17. Donne-moi une raison d'exploser
NATHAËL
« Une bonne journée est celle où le passé s'est tenu à peu près tranquille »
– Jean ROSTAND
Nathaël venait à peine de finir sa bière lorsque la porte d'entrée s'ouvrit aux alentours de vingt-et-une heures. Il bailla et se blottit plus confortablement dans le canapé, tentant de focaliser son attention sur le documentaire historique que diffusait la télévision. Pourtant, lorsqu'un visage opalin et des yeux ébènes apparurent dans son champ de vision, il oublia immédiatement ce qu'il était en train de faire jusque là.
— Hey, ça fait longtemps que tu es rentré ?
Comme à chaque fois depuis les trois jours qu'il vivait ici, la voix grave de Kei et ses lèvres roses étirées en un grand sourire provoquèrent un frisson dans tout son corps. Le nouvel arrivant jeta son sac au pied du canapé et Nathaël observa les muscles de ses avant-bras saillir sous le mouvement. Il avait l'impression que chaque action que Kei effectuait n'était que charme et sensualité, et il ne se serait pas étonné si, d'ici quelques jours, il commençait à fantasmer sur la forme de ses épaules ou la circonférence de sa cheville.
Putain, je suis vraiment un cas, se désespéra-t-il.
— Pourquoi t'es en tenue de sport ?
La voix de Kei retentit depuis la cuisine tandis qu'il se servait une bière dans le frigo. La question ne rappela que maintenant à Nathaël qu'il ne s'était toujours pas changé et portait encore son short maculé de terre et son t-shirt collant de sueur.
— Je suis rentré en courant, expliqua-t-il d'un ton neutre.
— Depuis ton travail ?
— Ouais.
Kei se laissa tomber à côté de lui sur le canapé puis décapsula sa bière avec le briquet qui traînait sur la table basse.
— Tu mets combien de temps ?
— A peu près une heure et demie au retour. Presque deux heures à l'aller.
— Waouh, tu peux courir autant de temps ? s'étonna le plus âgé d'un ton admiratif.
— J'ai l'air si faible ? rétorqua Nathaël.
Kei sourit en coin avant de porter la bouteille à ses lèvres.
— Je pensais que t'y allais en moto.
— La plupart du temps, oui.
— On ira courir ensemble un jour ?
Nathaël lui jeta un regard suspicieux puis haussa les épaules en voyant les yeux ébènes étinceler d'espoir.
— Si t'arrives à tenir le rythme.
— Évidemment.
Les deux hommes restèrent silencieux un long moment, regardant sans vraiment le voir le documentaire à la télévision.
— J'ai vu Elio.
Nathaël ne répondit pas mais serra imperceptiblement les dents.
— Ne t'en fais pas, je ne lui ai pas dit que tu étais là, précisa Kei. Il allait bien.
— Cool.
Il n'avait absolument pas envie de parler de son frère ou de quoi que ce soit se rapportant à sa famille en ce moment.
— Je lui ai aussi dit que j'étais gay.
Cette fois, Nathaël s'étouffa avec sa bière et dut se pencher violemment en avant pour tousser comme un forcené. Kei tendit immédiatement un bras vers lui pour l'aider, mais le jeune homme se redressa et tourna ses yeux larmoyants vers lui.
— Tu as... quoi ? s'étrangla-t-il.
— Je lui ai dit que j'étais gay, répéta Kei avec amusement.
— Mais pourquoi ?
— Parce que c'est la vérité.
La réponse, si simple, décontenança Nathaël qui ouvrit la bouche puis la referma comme un poisson hors de l'eau.
— La discussion s'y prêtait, spécifia Kei en buvant une autre gorgée de sa bière. Je crois que j'avais besoin de lui dire aussi, d'être plus honnête avec lui. Il l'a étonnement bien pris. Il m'a même engueulé de ne pas lui avoir dit plus tôt. T'as vraiment de la chance d'avoir un frère comme ça.
