire une dinguerie, répéta-t-il inlassablement dans son esprit. Je sens que je vais faire une dinguerie.

Dans les toilettes, l'inconnu était seul et lui tournait le dos, penché au-dessus d'un lavabo, en train de se laver les mains. Il prit son temps pour se retourner et Kei put alors admirer son visage sauvage, ses yeux brillants de désir et ses tatouages remontant dans son cou.

Sans un mot, il l'empoigna par le bras et, vérifiant que personne ne les avait vu, le tira dans l'une des cabines taguées derrière eux. L'endroit puait la pisse et le vomi. D'affreux dessins vulgaires parsemaient les murs et plusieurs mégots étaient échoués au sol. Pourtant, aucun des deux hommes ne s'en émut et celui aux cheveux rouges tomba à genoux devant son partenaire.

Immédiatement, il déboutonna le jean de Kei et ce dernier grogna en sentant une main étrangère caresser son sexe à travers son boxer. Après des semaines à rechigner à se mettre au travail, celui-ci semblait ce soir d'une vigueur rassurante. Ou pas ? Pourquoi fallait-il qu'il réagisse seulement lorsqu'un corps masculin se pressait contre lui ?

Kei était épuisé de se poser toutes ces questions. Il n'en pouvait plus. Il ne voulait plus se prendre la tête. Putain, pourquoi tout ne pouvait pas être plus simple ?

Une bouche se refermant autour de son sexe coupa le flot de ses pensées et il enfouit l'une de ses mains dans les cheveux rouges pour réprimer le gémissement de plaisir qui avait failli franchir ses lèvres. Son partenaire lui lança un regard taquin avant d'enfoncer un peu plus profondément le sexe dans sa gorge puis d'entamer de langoureux va-et-vient.

Adossé contre le mur, Kei sentait son bas-ventre se crisper de plaisir. Le jeune homme était doué : sa bouche avalait presque entièrement son sexe, ses mains parcouraient ses abdos et ses yeux sensuels étaient irrésistibles. Il ne savait plus ce qu'il ressentait entre le soulagement de voir qu'il était toujours capable de bander, l'horreur de réaliser que c'était grâce à un mec et le plaisir brut qui coulait dans ses veines.

Alors, renonçant à comprendre, Kei empoigna plus fermement la tête de son partenaire et se mit à donner des coups de bassin dans sa bouche jusqu'à ce que l'orgasme le frappe de plein fouet et qu'il se déverse entre ses lèvres.

Toujours souriant, l'homme se releva et, s'essuyant le menton d'un revers de manche, vint coller sa bouche à celle de Kei. Perdu dans un brouillard de plaisir et les sens abrutis par l'alcool et la drogue, ce dernier lui rendit son baiser, le plaquant à son tour contre un mur. Sans réfléchir, il fit glisser sa main sous le t-shirt de son partenaire pour apprécier la fermeté de ses muscles. L'inconnu rejeta la tête en arrière et se mordit sensuellement la lèvre inférieure. Emporté par le feu de l'action, Kei descendit sa main sur le jean du jeune homme et la posa sur la bosse qui déformait le tissu.

Puis il se figea. Littéralement.

Tout à coup, ce fut comme si son âme venait de regagner son corps, que son cerveau s'était brutalement rallumé et que sa conscience lui hurlait des signaux de détresse.

Paniqué, il se recula brusquement et haleta sous l'horreur de la situation. Bordel, mais qu'est-ce qu'il foutait ? L'inconnu haussa les sourcils, surpris, puis tenta de faire un pas vers lui.

Alors Kei vrilla.

Soudainement aveuglé par l'angoisse, la colère, l'alcool et la drogue, il décocha un coup de poing si violent que l'homme fut projeté en arrière et s'écroula contre la cuvette des toilettes.

Mais qu'est-ce que tu f...

Il n'eut pas le temps de protester que Kei l'empoigna par les cheveux et écrasa sa tête par terre. L'inconnu cria de douleur en sentant son nez heurter le sol. Du sang coulait désormais de ses narines, tâchant le vieux carrelage sale. Mais cela ne calma pas son adversaire qui le retourna d'une main et lui envoya à nouveau son poing dans la mâchoire. L'autre gémit et écarquilla les yeux, paniqué en voyant le visage dément qui le surplombait.

