25. Putain de taré


KEI


« Le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle que l'on fait contre le destin qui nous est imposé »

- Albert Camus


— Et si on allait manger à l'extérieur pour une fois ?

Il avait suffi de ces quelques mots pour que le visage détendu de Nathaël ne se crispe à nouveau et que son regard jusqu'alors clair et joyeux ne s'obscurcisse d'un coup. Le jeune homme fixa un point imaginaire entre ses pieds tout en contractant la mâchoire.

— Je suis pas sûr, marmonna-t-il entre ses dents.

— Pourquoi pas ? insista Kei. Ça nous changerait un peu et ce serait l'occasion de fêter ton retour !

Une nouvelle fois, Nathaël évita consciencieusement son regard puis enfonça ses mains dans ses poches.

— Je sais pas...

— Qu'est-ce que tu aimes manger ? reprit le plus âgé en ignorant son regard fuyant. Burgers ? Sushis ? Indien ?

Aucune réponse ne lui parvint, mais Kei ne renonça pas.

— Ou on peut aller boire un coup avant. Tu connais des bars sympas ?

Nathaël s'obstinait à garder les yeux rivés au sol, sa tête rentrant de plus en plus entre ses épaules comme si cela allait finir par le dissimuler du regard intrusif de son interlocuteur.

Oh tu peux faire la tortue bébé, railla Kei intérieurement, cette fois je te lâcherai pas.

— C'est toi qui choisis, continua-t-il comme si de rien n'était. Au moins, s'il y a des endroits ou des gens que tu veux éviter, on le fera.

Nathaël eut enfin l'air de réaliser qu'il ne possédait pas réellement de carapace sous laquelle se cacher et cessa de se prendre pour une tortue. A la place, il fronça les sourcils et lança un regard agacé à Kei.

— Pourquoi tu veux manger dehors ? grinça-t-il.

— Je te l'ai dit, ça nous changera. Et j'ai envie de faire des trucs avec toi, à l'extérieur.

— T'as pas peur qu'un de tes collègues ou étudiants te surprenne ? demanda le plus jeune, espérant certainement que cette remarque dissuade Kei de sortir.

— Me surprenne à quoi ? ricana ce dernier. En train de déjeuner avec un mec qui me regarde tellement mal qu'on pourrait croire que je l'ai kidnappé ? Si c'est de ma sexualité dont tu t'inquiètes, ne t'en fais pas, je pense qu'elle est sauve.

— Et si on croise Elio ? s'obstina Nathaël de mauvaise foi.

— Je lui dirai bonjour.

— Et moi ?

— Oh toi, tu te démerdes.

Nathaël lui lança un regard mauvais et Kei se retint de rire.

— Ton frère travaille à cinquante kilomètres d'ici toute la journée, développa-t-il en contenant son sourire. Faudrait vraiment qu'il ait décidé de ruiner notre moment si on le voit débarquer devant nous.

Il observa Nathaël froncer un peu plus les sourcils et sourit en coin.

— Arrête de chercher des arguments pour te défiler ! Ça va être cool. Si t'acceptes, je te suce ce soir.

— Tu l'aurais fait dans tous les cas, grogna le plus jeune.

Malgré la moue renfrognée de ce dernier, Kei vit une petite lueur amusée s'allumer dans ses yeux et il sut qu'il avait gagné.

— Allez, va mettre ton pull avec la plus grosse capuche, sors tes meilleures lunettes de soleil et ramène moi ta joie de vivre dans le jardin.


***


En dépit du froid mordant, les rues de la ville étaient très animées. Familles, couples, amis, tout le monde semblait avoir décidé de sortir profiter des derniers jours ensoleillés avant que le rude hiver ne vienne balayer tout cela.

Kei aimait particulièrement observer les gens quand il se promenait. Il s'amusait des adolescents maladroits qui n'osaient pas faire le premier pas vers la personne qui faisait secrètement battre leur cœur, il s'attendrissait des enfants qui couraient partout et faisaient de la ville un terrain de jeux géant, il contemplait la façon différente que chaque passant avait d'occuper l'espace, de marcher, de se mouvoir. En bref, le spectacle de la vie quotidienne le divertissait et il ne s'en lassait jamais.