Nathaël baissa la tête et contempla le fond de sa bouteille sans répondre. Il fallait que la discussion s'arrête ici. Quelque chose n'allait pas. Sa poitrine commençait à se serrer et une sourde angoisse retournait son estomac.
— Je te jure, je n'aurais jamais cru ça de lui, continua Kei, inconscient du malaise qui habitait son interlocuteur. A ton âge, j'aurais aimé avoir un frère pareil sur lequel me reposer et qui m'aurait soutenu. Je ne sais pas si tu es proche de lui, mais tu as de la chance de...
— Ce n'est pas mon frère.
La phrase avait jailli de ses lèvres, sèche, agressive, sans qu'il ne puisse la retenir. La colère formait désormais une boule douloureuse dans sa gorge et il commençait à avoir envie de vomir.
— Comment ça, ce n'est pas ton frère ?
Kei posa sur lui des yeux emplis d'incompréhension, le coin des paupières plissé comme s'il essayait de lire dans son esprit. Nathaël expira fortement pour se calmer et serra un peu plus fort la bouteille de bière entre ses doigts. Il savait que le mieux était de couper court à la conversation, mais, au fond de lui, une forme épaisse et visqueuse de ressentiment l'obligea à parler.
— Elio et moi, reprit-il avec aigreur. On n'a pas le même père.
Il releva la tête et plongea son regard provocateur dans celui de Kei.
Vas-y, fais une seule erreur, le menaça-t-il intérieurement. Dis un seul mot de travers. Donne-moi une raison d'exploser.
Mais Kei soutint son regard et la lueur de surprise qui s'alluma furtivement dans ses yeux ne brilla qu'une seconde.
— Je crois que je le savais, avoua-t-il d'une voix douce. Elio avait dû me le dire quand on était ado, mais j'avais oublié. Désolé.
Nathaël pouvait le voir, ce qui se passait derrière les yeux ébènes rivés sur lui. Kei rassemblait toutes les informations éparses qu'il possédait sur ce sujet et qui devaient ressurgir de façon anarchique dans son esprit. Le départ de Yamini quand Elio avait six ans, sa fuite avec un artiste sans le sou, la mort brutale de ce dernier, son retour à la maison avec un bébé de trois mois dans les bras, la reconstitution bancale d'une famille qui se voulait unie en apparence. Mais que pensait réellement chacun de la situation, comment avait réagi Mario lorsque sa femme était revenue avec l'enfant d'un autre, qu'avait ressenti Elio en apprenant qu'il allait désormais devoir partager le cœur de sa mère avec un inconnu, comment Nathaël avait trouvé sa place dans ce foyer lourd de secrets et de non-dits ? Voilà ce que devait penser Kei.
Qu'il aille se faire foutre, s'énerva Nathaël. Il n'a qu'à trouver des réponses par lui-même.
— Je sais ce que c'est... d'avoir une famille abîmée.
Nathaël refusa de tourner la tête vers son interlocuteur et tâcha de se convaincre que les secrets des pyramides exposés à la télé le passionnaient. Il ne voulait pas parler, il voulait partir.
— Je ne serais jamais revenu ici si ce n'était pas pour mon père.
Jetant un coup d'œil à la nouvelle bière que Kei venait d'attraper sur la table basse, Nathaël se fit la réflexion que l'alcool lui déliait facilement la langue.
— Pourquoi ?
Comment ça « pourquoi » ? se réprimanda-t-il. Qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Pourquoi je le pousse à développer ?
