26. Mon plus beau cadeau
KEI
«Le bruit a un avantage. On ne peut pas y entendre les mots.»
– Milan Kundera
Sollicité à droite par les blagues vulgaires de Mario et à gauche par les pleurs incessants d'Esteban, Kei commençait à se demander ce qu'il foutait là.
Face à lui, Elio discutait avec animation avec Louis, l'un de leurs anciens coéquipiers qui n'avait visiblement jamais quitté la ville et qui était ravi de revoir ses vieux amis. « Putain c'est fou c'que t'as pas changé » lui avait-il dit en franchissant le pas de la porte, avant de lui asséner une énorme tape sur l'épaule qui lui avait donné envie de répliquer par un coup de tête dans le nez.
Sans qu'il ne puisse se rappeler pourquoi, une vieille rancœur avait ressurgi en voyant Louis avancer vers lui tout sourire, avec sa bonhomie exagérée qui sonnait plus faux que Nathaël jouant du violon - un bien triste souvenir !
Merde, pourquoi je n'arrive pas à me réjouir d'être ici ? se désola Kei.
Tout le monde parlait fort, les blagues grossières fusaient et ricochaient contre les murs, de gros éclats de rire agressaient parfois ses oreilles. Kei ne comprenait pas ; il avait l'habitude de ce genre d'ambiance festive - quoique légèrement triviale - et s'en était toujours amusé. Alors pourquoi aujourd'hui, chaque sourire lui semblait faux, chaque mot terriblement vide de sens et chaque rire plus agaçant que le précédent ?
Est-ce que vivre avec Nathaël m'a changé ? s'interrogea-t-il. Est-ce que je ne supporte plus les gens ? C'est fou comme j'ai l'impression que tout ce qui se dit est stupide. Et putain est-ce qu'ils ont besoin de parler si fort ?
Quelques jours auparavant, Elio lui avait proposé de boire un verre en terrasse pour aborder le sujet de son anniversaire qui arrivait. Sachant que Kei venait à peine de revenir à Espira et qu'il ne semblait pas s'être fait des montagnes d'amis, il fallait absolument qu'ils fassent une fête entre eux ! Le concerné avait grimacé mais, face à l'attitude exaltée d'Elio, n'avait pu se résigner à lui rappeler son aversion envers le fait de fêter son anniversaire.
Donc il avait accepté. Accepté de débarquer chez les Velasco et de faire bonne figure alors qu'il aurait aimé être n'importe où plutôt qu'ici.
Lorsqu'il avait informé Nathaël de cette fête imprévue, ce dernier n'avait pas réagi et son visage était resté complètement fermé, illisible. Il lui arrivait parfois, quand ils abordaient certains sujets, de se rétracter complètement au point que Kei ne puisse même plus interagir avec lui. Dans ces moments-là, c'était comme si une barrière invisible se dressait entre eux, empêchant Nathaël de le voir ou de l'entendre. Il partait se réfugier là, quelque part dans son esprit, dans cet endroit où Kei n'était pas autorisé à le rejoindre, et alors, toute réalité extérieure n'existait plus.
Kei détestait ces moments-là. Il détestait ce visage sans expression, ce regard inerte et ces yeux voilés par des secrets auxquels il n'avait pas accès. Mais surtout, il détestait cette sensation de rejet intense, cette force par laquelle le corps immobile de Nathaël le projetait hors de sa vie, comme s'il avait perdu, n'avait plus le droit, ne pourrait plus jamais l'atteindre. Et à chaque fois, l'angoisse serrait son estomac à la simple idée que Nathaël ne s'ouvre plus jamais à lui.
Le soir où il lui avait parlé de son anniversaire, le jeune homme n'avait donc pas réagi, puis était sorti avec Tom. Lorsqu'il était revenu le lendemain, le sujet n'avait pas été réabordé et ils avaient fait comme si rien ne s'était passé. Pourtant, les jours suivants, et malgré sa volonté de le dissimuler, Nathaël avait semblé perturbé par quelque chose. Kei n'avait pas eu le temps de lui en parler puisque leurs deux emplois ne les avaient fait se croiser que trois ou quatre fois et que, souvent, leurs corps parlaient avant leurs bouches.
