13. Tu lui ressembles
NATHAËL
« L'homme, à son insu, compose sa vie d'après les lois de la beauté jusque dans les instants du plus profond désespoir »
- Milan KUNDERA
Pour la énième fois de la soirée, il fit tournoyer la liqueur ambrée au fond de son verre et contracta la mâchoire à s'en faire grincer les dents. C'était la première fois qu'il commandait à boire ici et il avait surpris le regard étonné du barman lorsqu'il s'était approché du comptoir.
J'aurais dû lui envoyer mon poing dans la gueule, ça m'aurait détendu, gronda-t-il intérieurement.
Appuyé contre le mur derrière lui, en retrait du groupe, il observait les hommes s'approcher plus ou moins discrètement et tendre des mains tremblantes vers Ciel qui prenait la monnaie dissimulée dedans avant d'y glisser en échange un petit sachet rempli d'une substance granuleuse.
Quelle bande de déchets, grimaça-t-il avec dégoût.
Il porta le verre à ses lèvres, but une longue gorgée et savoura la sensation de brûlure dans son œsophage. Encore une petite heure et ce serait fini. Ciel était ponctuel ; jamais ils n'avaient fini en retard.
La soirée était calme. Il n'avait eu besoin d'intervenir pour aucun débordement et les clients avaient tous payé sagement leur dose. Pour la première fois depuis longtemps, Tom n'était pas avec lui ; il était parti en repérage avec deux autres amis qui avaient trouvé un vieil entrepôt à la sortie de la ville et souhaitaient le réhabiliter pour le trafic.
Nathaël n'aimait pas être ici. Il n'avait jamais aimé et il aimait encore moins après y avoir croisé Kei. Il se rappelait parfaitement de ce visage nacré sous les néons verts et de ces yeux noirs emplis de surprise et d'effroi.
Kei.
Nathaël serra les dents et engloutit rageusement le reste de son breuvage.
Pourquoi, à chaque fois qu'il le croisait, devait-il y avoir un autre gars à son bras ? Qui était-ce cette fois ? Un ami ? Un collègue ? Un amant ? Avait-il seulement le droit de se poser toutes ces questions quand il était celui qui le fuyait depuis deux semaines ?
Lorsqu'il s'était réveillé le lendemain de la soirée où il était rentré complètement saoul chez lui, une vague d'épouvante l'avait envahi et il était parti en toute hâte, sans réfléchir, mortifié. Il se rappelait très bien de la terreur qu'il avait ressenti en descendant les escaliers, priant pour que Kei ne soit pas déjà réveillé dans le salon. Mais il avait eu de la chance. Il s'était précipité au squat, avait appelé Tom et l'avait prévenu qu'il resterait dormir ici quelques jours. Hors de question de prendre le moindre risque. Il n'aurait jamais eu le courage d'affronter les yeux noirs.
Nathaël soupira un grand coup et fit signe à son partenaire qu'il allait aux toilettes. En réalité, il avait juste besoin de se rafraîchir les idées.
Alors qu'il se dirigeait vers la sortie du club pour prendre l'air, une main se referma sur son avant-bras. Il retint un grognement et se retourna. Sûrement encore un mec bourré qui venait lui faire des avances.
Pourtant, il se figea lorsqu'il tomba face à un visage opalin aux yeux noisettes et aux cheveux blonds séparés en deux au milieu de la tête. L'homme lui adressa un grand sourire puis manqua de trébucher lorsqu'il fit un pas vers lui.
— Héééé c'est fou, c'est la deuxième fois qu'on se croise aujourd'hui !
Nathaël lui lança un regard terrible et repoussa brusquement la main qui serrait son bras. Il tourna les talons, prêt à partir, quand la voix rendue traînante par l'alcool retentit à nouveau derrière lui.
— Tu vends, non ? Je veux t'acheter dix grammes.
Le jeune homme s'arrêta et ferma les yeux. Sérieusement ?
