2. Ah mon pauvre, si tu savais !
KEI
« Toutes les images sont des mensonges, l'absence d'image est aussi mensonge »
- Bouddha
Le campus avait doublé de volume depuis la dernière fois qu'il y avait mis les pieds. Une cigarette coincée au coin des lèvres, il avait dû longuement étudier le plan affiché en grand au niveau de l'accueil avant de trouver l'amphithéâtre dans lequel il devait se rendre.
Les murs auparavant grisâtres et décrépis avaient été recouverts de couleurs chatoyantes et de grandes étendues herbeuses avaient été installées afin de permettre aux étudiants de se poser en plein air. Lorsqu'il atteignit le département des sciences humaines, il apprécia la grandeur de l'édifice et salua d'un signe de tête un collègue qui en sortait. Sa main droite vint s'échouer derrière son crâne et il se gratta la nuque par réflexe. Il était nerveux. Allait-il croiser certains de ses anciens professeurs ? Un rictus moqueur tordit ses lèvres rondes. Si tel était le cas, son apparence risquait d'achever brusquement la carrière de certains.
Il s'arrêta devant la première machine à café du hall d'entrée et se fit couler un espresso. Le plus court possible. Le plus fort également.
Une fois installé dans l'amphithéâtre, le discours du doyen le força à réprimer plusieurs bâillements. Las, il étira ses jambes devant lui et se demanda comment ses étudiants pouvaient rester assis aussi longtemps sur des sièges aussi inconfortables.
Assise à ses côtés, une jeune femme aux cheveux châtains clairs et au nez en trompette ne cessait de prendre des notes.
Que peut-elle bien trouver d'intéressant dans le discours du vieux ? s'étonna-t-il.
Elle surprit son regard et lui lança un petit sourire gêné.
— C'est ma première année en tant que prof de fac, se justifia-t-elle. Je crois que je suis un peu trop stressée.
— Ne vous en faîtes pas, on est tous passé par là.
Elle sourit plus franchement et lui tendit la main.
— Lola Maltais. Je suis professeure d'histoire médiévale.
— Kei Néroni, j'enseigne l'anthropologie culturelle.
Sa petite main était douce dans la sienne.
— Depuis combien de temps enseignez-vous ? Je ne veux pas paraître intrusive mais vous ne semblez pas beaucoup plus âgé que moi.
— Peut-on se tutoyer ? Ce sera plus simple. Je suis enseignant-chercheur depuis bientôt six ans. Je vais sur mes trente-trois ans déjà...
— Oh, tu fais si jeune ! Pardon, ajouta-t-elle en rougissant légèrement, mais vraiment, je t'aurais donné cinq ans de moins.
Kei sourit. Il était habitué à ce qu'on lui dise cela. Ses gênes asiatiques devaient certainement beaucoup y jouer ; sa peau était restée lisse et blanche au fil des années et le peu de pilosité faciale qu'il possédait le rajeunissait souvent par rapport aux hommes de son âge.
Le doyen annonça la fin de la réunion et les deux collègues soupirèrent de soulagement.
— Est-ce que tu sais où est le secrétariat ? demanda Lola visiblement aussi perdue que lui. Je dois y déposer une liasse de papiers.
— Si mes souvenirs sont bons, ce devrait être au rez-de-chaussée, tout au fond du couloir, à gauche de l'entrée principale. Mais ça a peut-être changé en onze ans.
— Tu as étudié ici ?
— J'y ai fait ma licence d'histoire et ma première année de master. Mais tant de choses ont changé depuis...
— Ce doit être étrange de revenir en tant que prof. Tu dois être fier !
— Je ne sais pas encore ce que je ressens à l'idée de revenir enseigner ici... En tout cas si tu as besoin d'aide, n'hésite pas à me demander.
Lola le remercia d'un sourire et les deux collègues se séparèrent. Kei s'étira pour la énième fois en trois heures et bâilla à s'en décrocher la mâchoire. Résolu à assouvir son addiction à la caféine, il se mit à fouiller dans ses poches à la recherche de quelques centimes mais s'interrompit dans sa besogne en surprenant le regard insistant de plusieurs personnes dans le couloir. Des regards étonnés, intrigués, admirateurs. Quelques uns réprobateurs.