Toujours était-il qu'il aurait largement préféré passer son anniversaire avec Nathaël si ce dernier le lui avait proposé. Ce qui n'avait pas été le cas. Hélas.
— Eh Kei ! Tu viens découvrir ton dessert ?
L'interpellé sourit à Elio qui venait de crier depuis la cuisine et se rapprocha de la table parfaitement dressée par Yamini. Au moment où il s'y installa, les lumières s'éteignirent et un brouhaha cacophonique retentit dans la pièce.
— Joooyeuuuux aaaanniiiveeersaaaiiire !
Kei tiqua en entendant les premières notes de ce qui était certainement la pire chanson que l'humanité ait créée, mais s'obligea à étirer ses lèvres en un sourire crispé.
Le petit groupe s'approchait lentement de lui, Alice au milieu, un immense fraisier entre les mains.
Je déteste les fraisiers, grimaça-t-il intérieurement.
Soudain, il se figea en réalisant qu'une petite silhouette accompagnait le groupe, un peu en recul par rapport aux autres. Le sourire qu'il se forçait à maintenir devint soudainement d'une franchise déconcertante et il surprit le clin d'œil amusé du nouvel arrivant.
Il est venu, s'extasia-t-il. Il est venu pour moi. Chez ses parents.
Les minutes qui suivirent se déroulèrent dans une sorte de brouillard sourd dans lequel des silhouettes se mouvaient, des mains le touchaient et des sourires tentaient de l'atteindre, mais lui ne voyait qu'un point, un seul. Et c'était le jeune homme appuyé contre le mur à l'autre bout de la pièce, attendant sagement que la cohue autour de Kei se disperse pour avancer.
Il était beau. Terriblement beau. Inhumainement beau.
Ses cheveux ondulés avaient été coiffés pour tomber élégamment au-dessus de ses yeux. Il portait une chemise noire à manches courtes ainsi qu'un pantalon en toile de la même couleur, le tout faisant ressortir le caramel de sa peau tout en accentuant l'intensité de ses yeux bleus.
Sa bouche rosée s'étira en un petit sourire discret lorsqu'il vit les yeux pétillants de Kei et ce dernier dut faire tous les efforts du monde pour ne pas simplement courir vers lui et le prendre dans ses bras.
— Nathaël est revenu il y a quelques jours, glissa discrètement Elio dans son oreille. Je lui ai proposé de passer ce soir, j'espère que ça ne te dérange pas. C'était l'occasion ou jamais de nous réunir en famille.
— T'en fais pas, répondit Kei en tentant de dissimuler sa joie béate. Il est toujours le bienvenu.
A ces mots, il put enfin s'approcher du concerné et, vérifiant que personne ne faisait attention à eux, lui donna une légère accolade. Il sentit les effluves orientales que dégageait sa peau effleurer ses narines et se retint d'enfoncer son nez dans son cou pour les inspirer à plein poumons. A la place, il effleura son oreille de ses lèvres et caressa discrètement son dos.
— Merci d'être venu, chuchota-t-il, ému.
— Je pouvais pas te laisser seul avec eux quand même, sourit le concerné.
— Tu es le plus beau cadeau que je pouvais avoir ce soir, déclara Kei avec la plus pure des sincérités.
Il aperçut les pommettes de Nathaël rosir légèrement et il sourit en se reculant pour ne pas éveiller les soupçons. Le jeune homme enfonça les mains dans ses poches puis s'appuya contre le mur derrière lui.
— Je t'ai fait un tiramisu à la maison, lança-t-il d'un ton qui se voulait désinvolte, mais Kei vit la petite lueur de gêne et de doute dans ses yeux.