— Eh dis moi... Je peux t'en acheter ? insista l'homme. J'ai de quoi payer.
L'inconnu pouffa sans raison .
— Mais chhhhht faudra pas le dire, c'est un secret.
Nathaël l'ignora, persuadé que tout ceci n'était qu'un ramassis de conneries, mais une main se referma à nouveau autour de son bras.
— Héééé pars pas ! Tu n'es pas gentil. Je t'ai dit que j'avais de quoi payer.
— Dégage, cracha le jeune homme en repoussant violemment son interlocuteur.
Ce dernier tituba en arrière et s'écroula contre une rambarde. Visiblement trop alcoolisé pour retrouver son équilibre, il se laissa glisser le long de celle-ci avant de s'asseoir par terre. Là, il passa une main dans ses cheveux puis pouffa à nouveau en plongeant ses yeux vitreux dans les siens.
— Tu n'es vraiment pas commode, grommela-t-il d'un ton boudeur. Tu fais peur... Je n'aime pas les gens qui font peur.
Nathaël ne répondit pas et allait partir lorsque l'autre reprit la parole.
— Je m'appelle Léo.
A ce nom, le jeune homme se figea et son cœur loupa un battement. Lentement, il se retourna et posa son regard sur l'homme affalé à ses pieds. Léo ? Léo comme dans Léo l'ex de Kei ?
Le concerné lui sourit en fermant les yeux et eut un hoquet qui le fit glousser.
S'il est là, est-ce que Kei l'est aussi ? s'affola Nathaël.
Il s'interdit de paniquer et dévisagea plus longuement son interlocuteur. En dépit des litres d'alcool qu'il avait visiblement ingurgité, ce dernier restait beau, d'une beauté douce et gracile peu commune chez les hommes. Ses joues étaient rouges d'avoir trop bu et ses mains si fines tremblaient autour du verre qu'il serrait. Sa chemise vert pâle était tâchée au niveau du col et l'un des ourlets de son pantalon noir était défait.
Quel déchet, songea-t-il avec mépris.
Cependant, il avait beau être pitoyable à être là, à moitié allongé par terre et à quémander de la drogue, Nathaël ne pouvait s'empêcher de se sentir inférieur à lui. Parce qu'il avait eu Kei. Contrairement à lui, il avait réussi à charmer Kei, à le garder près de lui, à profiter de son corps et de son esprit. Il s'était réveillé chaque matin contre lui, avait pu plonger ses mains dans ses cheveux fins et humer son odeur boisée. C'était à lui qu'avaient été destinés ses sourires, ses caresses, ses baisers. Ils avaient parlé, ri, étudié, voyagé ensemble. Ils avaient fait l'amour. Peut-être tous les jours.
Nathaël dut s'obliger à prendre une grande inspiration lorsqu'il se rendit compte qu'il avait inconsciemment bloqué sa respiration et qu'une boule douloureuse s'était formée dans sa gorge.
— Eh, je t'ai dit mon prénom, reprit l'homme alcoolisé. C'est quoi le tien ?
Le plus jeune reprit ses esprits, rabattit sa capuche sur sa tête et lança un dernier regard dédaigneux au dénommé Léo. Sans un mot, il fendit la foule pour sortir du club. La fraîcheur de la nuit lui soutira un agréable frisson et il croisa les mains derrière sa nuque en observant les étoiles. Il ne devait pas se déconcentrer. La soirée n'était pas finie et il ne pouvait pas se permettre de laisser ses pensées vagabonder. Kei ne lui appartenait pas, il ne lui avait jamais appartenu. Il devait s'y faire. C'était normal qu'en onze ans, il ait eu des aventures et des histoires sérieuses. C'était normal.
Personne ne devrait avoir le droit de le toucher, s'éleva sa voix intérieure.
