15. Tu n'as pas changé
KEI
« Sur les cendres des plus éprouvantes déceptions naissent les plus beaux espoirs »
– Chérif Kebbas
Renonçant à se cacher de la lumière qui s'obstinait à vouloir éblouir son visage, Kei finit par ouvrir les yeux et resta immobile de longues secondes, réfléchissant au sens de sa vie et à la véritable importance de se rendre au travail. S'il restait juste là, à dormir trois ou quatre décennies, ce n'était pas si grave, n'est-ce pas ?
Il grogna bruyamment puis étira ses bras au-dessus de sa tête, grimaçant quand le mouvement lui rappela la douleur irradiant de sa nuque.
Plus jamais. Plus jamais je ne m'endors sur un canapé, jura-t-il avec conviction.
Alors qu'il s'était assis et massait sa nuque endolorie en baillant à s'en décrocher la mâchoire, une douce odeur de café et de gâteau sorti du four parvint à ses narines. Il se figea d'un coup en se rappelant l'épisode de la veille.
Oh merde, Nathaël ! se souvint-il brusquement.
Kei se leva d'un bond, s'enroula involontairement la couverture autour des chevilles, fit un grand pas en avant pour tenter de se dégager puis trébucha au milieu du salon avant de s'affaler au pied du comptoir de sa cuisine américaine. Il jura à voix haute et massa son front qui avait cogné contre le bois vernis. A cet instant, une tête échevelée apparut au-dessus du comptoir et deux yeux aux couleurs de la mer le fixèrent avec incompréhension.
— Qu'est-ce que tu fous par terre dans cette tenue ?
Il n'est pas parti, serina Kei dans sa tête. Il est là. Il n'est pas parti.
Ces deux phrases tournaient en boucle dans son esprit tandis qu'il posait un regard empli de joie et de soulagement sur le garçon qui lui faisait face, les sourcils froncés et une cafetière à la main.
Son visage avait dégonflé. De nombreuses plaies et ecchymoses parsemaient encore sa peau hâlée, mais sa pommette avait réduit de volume et son œil droit était bien moins enflé. Kei sourit bêtement et s'assit en tailleur sur le carrelage glacé, ignorant le fait qu'il ne portait qu'un caleçon et un t-shirt à moitié rentré dans ce dernier. Nathaël haussa un sourcil moqueur.
— Tu comptes prendre ton petit dej' ici ?
— Tu n'es pas parti.
Kei ne pouvait cesser de sourire de toutes ses dents. Il était si heureux qu'il aurait pu se mettre à chantonner. Son interlocuteur fronça à nouveau les sourcils d'un air gêné et détourna le regard en grommelant.
— Tu ne m'as pas laissé le choix.
— C'est vrai.
Heureux. Il était heureux.
— Tu as bien dormi ? s'enquit-il avant de se résoudre à se lever.
Une fois debout, il s'étira en grattant négligemment les tatouages sur son avant-bras gauche.
— Ton matelas est trop dur, bougonna le plus jeune.
— Il paraît que c'est bon pour le dos, rétorqua l'autre en esquissant un rictus amusé.
— Les gens aiment avoir des bleus au réveil ?
Kei sourit et attrapa la tasse de café que Nathaël lui tendait.
— Tu veux qu'on aille acheter un autre matelas ?
— Tu nous prends pour un couple marié ? Je n'emménage pas à vie.
Nathaël avait grimacé mais Kei commençait à connaître ses petites mimiques de gêne : cette façon qu'il avait de détourner le regard vers la droite, la contraction rapide de sa mâchoire, ses épaules qui se haussaient imperceptiblement et ses sourcils qui se fronçaient pour assombrir un regard qu'il ne voulait pas trop vulnérable.
Adorable, conclut-il.
— Certes, mais si tu as besoin de quelque chose pendant ton... séjour... juste dis le moi.
— J'ai aussi un salaire tu sais ?
— Mais visiblement une très mauvaise assurance maladie, se moqua le plus âgé.
Nathaël écarquilla les yeux et Kei se demanda un instant s'il n'avait pas été trop loin. Il voulait juste plaisanter sur le fait que le jeune homme était constamment blessé, mais il n'avait pas songé au fait que c'était peut-être un sujet sensible. Il se raidit et son cœur s'accéléra quand il vit que Nathaël ne détournait pas le regard, figé. Au moment où il allait ouvrir la bouche pour s'excuser, les lèvres de son vis-à-vis tressautèrent puis se retroussèrent en un léger sourire.