Je veux l'embrasser, réalisa-t-il avec force. Je veux l'embrasser jusqu'à ce qu'il ne puisse plus respirer. Putain, je donnerais tout pour qu'on soit seul dans cette pièce et que tout le monde disparaisse.
— Merci, se contenta-t-il de répondre.
Nathaël avait retenu qu'il n'aimait pas les gâteaux aux fruits. Il le savait. Il lui avait préparé son dessert préféré. Si Kei avait encore l'insouciance de ses vingt ans, il aurait déjà très certainement posé un genou à terre devant lui.
— Tu n'étais pas obligé de venir, Nel, chuchota-t-il tendrement. Je sais que tu ne voulais pas revenir chez tes parents...
— Fallait bien que je le fasse un jour, éluda le concerné. Ma mère s'inquiétait...
— Ne te sens pas obligé de rester longtemps.
— Tu veux déjà me chasser ?
— Je veux te prendre dans mes bras et te faire l'amour toute la nuit, gronda Kei d'une voix chaude. Je le veux tellement que c'en est insupportable.
Nathaël baissa la tête pour dissimuler sa gêne et son petit sourire lascif.
— Évite de bander en soufflant sur tes bougies, répondit-il d'un ton amusé.
— Laisse-moi profiter des petits plaisirs de la vie.
Les deux hommes se lancèrent un regard complice puis Nathaël fixa ses chaussures.
— J'ai envie de te prendre dans mes bras aussi, confessa-t-il dans un souffle.
Le cœur de Kei bondit dans sa poitrine et il se mordit doucement la lèvre inférieure pour contenir le flot d'émotions qui menaçait de l'envahir.
— Tu me tortures là, tu sais ?
— Désolé... On ne s'est pas assez vu ces derniers jours.
— Laisse-moi me rattraper cette nuit.
Nathaël hocha imperceptiblement la tête en jetant un coup d'œil à sa famille.
— Va les voir. Ils vont trouver ça bizarre que tu me parles autant.
— Je n'ai pas env...
— Eh Kei ! Ramène-toi !
L'interpellé grimaça en entendant Louis l'appeler puis soupira.
Ils se sont tous réunis pour moi, se rappela-t-il à contrecœur. Faut que je fasse bonne figure.
Il s'approcha du groupe et s'attabla devant l'immense fraisier qui devait faire la taille de sa tête. Du coin de l'œil, il vit Nathaël s'asseoir près de sa mère, à l'autre bout de la table, et sourire doucement lorsqu'elle le prit dans ses bras.
— Qu'est-ce que t'en penses Kei ?
— Pardon ? demanda le concerné en se tournant vers son ancien camarade.
— De sortir dans un bar ce soir, précisa Louis. Ça fait longtemps qu'on s'est pas bourré la gueule ensemble ! Pis faut te trouver une p'tite meuf, sinon tu vas finir par avoir les couilles bleues !
Kei contracta la mâchoire pour empêcher l'étincelle méprisante de s'allumer dans ses yeux. Il sourit d'un air crispé, mais son regard resta froid.
— On est pas trop vieux pour aller chasser les filles en boite ? releva-t-il d'un air faussement affable.
— Parle pour toi ! J'y vais toujours chaque weekend.
Ouais ça m'étonne pas, railla-t-il intérieurement. T'as vraiment pas évolué.
— Je le sens pas, répondit-il à la place. Je suis plus vraiment coups d'un soir.
— Sérieux ? s'étonna son ancien camarade en écarquillant les yeux. Ça te dérangeait pas pourtant avant de les baiser et de les laisser tomber. Oh ! Tu te rappelles de Léa ? La blonde magnifique que t'avais choppée au lycée ? Elle avait des seins incroyables !
Cette fois, Kei grimaça franchement et croisa le regard effaré d'Elio qui semblait plus que confus des paroles de son ami.
— Louis... On s'en fout, non ? intervint celui-ci.
— Non mais elle m'a reparlé de Kei y a pas si longtemps ! Elle est dentiste et j'te jure que quand elle s'est penchée pour examiner ma bouche, j'aurais bien aimé qu'elle examine autre chose !
