27. Moi, je m'en fous pas


KEI


"Quand nous nous enlaçâmes, je songeai à toutes ces nuits où j'étais resté allongé là, éveillé, à l'aimer en silence."

- Le Chant d'Achille, Madeline Miller


Léa s'était assise à ses côtés. Bien à ses côtés. Collée à ses côtés. Pouvait-on encore parler de côtés lorsque sa jambe semblait fusionnée à la sienne ?

Une bonne redéfinition de l'espace personnel, gronda-t-il intérieurement. C'est ça qui lui faudrait.

Elle n'était pourtant pas si inintéressante que ça. S'il était hétéro, elle lui aurait certainement plu avec son regard vif, son sourire charmeur et ses blagues sophistiquées. Elle était intelligente. Intelligente et sensuelle.

Mais il était gay. Gay et clairement dévoué au jeune homme qui lui faisait face, de l'autre côté de la table.

Tous les convives commençaient à être passablement éméchés et la censure semblait devenir un mot qui leur était étranger. L'un des frères Gabin frappa soudainement du poing sur la table et finit son verre d'une traite.

— Et Martin ! s'écria-t-il en hoquetant. Vous vous souvenez de Martin ? Il est gay, putain ! J'l'ai revu par hasard en vacances et sa bouche était collée à celle d'un gars.

— Nooon ? s'épouvanta Louis. Bon, il a toujours eu une gueule de PD en même temps.

Kei finit son verre à son tour et le reposa calmement sur la table. A sa gauche, Elio se raidit tout en lui lanssant un regard inquiet.

— T'as quelque chose contre les PD, Louis ? demanda Kei en penchant légèrement la tête sur le côté.

— Oh non, chacun fait ce qu'il veut, éluda son ancien ami d'un geste vague de la main. Mais bon... Faut le vouloir quand même pour sucer la bite d'un gars.

— Fais pas genre, on sait ce qu'il se passe dans les vestiaires au rugby, s'amusa le deuxième frère Gabin.

— Dis pas de connerie mec. Plutôt crever que coucher avec un gars.

— Un trou c'est un trou, se moqua l'un des jumeaux.

— Tu pourrais, toi ? se scandalisa Louis. Baiser le cul poilu d'un gars ?

— Oh les gars, c'est bon, fermez vos gueules, on a compris, intervint Elio en durcissant son regard.

— Ça va, on plaisante ! C'est pas comme si on allait vexer quelqu'un à cette table. Quoi que...

Louis se tourna vers Nathaël qui observait la scène en silence en se roulant une cigarette.

— On t'a jamais vu avec une meuf, gamin. Tu serais pas PD par hasard ?

Cette fois, Elio tapa du poing sur la table, l'air mauvais.

— Fais gaffe à comment tu parles à mon frère, siffla-t-il en guise de menace.

— Roooh je le taquine ! ricana Louis. Mais bon, il répond pas, c'est que j'ai peut-être raison.

— Ça a l'air de vachement te travailler quand même, cette histoire de PD.

Le concerné fronça les sourcils et jeta un regard furieux vers Kei qui venait de prendre la parole.

— Waouh, tu sais vraiment plus rire mec, s'énerva Louis en resserrant ses doigts autour de son verre. Pourquoi tu prends tout au sérieux comme ça ? C'est toi qui es PD ou quoi ?

— Quoi, ça te dérangerait ? rétorqua le jeune professeur.

— Ouais, flemme que tu viennes me sucer la bite, grinça son ancien coéquipier.

— Un cadavre viendrait pas sucer ta bite, Louis. Être gay ne signifie pas ne pas avoir de goût.

— Tu me cherches, Kei ?

— Bon fermez-la tous les deux, s'énerva Mario en se levant. On n'est pas là pour s'engueuler sur des sujets aussi stupides. Alors fermez-la, reprenez un verre et changeons de sujet.

Kei haussa les épaules, mais le regard de Louis resta mauvais. D'un coup sec, il ouvrit une nouvelle bouteille de bière dont il prit rageusement une gorgée. Alors qu'il ruminait sur place, ses yeux se posèrent à nouveau sur Nathaël qui fouillait dans la poche de son pantalon pour attraper son briquet.

— Bon alors gamin, vu que t'es pas PD, t'as une copine ?

— Louis...

