29. Toi
KEI
« Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrable des deux : l'océan ou le cœur humain. »
- Lautréamont
— Putain, mais t'avais besoin de prendre trois valises ?
A vrai dire, avec son sandwich coincé dans la bouche, la phrase de Nathaël avait plutôt donné « Pu'ain, mais t'a'ais bechoin de p'endre twa valiches ? » et cela suffisait à rendre Kei heureux.
Assis sur le muret près de la voiture, il observait le jeune homme se battre avec les bagages entassés dans le coffre pour attraper leur bouteille d'eau, évidemment coincée tout au fond, et souriait de cette scène si banale. Il n'aurait jamais cru, il y a trois mois de cela, qu'il vivrait quelque chose d'aussi léger avec Nathaël. Partir en vacances ensemble et râler parce que l'un a pris trop d'affaires : c'est la base d'un couple, non ?
Abandonnant momentanément la contemplation de son partenaire à moitié allongé dans le coffre, Kei se décida à sortir sa bouche de l'écharpe remontée jusqu'au dessus de son nez pour prendre une bouchée de son sandwich. Le vent ne cessait de siffler dans ses oreilles, et il avait beau avoir enfoncé son bonnet aussi bas que possible, il le sentait parfaitement. De même que le froid glacial de la pierre sous ses fesses qui remontait pernicieusement le long de son dos et le faisait frissonner toutes les cinq minutes. Il jura intérieurement et boutonna le dernier bouton de sa parka.
J'suis pas fait pour les climats froids, grommela-t-il intérieurement.
Au contraire, Nathaël ne portait comme à son habitude qu'un sweat à capuche et un pantalon cargo serré autour de grosses sneakers blanches. Lorsque Kei lui avait demandé s'il comptait partir comme ça, le jeune homme lui avait simplement répondu qu'il avait un bonnet dans sa poche.
Un bonnet ? se scandalisa-t-il. Sérieusement ? Moi aussi j'en ai un, j'en ai même deux, mais ce n'est pas suffisant !
— Trois putain de valises, continuait de râler Nathaël, t'as cru qu'on déménageait ou quoi ?
— Une valise pour mes vêtements, une pour mes livres et mes affaires de sport et une vide pour ramener des souvenirs, énuméra Kei avec évidence.
La tête échevelée de Nathaël émergea du coffre, l'air exaspéré.
— T'en as pris une vide ?
— Faut ramener des souvenirs, répondit le concerné en haussant les épaules. Je veux continuer à décorer l'appart' et rapporter des trucs à Elio et Alice.
— Et il te fallait une valise entière pour ça ?
— Je suis quelqu'un de très généreux.
— T'es juste un énorme boulet, marmonna Nathaël.
Ce dernier mit enfin la main sur la bouteille d'eau et grogna en refermant le coffre d'un coup sec. Il s'approcha de Kei puis sourit d'un air moqueur en le voyant claquer des dents.
— T'es sûr que partir en vacances dans le Nord était une bonne idée ? railla-t-il.
— Bien sûr que oui ! J'ai juste pas encore sorti ma parka de compétition.
— Ah parce que tu as encore plus épais que ça ?
Nathaël grimaça en lorgnant sur les trois couches de vêtements que portait déjà son partenaire.
— Ton but c'est que je ne puisse plus voir un seul centimètre de ton corps ?
— Mon but c'est que tu parviennes à me chauffer suffisamment pour me motiver à enlever mon pull, sourit Kei en tendant les bras vers lui.
Nathaël vint se placer entre ses jambes et enroula ses bras autour de sa nuque.
— Je vais foutre le feu à ta parka et tu vas vite te réchauffer, je te préviens.
— Nooon pas la parka ! s'offensa le jeune professeur. Montre moi tes fesses plutôt !
Nathaël retint un sourire tout en frappant le crâne de Kei avec la bouteille d'eau.
— Si tu me paies le café, je te suce dans la voiture, lança-t-il en guise de compromis.
Kei se leva d'un bond, soudainement tout sourire, l'attrapa par la main et se dirigea au pas de course vers la station-service.
— Allez dépêche-toi, le café va refroidir !
***
— Regarde moi la taille de la douche !
Kei sourit en voyant les yeux émerveillés de Nathaël. Le propriétaire venait de partir après leur avoir fait visiter l'appartement et les deux hommes pouvaient enfin laisser éclater leur joie.
— On pourrait y loger à quatre ! s'exclama le plus jeune d'un air ravi.
— Waouh, tu ne te contentes déjà plus de moi tout seul ?
Nathaël rougit violemment et tenta de lui donner un coup de pied dans la cuisse.
— La ferme.
— Il va te falloir plus qu'un petit vibro dans le cul si tu veux y accueillir plus de monde, le taquina Kei.
Le concerné lui lança un regard noir avant de croiser les bras sur sa poitrine.
— Pourquoi, t'as envie que j'invite d'autres mecs dans mon lit ?
Kei s'avança vers lui, le saisit sous les cuisses et le hissa sur le lavabo avant de coller son corps contre le sien.
— Personne ne touche à ce qui m'appartient, chuchota-t-il contre ses lèvres.
Il ponctua sa phrase d'une morsure sur le lobe de Nathaël et ce dernier frissonna.
S'il devait être honnête avec lui-même, Kei avait hésité à prononcer ces mots. Ils ne s'étaient toujours rien dit concernant leur relation, ils n'avaient posé aucun terme dessus, ne s'étaient fixé aucune limite. Et Kei adorait cela. Honnêtement. Seulement, bien qu'il soit sûr que les mêmes émotions habitaient son partenaire, il avait parfois peur de l'effrayer par ses élans d'affection ou de possessivité. Parce que possessif, il l'était. En réalité, depuis le premier jour où il avait posé son regard sur Nathaël, la simple idée qu'un autre puisse en faire autant l'agaçait considérablement.
