16. Simple révélation
KEI
« Être courageux dans l'isolement, sans témoins, sans l'assentiment des autres, face à soi-même, cela requiert une grande fierté et beaucoup de force. »
– Milan KUNDERA
— Et je l'ai recroisé il y a deux ou trois ans, complètement par hasard, et il se rappelait parfaitement de moi ! T'aurais vu ses yeux, mon Dieu, je peux te dire qu'il avait encore de la rancœur. Tu te rappelles de l'humiliation qu'on leur avait fait subir à lui et son équipe ? Faut croire que huit ans après, il l'avait encore en travers de la gorge.
Kei sourit par-dessus son verre de bière et s'amusa de voir Elio si emballé par les histoires du passé. Cela faisait plusieurs jours que son ami cherchait à le croiser par tous les moyens, mais il avait été si occupé par ses cours et ses recherches qu'il n'avait pu répondre favorablement à son invitation que ce soir. Et voilà qu'il écoutait depuis déjà une heure et demie des anecdotes sur approximativement chaque personne qui avait un jour ou l'autre croisé leur route au collège ou au lycée. Elio semblait être au courant de tout et Kei soupçonnait Alice de l'avoir converti au commérage. Au fond, cela ne le dérangeait pas vraiment ; il était réellement épuisé par son travail et aussi stupides fussent-elles, les histoires d'Elio le divertissaient. Finalement, lui aussi devait posséder une forme de curiosité mal placée.
— Enfin bon, vu qu'il a vu que j'avais un gosse, il n'a rien dit, continua Elio, inlassable. Putain, à propos de ça... Tu veux pas me le garder quelques jours ?
— Crève, grimaça Kei.
— Rooh franchement mec ! En souvenir des anciens jours !
— Fallait réfléchir avant de créer un démon qui te ressemble.
— Toujours aussi peu la fibre paternelle, hein ?
— Si, indéniablement, ironisa le concerné.
— Je te jure, soupira son ami, avoir ma petite famille est la chose la plus incroyable qui me soit arrivé, mais parfois, je regrette l'époque où j'avais encore du temps pour moi et pouvais sortir voir mes potes quand je voulais. Qu'est-ce que je donnerais pas pour juste kiffer du temps avec un poto, à parler de tout et n'importe quoi, sans entendre des cris et des pleurs toutes les deux heures... Les gays ont de la chance en fait.
Kei manqua de s'étrangler avec sa bière et écarquilla les yeux sous la surprise. Face à lui, Elio regardait dans le vide d'un air mélancolique. Bien qu'il sache parfaitement que son ami ne pensait pas réellement ce qu'il disait, Kei ne put s'empêcher de sauter sur l'occasion pour approfondir le sujet.
— Tu sais qu'ils peuvent avoir des enfants désormais, avança-t-il prudemment.
— Ouais, ouais, mais quand même, répondit Elio en balayant sa remarque d'un geste de la main. Imagine, t'es juste tranquille entre mecs, sans aucune nana qui vient te faire la morale parce que t'as posé tes pieds sur la table basse et que non, le bac à légumes du frigo n'est pas un bac à bières.
Ah mon pote, t'as beau tenir un discours caricatural, t'imagines pas à quel point tu as raison, s'amusa Kei intérieurement.
— Arrête, je vais finir par croire que tu remets ta sexualité en doute, lança-t-il à la place.
— Argh mec, quand même ! s'indigna Elio en fronçant le nez. T'as vu la beauté de ma femme ? Après je comprendrais que, vu que je te l'ai volée, tu sois assez désespéré pour aller voir de l'autre côté de la barrière.
— Et pourquoi pas ?
Elio fronça les sourcils et lui lança un regard inquisiteur. Dans ses yeux noisettes, la surprise, la gêne et l'incompréhension se mélangeaient. Il finit par reprendre un air détendu puis rit pour dissimuler son embarras.
— Dis pas de conneries. Je pourrais pas croire qu'un beau gosse comme toi, qui a toujours ramené chez lui les filles qui me faisaient rêver, puisse si soudainement changer de bord.
— Et si ce n'était si soudain ? insista Kei, incapable de résister à la tentation de creuser le sujet.
Elio eut à nouveau l'air mal à l'aise et se tortilla sur sa chaise.
— Arrête mec... T'essaies de me faire passer un message ou quoi ?
Kei hésita quelques secondes. Était-ce le moment ? Était-il prêt ? N'était-ce pas plus facile de maintenir les apparences ? Au fond, cela ne lui pesait pas tant que ça... Elio était-il prêt à entendre ce genre de confession ? Ils recommençaient à peine à se parler, à se redécouvrir. Alors certes, le feeling était toujours présent et la connivence qui existait entre eux depuis des années avait rapidement retrouvé sa place, mais à ce point ?
Puis Kei pensa à Nathaël. Il pensa à ses yeux vairons si intenses, à son petit nez fin et à sa bouche en forme de cœur. Il pensa à sa peau caramel, à son corps musclé et à ses lèvres qui avaient été si douces contre les siennes. Et soudain, il n'hésita plus.