Il sourit en coin et récupéra son troisième café de la matinée. Il s'y attendait à ces regards, depuis six ans, il y avait droit. En passant devant la grande baie vitrée du rez-de-chaussée, il croisa son reflet. Les manches courtes de sa chemise en lin beige laissaient apparaître ses deux bras entièrement tatoués ainsi que la base de son cou dans laquelle remontait le début du mandala qui décorait sa poitrine. Les deux anneaux de son oreille gauche et la croix accrochée à son oreille droite attiraient l'attention de ses collègues et Kei soupira intérieurement lorsqu'il songea aux trois autres piercings qu'il avait pourtant retirés avant de venir. Visiblement, boutonner sa chemise jusqu'en haut et porter un pantalon en tweed ne suffisaient pas à lisser sa façade.
Il passa sa main dans ses cheveux ébènes et tenta de plaquer en arrière les quelques mèches rebelles qui s'obstinaient à tomber sur son front. S'il avait hérité de la couleur de cheveux de sa mère, il avait hérité de l'indomptabilité de ceux de son père, et la cire qu'il avait utilisée ne limitait qu'à moitié les dégâts.
Il n'y avait pas à dire, il ressemblait plus au petit con qu'il avait toujours été plutôt qu'au professeur sérieux qu'il était devenu.
Ignorant les regards curieux qui se collaient inlassablement à son dos, il sortit de l'édifice et se dirigea vers le fond du campus. Il devait passer par la médecine du travail avant de rentrer. Contrôle de routine. Obligatoire. Quel ennui.
Lorsqu'il s'installa dans la salle d'attente aux murs rose pâle, il eut l'impression de faire la queue pour le pédiatre. Au bout de quinze minutes, l'infirmière appela son nom et il pénétra dans le petit cabinet qui sentait le produit nettoyant. Il s'échoua sur la chaise en bois bien trop petite pour lui et attendit que le docteur arrive. Alors qu'il faisait tournoyer son briquet entre ses doigts pour tuer l'ennui, une porte claqua derrière lui et une voix puissante retentit.
— Putain de merde, Kei Néroni !
L'interpellé fronça les sourcils et se retourna avec surprise. Derrière lui, un homme d'une trentaine d'années, le visage mangé par une barbe soigneusement taillée, la peau basanée et les yeux noisettes plein de vivacité s'avançait vers lui. Sa blouse blanche et le stéthoscope autour de son cou prouvaient qu'il était le docteur qu'il attendait.
Soudain, Kei se figea et écarquilla les yeux.
— Elio ?
— Comment tu vas vieux frère ?
Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Le docteur enlaça franchement les épaules de son vis-à-vis et frappa amicalement son dos.
— Je peux pas croire que tu sois revenu ! Pourquoi tu ne m'as rien dit ? le réprimanda le nouvel arrivant d'un ton faussement réprobateur.
— Comment est-ce que j'aurais pu croire que tu vivais encore ici ?
Kei était complètement décontenancé. Elio. Elio Velasco. Son meilleur ami d'enfance. Celui avec qui il avait passé la majorité de son temps de ses douze à vingt-et-un ans. Celui avec qui il avait fait les mille coups. Mais également celui qu'il avait laissé derrière lui sans un au revoir. Comme tout ce qui se rattachait à cette époque. Ne lui en voulait-il pas ? N'avait-il aucun ressentiment envers lui ?
— Alors comme ça tu es devenu prof ? Qui l'aurait cru ? s'exclama Elio en éclatant d'un rire franc.
Il n'avait pas tellement changé. Ses yeux noisettes brillaient toujours autant de malice, les deux fossettes sur ses joues quand il souriait semblaient bien plus prononcées qu'auparavant et sa façon de rouler légèrement les « r » lorsqu'il parlait était reconnaissable entre toutes. Ses cheveux bruns avaient poussé ; il les portait désormais attachés en petit chignon derrière la tête et la barbe qui couvrait le bas de son visage était bien plus propre qu'il y a onze ans. Amusé, Kei se rappela de cette espèce de broussaille qu'il avait décidée de se laisser pousser au début de leurs vingt ans. Il ressemblait plus à un trappeur qu'autre chose.
Elio était beau. L'adolescent charmeur était indéniablement devenu un homme séduisant plein de charisme.
Il doit faire fureur auprès des femmes, remarqua Kei.
— Tu es revenu seul ? reprit son ami. Ou tu as amené quelqu'un avec toi ? Beau comme tu es, tu dois bien avoir quelqu'un dans ta vie !
Oh.