— J'ai rien dit là, Elio, s'emporta l'interpellé. On le voit jamais ton frère, il est tout le temps en train de se cacher. Alors pour une fois, j'lui pose des questions.

— Tu peux pas le laisser tranquille un peu ? soupira Elio en se frottant les yeux de désespoir.

— Il sait pas répondre par lui-même ? s'entêta Louis d'un air agressif. Il a encore besoin de son grand-frère pour l'aider ?

— Mais qu'est-ce que t'as ce soir ? T'as vraiment l'alcool de connard.

— Quoi, j'ai tort ? Il parle jamais ton frère, il a un problème ou quoi ? Il est attardé ?

— Dernier avertissement, Louis, gronda Elio en serrant les poings.

— Tu vas répondre, gamin ?

Nathaël posa des yeux ennuyés sur l'homme qui l'apostrophait grossièrement mais ne réagit pas.

— Tu vois, exulta méchamment Louis, il est pas capable de parler par lui-même ! T'as une copine ? Ou t'es PD ? C'est fou putain, t'as toujours ce même regard flippant depuis que t'es gamin... Ça doit pas t'aider à trouver quelqu'un.

Un bruit vif coupa court à son monologue et le silence tomba dans la pièce. Debout et les poings serrés sur la table, Kei fixait son ancien ami avec un regard si acerbe que personne n'aurait été étonné de voir des couteaux sortir de ses yeux. A ses pieds gisait son verre qui s'était brisé en mille morceaux lorsqu'il s'était brusquement levé.

— Dégage.

Sa voix était vibrante de colère, son ton lourd de menace.

— Dégage ou je te promets que je t'en fous une.

— Oh mec qu'est-ce qui te prend ? s'inquiéta Louis. Je...

— Tu m'as pas entendu ? cracha Kei en se penchant par-dessus la table. Casse-toi de là avant que...

Il s'interrompit en sentant une douce sensation contre son tibia. Son regard glissa vers Nathaël qui secouait subrepticement la tête en signe de désaccord. Le pied du jeune homme caressa gentiment sa jambe sous la table pour lui faire comprendre qu'il devait se calmer, qu'il n'y avait besoin de faire toute une scène. Il avait l'habitude. Il s'en foutait.

Ouais, mais moi je m'en fous pas, songea Kei sans décolérer. Je peux pas laisser passer ça.

Il sentait la rage bouillonner en lui et ses phalanges le picotaient de ne pas s'être encore écrasées contre la pommette de Louis. Il ne pouvait pas laisser ce connard manquer autant de respect à l'homme qui faisait battre son cœur. Il ne pouvait pas. Par respect pour Nathaël, mais également pour lui, pour l'adolescent qui s'était battu toute sa vie pour s'affirmer face aux regards des autres et ne plus jamais se faire manquer de respect.

Pourtant, lorsqu'il vit l'étincelle suppliante dans les yeux de Nathaël et sentit la douce pression contre son tibia s'accentuer, il ne put se résoudre à le décevoir. Il savait qu'être au centre de l'attention était ce que le jeune homme exécrait le plus au monde, il se foutait qu'on se moque de lui, il voulait juste que tout s'arrête rapidement. Alors, en voyant sa mâchoire se contracter et sa tête rentrer imperceptiblement dans ses épaules, Kei flancha. Et se rassit.

— Changeons de sujet, souffla-t-il avec difficulté. Définitivement.


***


— Je reviens, je vais fumer une clope !

Délaissant l'ambiance festive du salon et souriant une dernière fois à la vision des frères Gabin dansant sur la table basse, Kei se dirigea vers le couloir et ouvrit la porte d'entrée.

Le froid mordant de la nuit lui soutira un frisson et l'obligea à remonter le col de son manteau tandis qu'il s'avançait le long de la petite allée qui traversait le jardin des Velasco. Il sortit dans la rue puis s'éloigna un peu jusqu'à ne plus entendre aucun bruit. Alors, il s'assit sur un muret, coinça une cigarette entre ses lèvres et s'autorisa à prendre une grande inspiration.

Le calme glacial lui faisait du bien. La brise gelée de la nuit avait beau remonter le long de son dos et lui arracher de violents frissons, elle restait agréable.