— Elio... Je suis gay, avoua-t-il d'une voix calme malgré l'appréhension qui lui retournait l'estomac.
Son ami resta bouche bée et le fixa sans ciller, cherchant au fond de ses iris une lueur qui prouverait qu'il lui faisait une blague. Ses lèvres tressautèrent comme s'il allait rire, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Puis il inspira profondément.
— T'es sérieux ?
— Comme rarement je l'ai été.
— Tu te fous de moi...
— Elio, j'ai trente-deux ans, je crois que j'ai passé l'âge de faire des blagues sur ce sujet, soupira Kei en passant une main lasse dans sa nuque. Je suis désolé, je ne voulais pas le balancer comme ça... Je croyais qu'alimenter l'image que tu avais de moi ne me pèserait pas, mais ce serait injuste, bien trop injuste envers l'adolescent désemparé que j'étais. Il est passé par bien trop de choses et a accompli un trop long chemin pour que je puisse lui tourner le dos. Je suis désolé.
Son ami resta silencieux plusieurs secondes, continuant de plonger son regard dans le sien. Encore une fois, Kei se fit la réflexion que Nathaël ne ressemblait en rien à son frère. Il ne possédait pas ses sourcils broussailleux ni ses cheveux noirs qui trahissaient ses origines espagnoles ; il n'avait pas cette mâchoire carrée ni ces fossettes au creux des joues, communes à Elio et Mario ; il ne partageait pas leur regard assuré et leur port de tête altier. Il était si différent...
— Depuis quand ?
Il fut interrompu dans ses pensées par Elio qui s'était reconstitué un visage impassible.
— Depuis au moins mes quinze ans, confessa-t-il.
Cette fois, Elio haussa les sourcils si haut que Kei crut qu'il essayait de les dissimuler sous ses cheveux. Son ami ouvrit la bouche, choqué, et resta cloué à sa chaise comme s'il venait se faire fusiller sur place.
— Mais je ne me le suis pas immédiatement avoué, précisa Kei en refermant ses mains autour de son verre. J'ai essayé de tout mon corps et de toute mon âme de repousser cette fatalité et de me persuader que j'étais comme vous, comme tous mes potes. Je me suis renié pendant des années, je me suis battu de toutes mes forces pour avoir ce que je considérais être une adolescence normale. Ça explique en partie pourquoi je suis sorti avec tant de filles. Il fallait que je sois ce mec, pour ne pas éveiller les soupçons, pour ne pas éveiller mes soupçons.
Kei se sentit soudainement envahi d'une grande lassitude. Épuisé, il fit tourner sa bière au fond de son verre, observa le breuvage tenter de remonter en vain le long des parois et pensa avec ironie qu'il avait été ainsi adolescent, à se fixer des objectifs impossibles, à essayer d'atteindre un idéal de vie qui n'était pas le sien, à s'acharner à devenir une personne si éloignée de celle qu'il était vraiment. Pour la première fois depuis de longues années, la souffrance et le désespoir de sa jeunesse le rattrapaient de la plus traître des façons.
— Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?
Elio semblait sous le choc et Kei interpréta son regard déçu et sa mâchoire contractée comme un rejet de sa part.
— Comment j'aurais pu ? contra-t-il en serrant les dents. Il n'y avait pas de place pour ce gamin. Je n'étais pas prêt à l'accepter et personne autour de moi ne l'était non plus...
— J'aurais pu t'aider !
Cette fois, Kei sursauta en entendant Elio élever la voix. Ce dernier semblait désormais en proie à une colère intense et ses yeux lançaient des éclairs.
— Putain Kei, j'aurais pu t'aider ! s'exclama-t-il en agitant les bras. Pour qui tu me prends ? Merde, t'étais mon meilleur ami ! Je peux pas croire que tu m'aies fait aussi peu confiance...
Le concerné resta bouche bée. Il ne savait que répondre ; dans aucun de ses scénarios, Elio ne réagissait ainsi.
— Depuis combien de temps tu joues la comédie ? reprit ce dernier. T'es en train de me dire que toutes ces années où je croyais que l'on se confiait sans retenue à l'autre, j'ignorais l'élément le plus important de ta vie ?
— Elio... Le prend pas comme ça. C'était déjà difficile pour moi de l'accepter, je ne pouvais pas en plus en parler à quelqu'un d'autre. Ça aurait supposé accepter qui j'étais...
— Mais ça t'aurait peut-être fait du bien ! s'écria son ami. Aaah... Je n'ose même pas imaginer toutes les réflexions maladroites ou blessantes que j'ai pu faire... Ou le nombre de situations gênantes dans lesquelles j'ai dû te placer sans m'en rendre compte ! Je me sens si stupide...