— Lorsqu'il est mort il y a un an, je n'ai pas voulu revenir, confessa Kei d'une voix étranglée. Je ne l'avais pas revu depuis mon départ, onze ans plus tôt, et j'ai toujours refusé de remettre un pied à Espira. Je n'ai jamais voulu répondre à ses lettres ou à ses appels. Je lui en voulais terriblement de ne pas m'avoir soutenu quand j'en avais besoin. Quand je suis parti d'ici... Ma famille s'est brisée. Ma mère est rentrée chez ses parents au Japon, deux mois après que je sois arrivé à la capitale, et elle n'a plus jamais pris de mes nouvelles. Mon père s'est retrouvé tout seul et j'ai passé onze ans de ma vie à croire que c'était bien fait pour lui. Il n'avait pas su prendre parti ; il n'avait soutenu ni ma mère, ni moi. Je le détestais. J'avais l'impression qu'il avait failli dans son rôle de père. Quand il est mort, j'ai cru que j'étais soulagé. Et puis j'ai commencé à l'expérimenter. Cette solitude. Mon travail ne me plaisait plus, je me suis séparé de Léo, tout me paraissait d'un ennui incommensurable. J'ai eu l'impression de revenir onze ans en arrière, quand l'ado désemparé que j'étais nageait dans un océan de solitude et manquait de se noyer à chaque nouvelle vague que la vie créait dans son cœur. Alors j'ai pensé à mon père, et j'ai réalisé que les onze dernières années de sa vie s'étaient résumées à ça, à se laisser submerger par la solitude et l'impuissance. Et ça m'a fait tellement mal que j'aurais pu en crever.
Nathaël le vit resserrer sa main autour de sa bouteille et il craignit un instant qu'il ne l'explose dans sa paume tant ses phalanges étaient blanchies par la contraction de ses doigts.
— Je me suis mis à culpabiliser comme jamais je ne l'avais fait dans ma vie, continua Kei dont les traits du visage s'étaient crispés. Je me suis rendu malade pendant des jours. J'ai réalisé que ce n'était pas tant lui qui avait failli à son devoir de père, mais moi à mon devoir de fils. Alors je ne sais pas, je me suis dit qu'il fallait que je revienne ici, pour lui, pour moi, pour cette pièce manquante dans mon cœur. J'avais besoin de revenir aux sources je crois, d'essayer de me retrouver et de faire la paix avec tous les souvenirs que j'ai d'ici.
Kei fit une pause, prit une grande gorgée de bière. Sa main tremblait.
Au moment où il allait avaler une deuxième gorgée, Nathaël enroula délicatement ses doigts autour des siens et lui retira la bouteille des mains.
— Arrête de boire, l'intima-t-il. Tu deviens trop bavard.
La réalité, c'était qu'il ne pouvait pas, il ne pouvait pas supporter le regard suppliant de Kei, ce regard qui le priait désespérément de lui pardonner, de l'absoudre de ses péchés. Il ne pouvait pas voir dans cet état l'homme qui ébranlait tant son cœur. C'était insupportable. Alors, à la place des mots, il garda sa main dans la sienne. Et la serra tendrement.
Les doigts de Kei s'enroulèrent davantage autour des siens, ce qui obligea Nathaël à tout faire pour empêcher le rouge de lui monter aux joues. Il sentit le corps de l'homme à ses côtés se détendre progressivement et s'enfoncer dans le canapé. Il lui lança un rapide regard, mais se figea lorsqu'il vit que Kei avait fermé les yeux. Fasciné, il observa les longs cils noirs reposant sur la peau immaculée, la ride entre les sourcils qui s'évanouissait lentement, les lèvres rondes légèrement entrouvertes, et il dut faire appel à toute sa volonté pour réfréner son envie de l'embrasser.
— Tu ne veux pas boire un peu plus toi ?
Perdu dans sa contemplation, il n'avait pas remarqué que Kei avait rouvert les yeux et le fixait désormais d'un air taquin. Nathaël se renfrogna et rentra la tête dans les épaules en posture défensive.
— Pourquoi ? grogna-t-il d'un air suspicieux.
— Parce que j'ai un délicieux souvenir de toi ivre, révéla Kei en souriant de toutes ses dents.
Cette fois, Nathaël sentit ses joues s'enflammer et la honte le submergea au point de souhaiter s'enterrer mille pieds sous terre.