Louis éclata d'un rire gras mais ses deux anciens camarades restèrent de marbre.
— Bref, je lui ai dit que c'était ton anniversaire ce soir et que tu serais ravi de la revoir ! Je lui ai donné l'adresse.
— Tu as quoi ?
Kei n'avait pas voulu que sa voix sonne aussi glaciale. Et pourtant, Louis se figea comme s'il avait été foudroyé sur place, puis baissa le regard en apercevant la tornade qui s'était créée dans celui de son interlocuteur.
— Je lui ai donné l'adresse... si jamais elle voulait passer, répéta-t-il d'une voix incertaine. Elle avait l'air ravie que tu sois de retour... Je sais pas, me regarde pas comme ça, y a rien de mal dans le fait qu'une fille magnifique veuille te revoir !
— Et si moi je n'ai pas envie de la revoir ? cingla Kei.
— Attends de la voir avant de dire ça.
Kei se pinça entre les sourcils et inspira profondément. S'il ne se calmait pas, il allait finir par balancer quelque chose sur son ancien ami. Contre toute attente, Mario le devança en prenant la parole.
— Le brusque pas, Louis, il s'est séparé il y a pas si longtemps que ça. Faut du temps pour s'en remettre, hein Kei ?
Ravi d'avoir une porte de sortie inattendue, ce dernier hocha la tête et soupira.
— Ouais.
A ce moment-là, la sonnette retentit et des coups furent frappés à la porte d'entrée. Visiblement soulagé de pouvoir s'extirper des regards accusateurs rivés sur lui, Louis se précipita dans le couloir pour accueillir les nouveaux arrivants.
Ils étaient trois. Deux hommes bruns aux cheveux crépus et au corps trapu, avec la même étincelle de folie joyeuse dans les yeux et le même grain de beauté sur la joue.
— Putain, c'est pas une blague ! s'exclama l'un d'entre eux d'une voix caverneuse. Kei Néroni est bien de retour !
— Oh merde, les jumeaux Gabin ! s'exclama l'interpellé en reconnaissant ses deux anciens amis.
Les trois hommes se tombèrent dans les bras.
— T'as grandi mec, c'est fou !
— C'est surtout vous qui avez cessé de grandir au collège.
Les deux jumeaux grimacèrent mais ne protestèrent pas. Il avait raison.
Alors que Kei, sincèrement heureux de les revoir, allait s'installer près d'eux, une tornade blonde envahit son champ de vision et un corps moelleux se pressa contre le sien.
— Kei ! retentit une voix aiguë. Je suis si heureuse de te revoir !
Le corps étranger se recula un peu et il fit face à deux grands yeux bleus qui le fixaient avec tout le bonheur du monde.
— Léa, salua-t-il dans un sourire crispé. Quelle surprise.
La jeune femme lui sourit et réarrangea une mèche de cheveux derrière son oreille. Elle était belle, indéniablement, avec son visage fin, ses yeux bleus plus clairs qu'un lac de montagne et sa bouche pulpeuse. Elle était belle, et visiblement ravie d'être là puisqu'elle frappa dans ses mains de contentement avant de le reprendre dans ses bras.
Kei reçut une mèche de cheveux dans la bouche et son visage s'enfonça malgré lui dans le cou de Léa. Depuis quand étaient-ils si proches ?
Alors qu'il répondait maladroitement à cette étreinte peu désirée, il lança un regard par-dessus l'épaule de la jeune femme et ses yeux se noyèrent dans la mer agitée qui dansait au milieu de deux orbes océaniques à l'autre bout de la table.
NDA : Heureusement que j'ai quelques chapitres en réserve parce que vraiment, impossible de me replonger dans cette histoire ces derniers jours. Je la finirai évidemment mais pour l'instant toute mon attention est prise par " Les dents longues ".
Enfin bref, j'espère que ce chapitre vous aura plu !
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