Nathaël au contraire, semblait prodigieusement insensible à ce dernier. Pire encore, il paraissait s'être donné pour mot d'ordre de n'établir aucun contact visuel, physique ou tout simplement sensoriel avec qui que ce soit. Capuche rabaissée sur la tête, lunettes sur le nez et cigarette coincée au coin des lèvres, il avançait en gardant résolument les yeux rivés sur un point invisible situé quelque part entre son ventre et le sol.

Kei ne pouvait s'empêcher d'être attendri en le voyant lutter ainsi pour garder bonne contenance alors qu'il semblait ne désirer qu'une chose : s'enterrer le plus profondément possible dans un trou.

— Tu as faim ? finit-il par demander à Nathaël.

Ce dernier grimaça lorsqu'un homme l'effleura en le croisant et se colla un peu plus contre Kei qui plaça par réflexe sa main sur sa taille. Le jeune homme ne se dégagea pas.

— Un peu, grommela celui-ci.

— Tu veux qu'on prenne à emporter pour éviter la foule ?

— J'm'en fous...

— Menteur.

Nathaël sembla sur le point de rétorquer mais se résigna au dernier moment.

— Y a un resto coréen pas très loin qui fait de supers plats à emporter, annonça-t-il d'un ton résigné.

— Allez, ça me va.


***


Kei ferma les yeux face au soleil qui brûlait son visage et savoura la dernière bouchée de son bibimbap. A ses côtés, Nathaël finit sa canette de bière, puis plissa les yeux pour se concentrer avant de la jeter dans la poubelle de l'autre côté de l'allée. Un couple de personnes âgées lui lança un regard réprobateur lorsque la canette décrivit un arc-de-cercle au-dessus d'eux, mais n'eut pas le courage de se plaindre.

Kei songea alors à l'image peu avenante qu'ils devaient renvoyer tous les deux, entre Nathaël et son attitude farouche et lui avec ses tatouages recouvrant la moitié de son corps.

Ouais, pas étonnant qu'on fasse fuir les vieux, s'amusa-t-il.

Kei s'étira et renversa la tête en arrière. Il était bien ; l'air était bon, les oiseaux chantaient et son estomac était rempli. S'il tournait la tête à gauche, il pouvait voir les montagnes s'élever vers le ciel et la courbe de quelques sentiers de randonnées décorer leurs flancs. Il jeta un coup d'œil à Nathaël et sourit en le voyant ramener ses pieds sur le banc en position accroupie.

Y a d'autres courbes que j'explorerais bien aussi, songea-t-il avec luxure.

— Oh, tu sais ce qu'il faudrait qu'on achète ? demanda-t-il soudainement, frappé d'une illumination.

Nathaël haussa un sourcil en sa direction et avala une bouchée de pâtes.

— Des jouets. Pour dilater ton cul.

Nathaël avala de travers et se mit à tousser violemment. Lorsqu'il posa à nouveau son regard sur Kei, ses yeux étaient complètement écarquillés et des pâtes pendaient sur son menton.

— Quoi ? coassa-t-il d'un air horrifié.

— Des sextoys, répéta Kei, un sourire rêveur plaqué au visage. Pour jouer avec ton cul et t'habituer à...

— Aaargh, j'avais très bien entendu la première fois ! s'étrangla le plus jeune en tentant de dissimuler son visage derrière sa boîte de pâtes.

Ses pommettes avaient adorablement rougi et il jetait de brefs coups d'œil autour d'eux pour s'assurer que personne ne les entendait. Ramenant ses genoux un peu plus près de sa poitrine, il rentra sa tête dans ses épaules, le regard furieux.

— Putain, parle pas de ça dehors ! siffla-t-il en colère.

— Pourquoi pas ? s'amusa Kei. C'est naturel. Et si tu veux tout savoir, c'est même une très belle vision.