Oh putain ce connard... il a osé ! s'offusqua-t-il. Je pensais qu'on avait implicitement décidé de ne pas en parler.
Complètement décontenancé, Nathaël lâcha la main de Kei. Il regrettait désormais d'avoir retiré son sweat en rentrant ; il aurait tout donné pour rabattre sa capuche sur sa tête et dissimuler son visage aux yeux malicieux de son interlocuteur.
— Va te faire foutre, grommela-t-il en cachant son visage entre ses mains moites.
Son cœur battait à toute vitesse et la honte lui donnait des bouffées de chaleur. Alors que, n'y tenant plus, il allait se lever pour se réfugier dans la chambre, une main s'enroula autour de son poignet pour le tirer en arrière. Il atterrit à moitié sur les genoux de Kei et son visage se retrouva à quelques millimètres du sien. Immédiatement, ses yeux furent attirés par les lèvres roses si proches des siennes, étirées en un sourire éclatant qui dévoilait des dents blanches étincelantes.
— Je plaisante, s'excusa Kei de sa voix chaude. Ne sois pas si gêné, tu me donnes encore plus envie de t'embrasser.
Les joues de Nathaël se colorèrent davantage et il frappa son vis-à-vis dans la clavicule. Putain... Allait-il cesser de jouer avec lui ?
Son cœur battait si vite dans sa poitrine. Il n'arrivait plus à penser, certainement pas à raisonner, à peine à respirer. Il ne voyait que les yeux ébènes si sensuels qui le dévoraient du regard et l'empêchaient d'utiliser son cerveau. Lorsque la main de Kei vint effleurer sa joue, un frisson traversa tout son corps et il ne put s'empêcher de fermer les yeux au contact de cette paume chaude contre sa peau. Il n'y arrivait plus. Il ne pouvait plus le détester. Chaque jour qu'il passait à ses côtés ne faisait que le rendre plus agréable, plus désirable, plus parfait. Et il ne voulait pas. Il ne voulait pas ressentir tout cela. Il n'avait pas le droit.
— Nathaël...
Son nom, prononcé à voix basse, eut raison de lui. Doucement, il ouvrit les yeux et plongea son regard dans celui si intense de Kei. Ce dernier fit glisser sa main de la joue aux lèvres du jeune homme, les caressant tendrement avec son pouce, avant de passer ses doigts dans son cou pour exercer une légère pression sur sa nuque.
Et Nathaël céda.
Fermant à nouveau les yeux, il brisa les quelques millimètres qui le séparaient des lèvres de Kei et pressa les siennes dessus. Le contact fut si prodigieux, si inespéré, si délectable, qu'il en frissonna de tous ses membres et attrapa par réflexe le biceps de son partenaire, dans une dernière tentative de se raccrocher à un pan infime de réalité.
Kei lui rendit immédiatement son baiser, l'intensifiant en faisant glisser sa langue entre ses lèvres pour taquiner la sienne. Le geste provoqua une bouffée de chaleur en lui et il enroula ses bras autour du cou de son partenaire pour se coller à lui. Ce dernier l'attrapa par la taille puis le força à s'asseoir complètement sur ses genoux. Ses bras musclés se refermèrent autour de lui et le serrèrent de toute leur force, jusqu'à ce qu'il puisse à peine respirer.
Mais il s'en fichait. Tout ce qui comptait désormais, c'était leurs lèvres gourmandes qui ne cessaient de se chercher, leurs langues brûlantes qui jouaient entre elles et leurs corps frissonnants pressés l'un contre l'autre.
Et Nathaël comprit que jamais il ne pourrait connaître un sentiment plus puissant que celui-ci.
NDA : J'ai beaucoup aimé écrire ce chapitre qui mélange de durs souvenirs et de belles émotions. On commence à apercevoir quelques pans du passé des deux personnages et après 17 chapitres, Nathaël commence enfin à se rendre compte qu'il ne peut visiblement pas se battre contre ses sentiments...enfin ahah !
Alors qu'en avez-vous pensé ? :)
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