Agacé par ses propres pensées, Nathaël entra à nouveau dans le club et se dépêcha d'atteindre le fond de la piste de danse. Arrivé près de ses collègues, il faillit s'étouffer en voyant une tignasse blonde s'agiter devant eux.
Bordel mais ce mec est une véritable plaie, jura-t-il silencieusement.
Il courut jusqu'au groupe et saisit Léo par le bras au moment où Ciel faisait signe à l'un de ses gars de s'approcher. Lorsqu'il aperçut Nathaël, il lui jeta un regard suspicieux et fronça les sourcils.
— Je le connais, assura le jeune homme sans baisser les yeux. C'est un pote, il est juste complètement éclaté.
Ciel sembla hésiter puis haussa les épaules et lui fit signe de partir.
— Ramèn'le chez lui, ordonna t-il de sa voix rocailleuse. On a quasiment fini d'toute façon.
Nathaël hocha la tête et tira le parasite derrière lui. Il prit un malin plaisir à serrer son bras de toute ses forces et ignora les gémissements plaintifs qu'il récolta en réponse. D'un pas pressé, ils sortirent du club et se dirigèrent vers le parking où il le lâcha entre deux voitures.
— Démerdes toi pour rentrer, siffla-t-il en s'éloignant.
— Tu lui ressembles.
A contrecœur, Nathaël s'arrêta.
— A Kei, reprit l'homme qui s'appuyait difficilement contre le capot d'une voiture. Tu lui ressembles... Lui aussi avait ce regard sauvage quand je l'ai vu pour la première fois... Comme si tout était potentiellement un danger...
Léo fit une pause.
— Potentiellement... Héhé c'est rigolo comme mot... Poooo-ten-tiiii-eeeelle-ment.
Nathaël se passa les mains sur le visage et se griffa les joues pour se retenir de balancer le parasite sous les roues d'une voiture.
C'est une blague, je dois vraiment m'occuper de ce truc ? s'agaça-t-il.
Il poussa un profond soupir et s'accroupit devant Léo.
— Où est Kei ? Dis lui de venir te chercher.
— Non !
Son interlocuteur perdit subitement son sourire pour prendre un air angoissé.
— Oh non, non... Il ne sait pas ! Je lui ai juste dit que j'allais boire... Juste boire un petit coup. Ne lui dis pas... Ne lui dis pas pour le sable. Je... J'en prends pas vraiment... Pas vraiment...
Il avait l'air pitoyable avec ses yeux suppliants et son visage honteux, assis sur le goudron sans pouvoir se relever.
— C'était juste ce mois-ci, pleurnicha Léo. Je... Trop de travail... Je pouvais pas... Je veux juste dormir... Juste... Dormir.
Ses yeux noisettes se remplirent de larmes et Nathaël grimaça à cette vue.
— Putain, pleure pas, c'est bon. Où est ta voiture ?
— J'en ai pas... Suis venu... En stop.
— T'avais vraiment faim hein ? lança-t-il d'un ton sarcastique.
Il soupira à nouveau et observa Léo quelques secondes. Il ne pouvait pas l'abandonner là... Il était précieux pour Kei. Il ne pouvait pas juste le laisser ici et prendre le risque qu'il se fasse agresser, dépouiller ou bien pire.
Quel putain de parasite ! jura-t-il pour la énième fois de la soirée.
Sans un mot, il attrapa le bras de l'homme, l'enroula autour de ses épaules, et le força à se relever en prenant appui sur lui. Allait-il avoir assez de force pour le maintenir sur sa moto ?
Ils arrivèrent près de cette dernière et Nathaël vissa son casque sur la tête de Léo qui titubait légèrement sur place.
— J'ai sommeil... Je suis désolé... Je voulais pas... Je veux dormir.
— Tu vas dormir, le coupa le jeune homme. Mais si tu veux dormir il faut que je te ramène. Et pour ça, il va falloir qu'on prenne ma moto. Tu dois me serrer aussi fort que tu peux, d'accord ? J'irai doucement mais tu dois quand même te tenir fort à moi.