— Les gens n'ont pas besoin de savoir que je mets quoi que ce soit dans... t'as compris.

— Dans ton cul ?

— Putain Kei !

Le concerné éclata de rire puis pinça la joue rougie du garçon. Ce dernier fronça les sourcils, se dégagea et lui lança des pâtes à la figure. Kei rigola d'autant plus fort en se baissant pour éviter un nouveau projectile.

— Je te jure que si quelqu'un nous entend, menaça Nathaël en laissant sa phrase en suspens.

— Il sera ravi d'apprendre que nous avons une vie sexuelle épanouie ? tenta le plus âgé d'un air malicieux.

— Je l'utilise comme pelle pour te frapper derrière le crâne, contredit son interlocuteur.

Kei sourit de toutes ses dents.

— Du coup, t'es partant ?

— De quoi ? grinça Nathaël en lui jetant un regard mauvais.

— D'aller dans un sexshop.

— Non.

— Super, on est parti !


***


Pour la énième fois en dix minutes, Kei dut violemment se mordre l'intérieur des joues pour éviter de ricaner en voyant Nathaël raser les murs et tenter de se dissimuler derrière lui.

A la place, il fit exprès de s'attarder devant un costume d'infirmière un peu trop vulgaire dont les collants en résille ressemblaient plus à un filet de pêche qu'à un accessoire censé susciter le désir.

— Qu'est-ce que tu fous ? grogna Nathaël dans son dos. Bouge de là.

— Tu veux pas porter ça pour moi ? demanda Kei d'un ton faussement innocent.

— Je te jure que je vais t'étrangler avec si t'avances pas.

Kei pouffa mais obtempéra, marchant jusqu'au bout du rayon où étaient exposées toutes sortes de sextoys. Alors qu'il se penchait pour les étudier, Nathaël lui tourna le dos et se plaça face au mur derrière lui.

— Tu te mets tout seul au coin ? taquina Kei dont le sourire étirait désormais pleinement ses lèvres. T'as été vilain ?

— Ferme ta gueule, gronda le concerné.

Cette fois-ci, Kei eut du mal à retenir son ricanement, ce qui déplut à son partenaire qui lui jeta un regard terrible par-dessus son épaule.

— Viens choisir avec moi, l'encouragea-t-il.

— Non, cracha Nathaël en lui tournant le dos. J'en ai rien à foutre. Je veux qu'on sorte de là.

— C'est pour toi tu sais... Je te jure qu'avoir un jouet permet de se préparer pour...

— Oh putain, mais je vais te l'enfoncer dans le cul ton jouet ! s'énerva le plus jeune.

— Bonjour, je peux vous aider ?

Nathaël se figea lorsqu'une voix féminine retentit à ses côtés et il posa des yeux effarés sur Kei qui se bouffait les lèvres pour éviter d'éclater de rire.

— Oui, bonjour, se reprit finalement ce dernier, mon compagnon et moi avions envie d'acheter un jouet.

— Bien sûr ! s'enthousiasma la vendeuse. Est-ce que vous avez une idée de ce que vous voulez ? Quelque chose de basique comme un plug anal ou de plus élaboré ?

Tout en parlant, la femme s'avançait pour leur présenter les produits et Kei la suivait, les mains dans les poches, comme s'il faisait son petit marché hebdomadaire. Derrière lui, Nathaël gardait les yeux résolument rivés sur ses chaussures et rabattait sans cesse sa capuche devant ses yeux.

— Nous avons également des double-dongs si vous voulez vous amuser à deux, une large gamme de dildos et même, pour les plus fans, quelques godes moulés sur le pénis d'acteurs pornos.

— Tuez-moi, couina Nathaël à voix basse en dissimulant son visage derrière ses mains.

La vendeuse ne l'entendit pas, plongée dans son petit discours, mais Kei contint tant bien que mal son fou rire.

— Ce que l'on conseille habituellement, c'est ce qu'on appelle le pack débutant. Il contient un petit plug anal, un stimulateur de prostate, une bouteille de lubrifiant et une poire de lavement. Après, tout dépend évidemment de vos préférences... Nous avons également des kits d'initiation au BDSM par exemple.