Kei retint un rictus moqueur de déformer ses lèvres. C'est vrai qu'ici, onze ans de sa vie étaient méconnus. Le visage de Léo se matérialisa dans son esprit et il se mordit l'intérieur des joues pour ne pas ricaner.
— On n'est plus ensemble, se contenta-t-il de répondre. Je suis revenu seul.
— Oh... Bon ce n'est pas comme si tu allais avoir du mal à retrouver quelqu'un !
Kei se demanda quelle était l'image qu'Elio avait de lui. Dans sa tête, était-il toujours l'adolescent rebelle et bagarreur qui collectionnait les gardes à vue et les conquêtes ? Depuis combien de temps exactement possédait-il une image erronée de lui ? Depuis qu'il était parti ?
Non. Kei savait très bien que l'image avait périmé bien avant cela. Déjà des années avant son départ, l'image qu'il renvoyait à ses amis avait cessé d'être le reflet de ce qu'il était vraiment.
Trottinant jusqu'au banc de touche, Kei essuya d'un revers de manche la sueur qui perlait sur son front. Lorsqu'il se baissa pour attraper sa gourde, un bras s'enroula autour de ses épaules et un corps s'appuya contre son dos.
— Putain, on les a défoncés !
Le visage rieur d'Elio apparut devant lui. Ses cheveux bruns étaient complètement emmêlés et son visage maculé de terre. Kei sourit, recula d'un pas et haussa les sourcils d'un air hautain.
— Parce que tu croyais vraiment qu'ils avaient une chance face à moi ?
Son ami éclata de rire et attrapa son sac.
— Tu viens te doucher ?
Kei se contenta de le suivre et ils entrèrent dans le vestiaire où le reste de l'équipe était déjà là. Quand ils franchirent la porte, des cris de joie retentirent et des accolades furent distribuées à gauche et à droite.
— Bien joué mec !
— Franchement quel match incroyable !
— T'as été formidable.
— Un vrai démon sur le terrain !
Kei roula des épaules et rigola face aux félicitations de ses coéquipiers. Pourtant, quelque chose était étrange. Pourquoi à chaque main posée sur son dos, à chaque sensation d'un corps musclé contre le sien, son cœur battait plus vite ? Il avait pourtant l'habitude de ces câlins d'équipe, de ces franches accolades et de ces taquineries. Alors pourquoi désormais chaque contact physique semblait mettre tous ses sens en alerte ?
Agacé, il s'installa dans un coin de la pièce et laissa tomber son sac à ses pieds. Il n'aimait pas ça. Il n'aimait pas cette sensation.
— Bon Kei, qu'est-ce que tu fous ?
Planté devant lui, l'un de ses coéquipiers le fixait avec insistance. L'interpellé releva la tête et se figea lorsque ses yeux tombèrent face à un torse musclé sur lequel les gouttes de sueur venaient tracer des sillons. Inconsciemment, il en suivit une du regard et l'observa s'échouer à la lisière entre le short et le bas-ventre de son ami. Horrifié, il sentit son visage s'enflammer et se hâta de faire semblant de retirer ses chaussures.
— J'arrive, grogna-t-il. Je suis juste claqué.
L'autre se contenta d'acquiescer avant de se diriger vers les douches. Kei l'observa discrètement retirer son short et son boxer de façon impudique avant d'aller rejoindre les autres.
Seule la douleur de ses ongles s'enfonçant dans ses paumes lui fit soudainement remarquer qu'il serrait les poings à s'en faire craquer les phalanges. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? Quelle était cette étrange chaleur dans son ventre lorsque son regard se posait sur les corps nus de ses coéquipiers ?
Il secoua la tête d'énervement et se mordit l'intérieur des joues jusqu'au sang pour se remettre les idées en place. Il était hors de question qu'il s'engage dans cette voie-là.
Kei se moqua intérieurement de l'adolescent de son souvenir.
Ah mon pauvre si tu savais, se moqua-t-il non sans une certaine tendresse.
Face à lui, Elio consulta sa montre et grimaça.
— Écoute, j'ai encore des patients à voir, mais ça te dirait de venir manger chez mes parents après-demain soir ? Ils seront ravis de te voir et j'aurai une petite surprise pour toi.
Kei observa le visage plein d'espoir de son ami et hocha la tête en souriant.
— Avec grand plaisir.
Au fond, cela ne lui ferait pas de mal de maintenir l'image un peu plus longtemps.
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