A... Attend... Je...

Un nouveau coup lui coupa la parole et sa tête roula pitoyablement vers la gauche tandis que le goût du sang envahissait sa bouche.

Kei ne parvenait plus à se contrôler. Sa haine était si puissante qu'il avait l'impression de voir rouge et que du feu coulait dans ses veines. La simple vision de l'homme prostré à ses pieds, tentant désespérément de dissimuler son visage avec ses mains, lui donnait envie de le briser en mille morceaux et de ravager sa beauté qui l'avait charmé.

Poussant un grognement de rage, il balança un coup de pied dans le ventre de l'inconnu et ce dernier poussa un râle de douleur qui mourut sur ses lèvres lorsqu'un deuxième coup l'atteignit dans le thorax.

Soudain, la porte des toilettes s'ouvrit à la volée et Kei, se déchaînant toujours sur le corps à ses pieds, sentit des bras puissants encercler sa taille.

Putain mec, mais t'es complètement fou ?! Arrête, tu vas le tuer ! Kei, arrête putain !!

L'interpellé aperçut dans un demi-brouillard le visage affolé d'Elio et celui, choqué, de Louis juste derrière lui. Énervé, il tenta de frapper son meilleur ami, mais ce dernier anticipa son coup et le ceintura plus violemment, l'obligeant à quitter la cabine étroite.

Merde Kei, calme-toi ! lui hurla-t-il. Calme toi par pitié, tu vas tuer quelqu'un !

Elio semblait complètement paniqué. Avec l'aide de Louis, ils tirèrent Kei à l'extérieur du bar tandis qu'un attroupement se formait autour des toilettes.

Lorsque l'air frais de la nuit frappa son visage, Kei poussa un rugissement de colère et envoya valser une poubelle qui traînait au bord de la route.

Putain ! vociféra-t-il. Putain d'enculé de merde !

Kei, bordel calme-toi ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Pourquoi tu t'acharnais autant sur ce mec ? Merde, t'aurais pu le tuer !

Mais Kei ne comprenait pas ce qu'on lui disait. Il avait l'impression que son cœur allait sortir de sa cage thoracique, que son sang était en ébullition. Son corps tremblait tellement qu'il tenait à peine debout et quelque chose tout au fond de sa poitrine lui laissait croire qu'il pouvait fondre en sanglots à tout moment.

Ses amis finirent par renoncer à lui soutirer des réponses et le tirèrent vers la voiture d'Elio. Il ne se rendit compte qu'il était chez lui que lorsque ce dernier l'extirpa de la banquette arrière et l'épaula jusqu'à sa porte d'entrée. Une fois arrivé sur le perron, Elio tourna vers lui ses yeux noisettes encore opacifiés par l'inquiétude puis posa une main sur son bras.

Mec, t'es sûr que ça va ?

Le concerné ne répondit pas et contracta la mâchoire jusqu'à ce qu'une douleur lancinante l'oblige à desserrer les dents.

Je... Écoute, on va rentrer, mais hésite pas à m'appeler s'il y a quoi que ce soit. Je viendrai immédiatement.

Son meilleur ami marqua une pause et détourna le regard, l'air gêné.

Tu nous as vraiment fait peur ce soir...

Kei posa rapidement ses yeux glacials sur lui avant de tourner les talons pour pousser sa porte d'entrée, laissant Elio et son insupportable visage inquiet dehors.

Alors que, tentant de reprendre une respiration normale, Kei restait immobile dans l'obscurité rassurante du couloir, la lumière s'alluma brusquement et une silhouette se détacha du mur.

Son sang se glaça.

Face à lui, le carré parfait et les yeux aussi sombres que la nuit semblaient le juger jusqu'aux tréfonds de son âme.



NDA : Plus qu'un chapitre pour finir de découvrir le passé de Kei ! 

J'espère que ces flashbacks vous plaisent, n'hésitez pas à me donner votre avis dessus et je vous dis à mercredi :)

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