Alors, il s'autorisa un soupir de soulagement et sentit toute la tension quitter ses muscles bandés. Il ne manquait plus qu'il le fasse fuir pour une stupidité pareille ! Prudent, il ne fit aucune réflexion quant au sourire de Nathaël et le jeune homme se retourna pour dissimuler son expression.
— Bois ton café au lieu de dire des conneries, grommela ce dernier en attrapant à nouveau la cafetière.
— C'est notre nouvelle routine ? lança gaiement Kei en s'asseyant sur un tabouret. Dès que je me lève le petit déjeuner sera servi ?
— Va te faire foutre. C'est juste pour te remercier de m'héberger.
— Toujours un plaisir d'accueillir un colocataire aussi affable.
Nathaël lui fit un doigt d'honneur par-dessus le comptoir avant de se pencher pour sortir une plaque de muffins du four. La douce odeur qui avait sorti Kei du canapé emplit à nouveau ses narines et son ventre se mit à gargouiller furieusement.
— Waouh, tu t'es levé à quelle heure pour faire tout ça ? s'étonna-t-il, admiratif.
— Il y a à peine une heure. Je ne dors pas beaucoup.
— Tu fais des insomnies ?
Nathaël ne répondit pas de suite, occupé à poser la plaque de muffins sur le comptoir.
— Constamment.
Le jeune homme s'essuya les mains avec un torchon, prit un gâteau et mordit dedans. Kei l'observa sans rien dire. Le petit garçon au regard fuyant et à la posture soumise apparut soudainement dans son esprit. Il eut l'impression qu'il était toujours là, tapi derrière les grands yeux vairons, et qu'il était aussi vulnérable qu'auparavant. C'était lui que Kei voyait à travers ce visage tuméfié et ces doigts bandés, cette capuche rabattue en avant pour le dissimuler au maximum du regard des autres, cette façon d'être toujours sur la défensive et cette gêne perceptible dès qu'ils échangeaient plus de trois mots.
Quelles épreuves as-tu dû subir dans ta vie ? se demanda-t-il avec une certaine tristesse.
Indéniablement, le jeune homme farouche et faussement agressif n'était qu'un déguisement confectionné et revêtu au fil des années par un gamin un trop faible et peu adapté à ce monde. Peut-être auraient-ils l'occasion d'en discuter plus tard. Peut-être un jour.
— Tu n'as pas changé.
Perdu dans ses pensées, Kei ne réalisa pas de suite qu'il avait parlé à voix haute. Ce ne fut que lorsqu'il croisa le regard interrogateur de Nathaël qu'il s'en rendit compte et, gêné d'avoir été pris sur le fait, il se gratta l'arrière de la nuque.
— Je veux dire... Tu as beaucoup changé physiquement, mais quelque chose dans tes expressions rappelle le gamin que tu étais à l'époque.
— Parce que tu te souviens de lui ? riposta le concerné en fronçant les sourcils.
— Vaguement. Plutôt des impressions que tu laissais.
— Et ?
— Je ne sais pas trop... On ne se connaissait pas vraiment.
Nathaël ne répondit pas, mais garda un regard qu'il ne parvenait pas à déchiffrer posé sur lui. Kei mordit dans un muffin et réfléchit.
— Je me rappelle vaguement de toi en train de dessiner. J'avais l'impression que c'était la seule chose que tu faisais de ta vie. Tu étais toujours dans ton coin, dans ta bulle, comme si tu cherchais à te couper du monde réel. Je ne sais pas... Je pense que j'admirais ça et en même temps, je méprisais ceux qui semblaient ne pas affronter les problèmes de la vie. J'étais... assez catégorique voire carrément intolérant quand j'étais ado. J'avais l'impression de porter tous les problèmes du monde sur mes épaules, de souffrir bien plus que les autres et d'être incompris. Alors j'étais rapidement méchant avec ceux qui fuyaient les difficultés de la vie.
Il se stoppa le temps de prendre une gorgée de café. Nathaël l'observait toujours de son regard intense, comme s'il l'incitait à continuer.
— Je ne dis pas que c'était ce que tu faisais, tempéra Kei. Je dis juste que parfois, j'avais décidé que telle chose ou telle personne était ainsi et ensuite, je ne revenais pas en arrière. J'ai pu mal juger le gamin introverti qui nous épiait de loin et semblait constamment perdu dans sa tête. C'est pour ça que je t'ai demandé si tu dessinais encore l'autre jour. Je me suis rappelé de cette époque.
Le concerné se contenta de détourner le regard puis finit sa tasse de café. Ses cheveux ondulés tombaient sur ses yeux, dissimulant leur expression à son interlocuteur. Finalement, après quelques minutes, et alors que Kei allait se lever, sa voix rauque retentit.
— Tu as jeté mon dessin, un jour.