Il était pourtant au courant que le jeune homme ne voyait personne d'autre. Sans qu'ils n'abordent jamais frontalement le sujet, des indices étaient apparus au fil des discussions, et Kei savait que tous deux essayaient de faire comprendre à l'autre qu'il était la seule personne qu'ils fréquentaient.
Il aimait cette liberté qu'ils s'accordaient, cette volonté de créer une relation à leur image sans avoir besoin de poser des mots dessus, seulement en profitant de chaque instant passé ensemble. Évidemment, les regards, les gestes, les sourires ne trompaient pas. Il n'avait pas besoin de se déclarer auprès de Nathaël pour que ce dernier comprenne la puissance des sentiments qu'il avait envers lui.
Et en même temps, il était lui-même en train de les appréhender ces sentiments. De les apprivoiser. Et c'était parfois plus compliqué que ce qu'il avait espéré. Parce qu'au fond, Nathaël ne se révélait à lui qu'entouré d'un voile de mystères, de mystères lourds et inquiétants, de mystères qu'il aimerait simplement balayer d'un coup de main pour savoir s'ils allaient un jour les empêcher d'être heureux ensemble.
— T'es parti loin.
La voix de Nathaël le ramena sur terre et Kei cligna bêtement des yeux. Face à lui, le jeune homme était adossé contre le miroir, la tête légèrement penchée vers la gauche d'un air inquisiteur.
— Je songeais à la chance que j'avais de t'avoir à mes côtés, susurra Kei avec un sourire charmeur.
— Trop niais pour être vrai, grimaça Nathaël. Essaie encore.
— Tu ne sais pas encore que je suis niais et romantique ?
— Me proposer d'ouvrir mon cul pour d'autres mecs, c'est ça que tu appelles du romantisme ?
Le ton s'était voulu désinvolte et pourtant, Kei décela une ombre de mécontentement dans les prunelles bleues, ainsi qu'un froncement imperceptible des sourcils. Une vague de culpabilité lui serra l'estomac et il encadra de ses mains le visage qui le toisait sans ciller.
— Jamais je ne te partagerai avec qui que ce soit, assura-t-il avec force. Je défoncerais la gueule du premier connard qui oserait te toucher.
— Ouais... Pas besoin d'en faire autant.
— Je suis sérieux. Je ne supporterais pas de te voir dans les bras d'un autre, je crois que ça me ferait vriller.
Les yeux vairons le fixèrent de longues secondes avant de se détourner, accompagnés d'un léger haussement d'épaules qui semblait dire que dans tous les cas, cela importait peu.
Non, ça n'importe pas peu, contredit Kei dans son esprit. Ça m'importe et je suis sûr que ça t'importe aussi.
Sans réellement réfléchir à ce qu'il faisait, il saisit les mains de Nathaël dans les siennes et rapprocha son visage du sien. Le jeune homme fronça les sourcils en apercevant l'air déterminé sur son visage et Kei se fit la réflexion qu'il devait avoir l'air un peu inquiétant avec ses yeux exaltés.
— Nathaël...
Que voulais-je lui dire finalement ? songea-t-il, décontenancé.
Kei se sentit tout à coup perdu dans sa posture si assurée, perdu face aux prunelles méfiantes qui le toisaient et à la ligne sévère de la mâchoire. Perdu, certes, mais pas pour autant apeuré ou résigné. Il ne savait pas comment s'y prendre, mais il voulait lui dire, lui dire que jamais il ne pourrait laisser quelqu'un d'autre enlacer son corps, qu'il ne pourrait pas supporter de le voir se détacher de lui, lui dire que ces quelques mois passés à ses côtés avaient ravivé l'étincelle de bonheur qui avait disparu de sa vie depuis bien longtemps, lui dire que non, il ne pourrait plus jamais le laisser partir et que oui, il était devenu bien trop important pour lui, sûrement trop vite, sûrement trop intensément, mais que c'était la plus belle des choses qui pouvait lui arriver et qu'il espérait pouvoir continuer à voir son sourire, à sentir l'odeur de sa peau et à s'envelopper dans la chaleur de son corps encore des années et des années et des années.
Alors à la place, il appuya délicatement son nez contre celui de Nathaël et laissa ses lèvres effleurer les siennes. Ses pouces caressèrent les joues du jeune homme et son regard se perdit dans le sien. Ils restèrent ainsi de longues secondes, à simplement se fixer, à se noyer dans les yeux de l'autre, à scruter ses pupilles comme si tout ce qu'ils pensaient et ressentaient était inscrit sur ces dernières. Et c'était le cas, en quelque sorte. Kei le savait, il le voyait dans ce regard plongé dans le sien. Il voyait ce mélange tumultueux d'émotions, ce sentiment si puissant qu'il en était presque étourdissant, cette volonté non formulée de le partager avec l'autre sans réellement savoir comment faire. Kei voyait tout cela. Et il était certain que Nathaël aussi.
Silencieux, il approcha un peu plus ses lèvres de celles du jeune homme et, avant de les unir dans un baiser tendre et langoureux, un baiser qui confirmerait implicitement la cacophonie d'émotions qu'ils partageaient, murmura un seul mot.
— Toi.
NDA : Ohlala, je ne me rappelais pas que ce chapitre était aussi niais ! J'ai voulu jouer à la psychologue et développer un peu plus leurs émotions parce que j'avais l'impression de ne pas l'avoir assez fait précédemment mais du coup c'est peut-être un peu long à lire...
J'espère que ça vous aura quand même plu et je vous dis à vendredi pour le dernier chapitre avant les fêtes :)
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