Léo hocha doucement la tête puis grimpa derrière lui. Nathaël l'obligea à entourer sa taille de ses bras et il grogna en sentant le corps s'affaler contre le sien.
Bon... Vaut mieux ça plutôt qu'il tombe dans l'autre sens, tenta-t-il de relativiser.
Il démarra et s'enfonça dans la vallée plongée dans la nuit. Autour d'eux, les montagnes dansaient comme autant d'ombres chinoises et les étoiles étincelaient dans le ciel. Les premières lueurs d'Espira se détachaient en arrière-plan, milliers de feux de camp rongeant le piémont.
Régulièrement, Nathaël attrapait les mains de son passager pour le forcer à resserrer ses bras autour de lui.
Manquerait plus qu'il tombe et que je le ramène en bouillie à Kei, grogna-t-il.
Il avait beau être jaloux à l'idée que ce serait ce parasite qui dormirait ce soir chez Kei, il ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour lui. Pourquoi avait-il tant bu ? Était-il réellement exténué au point d'en venir à rechercher désespérément du sable ?
Quand ils furent dans le centre-ville, Nathaël se gara près de la grande fontaine et aida Léo à descendre. Ce dernier retira maladroitement son casque et sourit de toutes ses dents.
— C'était beauuuuu ! s'extasia-t-il d'un air béat.
— Ferme-la et guide moi jusqu'à chez Kei, rétorqua sèchement son conducteur.
— Tu sais, commença Léo en empruntant une rue, tu n'es pas si méchant finalement.
— Hm.
— Tu devrais sourire, je suis sûr que tu serais beaucoup plus beau !
Nathaël ne répondit pas et se contenta d'avancer. Il aurait dû l'abandonner sur la place, il aurait bien fini par retrouver son chemin ! Alors pourquoi l'accompagnait-il ? Voulait-il tant que ça savoir où habitait Kei ? Espérait-il le voir ? Même de loin ?
Ils s'approchaient du château lorsque le parasite s'arrêta et se retourna vers lui.
— C'est dans cette modeste ruelle que je réside actuellement, annonça t-il théâtralement.
— Alors casse-toi.
— Tu devrais pas faire le méchant comme ça... Tu sais... Kei aussi faisait le méchant... Alors qu'il ne l'est pas du tout... Tu devrais lui parler... A Kei.
Nathaël serra les dents en s'avançant dans la rue. Il détestait que le parasite lui parle de Kei et il se détestait encore plus de l'écouter avec intérêt.
— Il t'aime bien.
Le jeune homme se stoppa si brutalement que son compagnon de route fonça dans son dos.
— Outch !
Nathaël se retourna et tenta de calmer les battements de son cœur.
— Qu'est-ce que t'as dit ? coassa-t-il en priant pour que sa voix ne sonne pas trop désespérée.
— Qu'il t'aime bien, répéta Léo en se frottant le front. Kei... Mais tu es méchant... Tu devrais lui faire confiance... On a beau ne plus s'aimer depuis longtemps, il reste un ami précieux. C'est une bonne personne... Toi aussi, je suis sûr... Et tu l'aimes bien aussi.
— Ferme-la. Je me casse.
Nathaël fit brusquement demi-tour en rabattant les pans de sa capuche sur son visage. Lorsqu'il fut certain que Léo ne pouvait plus le voir, il porta ses mains à ses joues et se mordit la lèvre inférieure.
Son cœur battait beaucoup trop vite.
NDA : Un petit pdv de Nathaël, ça faisait longtemps ! Alors, qu'est-ce que vous en avez pensé ? Il a l'air de galérer avec ses émotions le pauvre !
Je suis contente parce qu'on se rapproche sérieusement du vrai rapprochement entre Kei et Nathaël. Maintenant que chacun a ruminé de son côté, il est peut-être temps de les réunir ! Rdv samedi si vous voulez voir ça :)
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