Kei se figea et se força à reposer doucement sa tasse sur le comptoir. Quelque chose lui disait qu'il tenait là un élément crucial expliquant le comportement de Nathaël à son égard. Ce dernier continuait de regarder dans le vide, le visage inexpressif, comme s'il était soudainement envahi d'une profonde lassitude.
— Je t'avais offert un dessin le jour de ton départ... Tu l'as jeté à mes pieds.
Kei serra les dents et jura intérieurement contre l'adolescent stupide qu'il était. Le pire, c'était qu'un tel comportement de sa part était loin de l'étonner.
Soudain, il releva brusquement la tête et ses yeux étincelèrent d'un espoir hésitant. Sans un mot, il se leva d'un bond, courut jusqu'aux escaliers qu'il grimpa deux à deux, puis se précipita dans sa chambre. Là, il ouvrit en grand un carton échoué près de son lit et le vida frénétiquement de son contenu. Quand ses doigts se refermèrent sur une couverture rigide, il sourit et attrapa l'objet avant de redescendre dans la cuisine. Nathaël, qui n'avait pas bougé, le dévisagea avec incompréhension lorsqu'il déposa lourdement sa trouvaille devant lui.
— Un album photo ? hésita le plus jeune d'un air perdu.
— Attends de voir.
Kei ouvrit l'album et le feuilleta jusqu'à la dernière page. Là, il retira du plastique transparent une petite feuille tâchée et froissée qu'il déplia fièrement devant le jeune homme.
— Ce dessin ?
Appuyé contre la clôture de son jardin, Kei tira une bouffée de sa cigarette, observant le tremblement de sa main lorsqu'il porta ses doigts à ses lèvres. C'était fini. Tout était fini. Il allait définitivement partir de cet endroit. Tout laisser derrière lui. Abandonner vingt-et-un ans de sa vie et les personnes qui en avaient fait partie. Il avait dit adieu à Alice. Il ne lui restait plus rien ici.
Il déglutit difficilement et tenta d'ignorer la boule douloureuse coincée dans sa gorge. Il les détestait. Il les détestait tous. Et plus que tout, il se détestait lui.
A ses pieds, la neige commençait à recouvrir son sac à dos et le froid ambiant anesthésiait ses phalanges ensanglantées. Il ne ressentait plus que de la colère, une colère poisseuse et étouffante, une colère qui envahissait ses bronches et retournait son estomac. Elle le consumait, elle allait certainement prendre possession de lui, il ne pourrait pas la combattre, il allait s'enflammer et brûler vif dans un brasier de fureur aveugle. Et ça le terrifiait.
Soudain, des bruits de pas le firent lever la tête. Juste là, à quelques mètres de lui, un gamin emmitouflé dans un manteau trop grand pour lui le fixait de ses grands yeux vairons. Ses cheveux étaient complètement emmêlés sur son front, ses joues rougies par le froid, sa respiration haletante. Qu'est-ce qu'il foutait là ?
Kei serra les dents et se força à inspirer profondément. Il ne servait à rien de déverser sa colère sur ce gosse. Écrasant son mégot sous son pied, il allait partir quand la petite voix fluette retentit derrière lui.
— Je t'ai fait un dessin.
Les yeux écarquillés, Kei se retourna lentement pour observer le gamin.
— C'est... C'est la grotte aux fées qu'il y a juste à côté du lac où vous allez tout le temps avec Elio, continua le petit en se balançant d'un pied à l'autre. Je me suis dit que ça te ferait plaisir d'avoir un souvenir de l'endroit. Et... Et regarde j'ai dessiné des vraies fées...
Kei ne le laissa pas finir sa phrase. Tout à coup, et sans qu'il ne puisse expliquer pourquoi, la fureur inonda ses veines. Il ne pouvait pas croire que ce gamin sorti de nulle part vienne lui parler de fées et de magie quand son monde était en train de s'écrouler autour de lui. Il se surprit à le haïr atrocement, à haïr son petit air timide et ses yeux emplis d'espoir, à haïr son regard trop franc et son sourire innocent, à haïr ce dernier geste attentionné qu'il avait envers lui alors qu'il avait décidé que plus rien de positif ne pouvait lui arriver ici.
Hors de lui, il eut soudainement envie d'effacer toute trace de joie de ce visage, de le détruire jusqu'au plus profond de son être. Il se précipita vers l'enfant, attrapa le dessin qu'il lui tendait et le froissa rageusement entre ses mains avant de le jeter par terre.