Alors que c'était certainement la dernière chose à laquelle il s'attendait, Kei sentit une vague d'affection incommensurable l'envahir pour son ami. En dépit de la colère que ce dernier ressentait manifestement à son égard, il semblait si déçu et honteux de lui-même, comme s'il se fustigeait de ne pas avoir deviné tout seul les démons qui tourmentaient son acolyte de tous les jours.
— Tu n'as rien à te reprocher, vraiment rien, le contredit doucement Kei. Tu n'aurais jamais pu deviner, toute mon énergie était concentrée dans le fait de rendre cette partie de ma vie invisible.
— Non mais regarde, même quand t'es revenu, je t'ai demandé si t'avais une femme ! s'horrifia Elio. Combien d'autres fois j'ai fait des bourdes comme ça ?
— Mec, je te promets qu'à aucun moment de ma vie, je t'en ai voulu. Jamais. Au contraire, toutes ces années où je me battais contre moi-même, avoir un ami comme toi à mes côtés était la plus belle chose qui pouvait m'arriver. Je pense que tous les bons moments qu'on a passés ensemble m'ont empêché de complètement vriller. Donc arrête de te prendre la tête. De toute façon, je reste encore celui qui a choppé le plus de filles de nous deux.
Hébété, Elio le fixa de longues secondes, comme s'il n'en revenait pas de ce qu'il entendait. Face à lui, Kei sourit avec taquinerie et se ralluma une cigarette. Finalement, le visage de son ami se détendit, le coin de ses yeux se plissèrent et ses lèvres tressautèrent sous le sourire qu'il essayait de contenir.
— Putain ferme-la, souffla-t-il dans un demi-rire. T'es vraiment con. J'en reviens pas, tu sais ?
— Je sais, je vois ta tête depuis tout à l'heure. Tu devrais penser à respirer, tu vas finir par avoir la même veine sur la tempe que ton père.
Un éclat de rire franc lui répondit. Elio se pencha en avant pour se prendre la tête entre les mains sans cesser de s'esclaffer, faisant retomber la pression qu'il avait accumulée depuis le début de cette discussion.
— Wow je ne pensais vraiment pas que cette soirée prendrait ce tournant, lâcha-t-il avec incrédulité.
— Moi non plus à vrai dire, renchérit Kei en tirant sur sa cigarette.
— Mais du coup... T'as un copain ? s'enquit son ami.
— J'en avais un pendant six ans avant d'arriver ici.
— Il ne voulait pas te suivre à la montagne ?
— Non, on avait juste fait notre temps ensemble.
— Donc si je veux te caser, je dois te présenter des potes mecs...
— Dans l'idéal, il faudrait qu'ils aiment aussi les hommes, tu sais ? se moqua Kei.
— Et comment je sais ça ?
— Tu repères s'ils portent des justaucorps dorés et s'ils twerkent après deux verres d'alcool, répondit le jeune professeur en esquissant un rictus amusé.
Le sourire d'Elio s'accentua.
— Je viens d'avoir cette vision de toi... Je crois que je peux mourir heureux.
— Tu n'as qu'à demander, je me ferais un plaisir d'exaucer ton souhait.
— D'ailleurs... C'est comment ? s'enquit Elio en plissant les yeux d'un air curieux.
— De quoi ?
— Le sexe entre mecs. C'est bien ?
— Essaie et tu verras, rétorqua Kei.
— T'es au-dessus ou en-dessous ? le charia son ami d'un ton moqueur.
— Oh ferme ta gueule !
Elio éclata une nouvelle fois de rire et Kei l'accompagna après avoir fait semblant d'être exaspéré. Il était heureux. Bien plus heureux qu'il n'aurait jamais pensé l'être en se confessant à son ami d'enfance. Ça avait été simple, presque trop simple. Face à lui, Elio restait Elio, à l'aise et taquin, le regard franc et l'attitude faussement hautaine. Il continuerait à boire des bières avec lui, à lui voler sa dernière cigarette et à se moquer de ses cheveux trop raides. Il n'allait pas changer. Il ne cesserait pas de le considérer comme son meilleur ami. Et Kei ne pouvait pas lui en être plus reconnaissant.
Maintenant, il ne manque plus qu'à lui dire que j'ai envie de baiser son frère, songea-t-il avec une espèce de détresse comique.
NDA : Aloooors ? Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ?
Il faut savoir qu'à la base je n'avais pas du tout prévu de l'écrire, mais il fait partie de ces scènes où les personnages semblent dotés de leur propre vie et décident à ma place de ce qu'il va se passer dans MON histoire. En fait, tous les mots sont sortis d'un coup, je n'avais plus qu'à me laisser porter.
Et franchement j'en suis contente, je pense avoir bien réussi à montrer la force de l'amitié entre Kei et Elio et à quel point être entouré et soutenu par des amis lors d'épreuves difficiles est primordial. Bon, vous l'aurez compris, la notion d'amitié est tout aussi (voire plus) importante pour moi que celle d'amour.
Breef n'hésitez pas à donner votre avis et on se retrouve mercredi pour un prochain chapitre :)
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