— Qu'est-ce que tu préfères, chéri ? demanda Kei en se retournant vers Nathaël.

Ce dernier posa un regard épouvanté sur lui et serra les poings à s'en faire craquer les phalanges.

— La chasteté, répondit-il d'une voix blanche. A vie.

— On va vous prendre le pack débutant, conclut Kei en souriant. Par curiosité, qu'y a-t-il dans le kit d'initiation au BDSM ?

Nathaël se décomposa complètement et Kei crut que son âme venait de quitter son corps tant son visage était blême et ses yeux vitreux.

Après avoir suivi la vendeuse quelques minutes supplémentaires et observé Nathaël tituber comme un boxeur venant de se prendre un coup dans le nez, il décida que le jeu avait assez duré et s'approcha de la caisse pour payer.

Lorsqu'enfin ils sortirent du magasin, le jeune homme l'attrapa violemment par le col de sa chemise et le plaqua contre le local à poubelles. Ses yeux fulminaient de colère, ses joues brûlaient de gêne.

— Plus jamais ! s'écria-t-il avec force. Putain, plus jamais OK ! Qu'est-ce qui t'a pris bordel ? Et si on avait croisé quelqu'un qu'on connaît ? Et si quelqu'un nous a vus ? Putain, mais t'as aucune honte ?

— Moi j'ai trouvé ça sympa, rétorqua Kei dont le visage tout entier trahissait son amusement.

— C'était un défilé de bites en plastique ! s'épouvanta Nathaël.

— Tu voudras qu'on moule la mienne ?

— Mais va te faire foutre bon Dieu !

Kei explosa de rire. Il ne pouvait plus se retenir. Il avait beau faire face à deux yeux agités comme un ciel de tempête et à un visage plus agressif qu'un loup affamé, la situation était bien trop drôle. Les pommettes de Nathaël étaient si rouges qu'on n'aurait pu les différencier au milieu d'un étalage de tomates.

— Ok, je m'excuse, d'accord ? consentit-il en réprimant ses gloussements. Je ne le referai plus. Mais regarde, on va bien s'amuser !

— Tu vas t'amuser tout seul, espèce de taré, cracha Nathaël. Ma libido s'est barrée si loin que je pense pas qu'elle va revenir un jour !

Kei partit dans un nouvel éclat de rire qui renfrogna Nathaël et il dut presque lui courir après lorsqu'il tourna les talons pour s'éloigner. Entourant ses épaules de ses bras, il tenta de déposer plusieurs baisers dans son cou en évitant les coups de tête qu'essayait de lui asséner le jeune homme. Ce dernier finit par faire volte face pour le repousser, mais Kei fut plus rapide et enroula ses bras autour de ses cuisses pour le soulever de terre.

— Repose moi ! protesta vivement Nathaël. Repose moi, putain de taré !

Malgré ses protestations et son air hargneux, une petite étincelle d'amusement s'était allumée dans ses yeux et cela suffisait pour que Kei fasse tout pour l'aviver. Alors, ignorant le coup de poing qu'il reçut dans l'épaule, il serra un peu plus fort le petit corps contre le sien et pressa ses lèvres contre les siennes.

Lorsque Nathaël s'abandonna contre son torse et lui rendit son baiser, là, au milieu de la rue et du vent qui venait de se lever, en dépit des passants et du froid mordant leur peau ; lorsque ses bras s'enroulèrent un peu plus autour de son cou et que son nez glacé rencontra le sien, Kei sut qu'il ne pourrait plus jamais le laisser s'enfuir.



NDA : Ok, je ne sais pas pourquoi mais visiblement en ce moment j'ai juste envie d'écrire des petites tranches de vie entre mes persos... Ce n'était pas du tout prévu mais c'était trop agréable à écrire et je trouve que ça représente bien la relation entre Kei et Nathaël.

N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé et je vous dis à samedi :)

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