— J'en ai rien à foutre de ton dessin ! Putain je ne peux pas croire que tu sois aussi con. Tu m'as dessiné des fées ? Parce que tu penses que la magie existe dans ce monde ? Tu penses que j'ai envie d'avoir un souvenir de ce trou perdu ? Je me casse, tu comprends ça ? J'en ai rien à foutre de ton putain de dessin souvenir !
Le petit visage se décomposa et les grands yeux vairons se teintèrent d'effroi.
— Mais... Mais... Tu as dit que tu aimais bien mes dessins, murmura le garçon d'une voix tremblante.
— Aaah mais grandis à la fin ! cracha Kei avec mépris. J'en ai rien à foutre de tes dessins, tu me faisais juste de la peine à dessiner comme ça tout seul ! Pas étonnant que tu n'aies pas d'amis ! Qui voudrait côtoyer un gamin stupide avec des yeux si flippants et qui croit aux fées et à la magie ? Tu me dégoûtes ! Casse toi d'ici maintenant, je ne veux plus jamais voir ton visage, je ne veux plus jamais voir quoi que ce soit qui me rappelle ce putain d'endroit !
Jamais de sa vie il n'avait vu un air si meurtri et un regard si malheureux sur le visage de quelqu'un. Sans un mot, le gamin fit trois pas en arrière, comme s'il voulait fuir la réalité, oublier ce qu'il venait d'entendre. Malgré son cœur qui se tordit affreusement à cette vue, Kei maintint son regard glacial jusqu'à ce que l'enfant tourne les talons et s'enfuie en courant.
Alors, il tomba accroupi et se prit la tête entre les mains en gémissant de rage. Pourquoi avait-il fallu que cet imbécile vienne le voir aujourd'hui ?
Le visage dévasté par la déception et la tristesse ne cessait de tourner dans sa tête.
— Merde, merde, merde, pourquoi j'ai fait ça ? gémit-il pitoyablement.
Soudain, ses yeux furent attirés par le bout de papier échoué à ses pieds, trempé de boue. Sans réfléchir, il le prit brusquement dans ses mains et le pressa contre son t-shirt pour essorer la terre mouillée qui le maculait. Sans qu'il ne puisse l'expliquer, la simple idée que le dessin puisse désormais être abîmé déchirait son cœur en deux. Il ne pouvait pas faire semblant. Il ne pouvait pas faire comme si ce geste si simple, si innocent, ne l'avait pas touché au plus profond de son être.
La colère s'évanouissait désormais. A la place, il eut envie de pleurer, mais se mordit l'intérieur des joues jusqu'au sang pour s'en empêcher. Il déplia délicatement la petite feuille de papier avant d'en essuyer les dernières traces de boue avec sa manche. Le dessin était beau, bien plus que la réalité qu'il s'était efforcé de représenter.
Kei se releva lentement et glissa la feuille sous sa doudoune. Désormais, ce serait le seul souvenir qu'il garderait de sa région d'enfance.
— J'avais presque oublié son existence ! Il a été dans le tiroir de mon bureau durant mes cinq premières années à la capitale et ensuite je l'ai rangé dans mon album souvenir.
Kei ne pouvait s'empêcher de sourire avec fierté. Il était soulagé de pouvoir montrer à Nathaël qu'il n'était pas l'énorme connard qu'il paraissait être. A défaut d'être entièrement pardonné, peut-être que le comportement du jeune homme à son égard allait s'adoucir.
Pourtant, ce dernier ne réagissait pas. Immobile et muet, il fixait son dessin dont les couleurs s'étaient estompées avec le temps avec des yeux complètement inexpressifs. Kei commença à s'inquiéter et son sourire se crispa.
— Je... suis désolé de l'avoir jeté, tenta-t-il maladroitement. Je ne pensais pas ce que j'ai dit à l'époque. C'est... sûrement l'un des plus beaux cadeaux que l'on m'ait fait.
Ces mots semblèrent faire l'effet d'un électrochoc sur Nathaël qui sortit enfin de sa torpeur pour ouvrir grand les yeux. Tout à coup, mille émotions passèrent sur son visage : étonnement, gêne, joie, soulagement intense, tout se mélangeait. Ses pommettes se colorèrent d'une vive couleur rouge et il se leva d'un bond, repoussant son tabouret derrière lui.
— Je... Je dois aller travailler, marmonna-t-il d'une voix tendue.
Sans un mot de plus, il attrapa sa tasse, la jeta presque dans l'évier puis disparut dans les escaliers.
Kei sirota la dernière gorgée de son café avec un grand sourire. Il avait gagné cette manche.
NDA : Un peu de légèreté et de mignonnerie après deux derniers chapitres plus sombres... Que pensez-vous de ce genre de scènes quotidiennes entre Kei et Nathaël ?
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