Depuis deux heures, l'ambiance s'était calmée chez les Velasco, et tout le monde avait retrouvé le sourire. Kei aussi s'était calmé, évidemment, mais ce n'était pas pareil. Certaines remarques lui étaient restées en travers de la gorge et il ne pouvait plus sortir l'excuse de ses dix-huit ans pour cogner aveuglément le premier qui l'énervait un peu.

Ce n'était pas si grave. C'était ça la vie d'adulte. Pas vrai ?

— Qu'est-ce que tu fais tout seul dans le froid comme ça ? résonna une voix dans l'obscurité.

Une silhouette encapuchonnée s'avançait vers lui. Kei sourit doucement.

— J'avais besoin de respirer.

Il écarta les bras et la petite silhouette vint s'y réfugier avant d'appuyer sa tête contre son torse.

— Je suis désolé que ton anniversaire se soit passé comme ça.

— C'est pas grave, soupira Kei. Je ne voulais pas le fêter à la base.

— Ça veut dire que tu ne voudras pas de mon cadeau ?

— Tu m'as acheté un cadeau ?

— Non.

— Ah.

Nathaël releva la tête et sourit d'un air taquin.

— J'ai fait mieux que ça.

— Tu vas m'offrir ton cul ? s'émerveilla Kei en souriant de toutes ses dents.

— Reste tranquille.

Kei pouffa et serra un peu plus le jeune homme contre lui. Il vérifia que personne ne remontait la rue puis glissa sa main sur la joue de Nathaël pour ensuite déposer ses lèvres sur les siennes. Il enroula son autre bras autour de la nuque de son partenaire pour l'inciter à se presser davantage contre son corps.

Les lèvres étaient douces et chaudes contre les siennes. Il pouvait sentir le petit nez glacé de Nathaël contre sa peau et ses cheveux ondulés chatouiller ses tempes.

Il aurait aimé rester ainsi de longues heures. Comme par magie, toutes les tensions et la colère accumulées depuis le début de la soirée venaient de s'évanouir et une vague de chaleur se diffusait dans ses veines.

C'est fou l'effet que me fait ce mec, constata-t-il avec apaisement.

Leurs lèvres finirent par se décoller mais leurs visages restèrent si près l'un de l'autre que leurs bouches s'effleuraient.

Kei était aussi heureux que frustré.

Heureux de pouvoir serrer cet homme contre lui, d'admirer son visage, de savoir que ses sourires gênés lui étaient destinés. Heureux de se réveiller à ses côtés le matin, de dévorer son corps la nuit et de penser à lui toute la journée. Mais frustré. Frustré de devoir retenir toutes les pulsions d'affection qu'il avait envers lui. Frustré de devoir faire comme s'ils ne se connaissaient pas devant leurs amis et familles. Frustré de devoir s'enfermer à nouveau dans cette cage dont il avait mis tant de temps à s'échapper.

— Partons en vacances, déclara-t-il soudainement.

— Hein ?

Nathaël haussa les sourcils et l'observa tirer une longue bouffée de sa cigarette.

— Pour Noël, explicita Kei. Partons en vacances, tous les deux.

— Je...

— Je veux profiter de toi.

Soudainement animé d'une détermination sans borne, Kei enroula ses bras autour de la taille du jeune homme et le tint fermement contre lui.

— Je veux pouvoir sortir dans la rue en te tenant la main, je veux pouvoir t'embrasser sans avoir peur que quelqu'un nous reconnaisse. Je veux sortir de cette ville, je veux voir tes yeux briller en découvrant le monde. Je veux qu'on soit juste tous les deux et qu'on abandonne tous nos problèmes. Je veux que lorsque tu te réveilles le matin, tu ne voies que moi, ne pense qu'à moi et ne vive que pour toi. S'il te plaît, Nel.

L'interpellé était resté immobile tout au long du discours, la tête baissée, les mains crispées autour des hanches de Kei. Le cœur battant la chamade, ce dernier attrapa doucement son menton pour relever son visage vers lui. Alors, sous la lueur glaciale de la lune, il lui sembla que toutes les étoiles du ciel s'étaient réunies au sein des deux pupilles lui faisant face. Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, Kei se sentait capable de l'affirmer : Nathaël était heureux

Sans un mot, il caressa tendrement le visage hâlé du jeune homme et sourit. Sans un mot, Nathaël sourit à son tour et jamais sourire ne fut aussi sincère.



NDA : J'espère que ce chapitre vous aura plu, rdv samedi pour la suite :)

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