CHAPITRE 8 (2)


CHAPITRE 8-Partie 2

Inspiration_

  Les jours s'écoulent comme du miel, lentement, et ils échappent à mon contrôle. Les journées se raccourcissent et la température baisse indomptablement. Le temps avance, sans penser une seule seconde à m'attendre, et moi, je peins, je crayonne, je déforme, je déchire et je recommence. Encore et toujours. De l'aube jusqu'au crépuscule.

  Je ne prends même plus la peine de me rendre en cours, ayant obtenu l'autorisation provisoire de mes parents. L'inspiration m'est revenue en pleine face comme un boomerang, mais décuplée au centuple. Les éclats de couleurs se transforment en sentiments contradictoires et les formes que je couche sur la toile en paroles, en messages. Je représente donc trois fois la même chose, la même scène, mais sous de nombreux angles, avec d'autres teintes, d'autres jeux de couleurs. Comme une histoire qui se répète mais qui est racontée par une personne ou plutôt un point de vue différent à chaque fois.

  J'ai retrouvé l'amour de l'art, le coup de pinceau professionnel et le talent de génie qui émerveille mes proches depuis que je suis toute petite. Alors pourquoi, pourquoi désormais à chaque fois que je termine une toile je m'effondre en sanglots ? Pourquoi suis-je tellement excitée à l'idée de présenter mon travail durant l'exposition d'automne et en même temps tant effrayée ? Mais je connais déjà la réponse à toutes ces questions. Car tous ces tableaux sont destinés à une seule et unique personne et que je sais au plus profond de moi qu'il comprendra. Qu'il comprendra le message caché entre les lignes et les dessins : Je ne t'oublierai jamais, Drédré.

  Je suis d'un égoïsme, vous ne trouvez pas ? Alors que mes deux meilleurs et seuls amis ne veulent plus entendre parler l'un de l'autre, je m'inspire d'une cause sans lendemain et sans aucun sens. Et je suis probablement en train de m'y perdre. Mais c'est une agréable souffrance.

  C'est avec des sentiments débordants de mon cœur que je me rends au lycée la veille de l'ouverture de l'exposition d'automne afin d'assister au vernissage. Nous sommes dimanche matin, exactement un mois avant le début de l'hiver et donc des vacances. Pour une fois, je me suis réveillée tellement tôt que j'aurais pu prendre le bus mais mon taux d'excitation est tellement élevé que je n'aurais pas pu rester assise pendant plus d'une vingtaine de minutes.

  Alors voilà trois quarts d'heures que je marche d'un pas pressé mais mal assuré vers l'établissement, la besace contenant mes précieuses réalisations sur l'épaule. Quand j'aperçois les grilles grandes ouvertes, mon estomac fait trois loopings et mes joues se réchauffent d'appréhension. Parce que je sais mieux que n'importe qui que même si les toiles que j'ai réalisées sont les plus belles que je n'ai jamais faites, je suis totalement hors sujet. Mais je n'en ai rien à faire, parce que c'est lui que je veux atteindre, et personne d'autre.

  En franchissant les portes battantes du gymnase, je me sens comme entrée dans un autre univers. Une centaine de regards brulants se tournent vers moi et me fixent dans le plus profond et violent des silences. Il est vrai que je suis un peu -beaucoup- en retard. Les vieilles habitudes ne changent pas.

  Mes joues s'empourprent d'embarras et je baisse la tête, on ne peut plus honteuse de me faire remarquer dans de telles circonstances. Bien sûr, c'est quand j'en ai le plus besoin que mon assurance illusoire s'efface dans un nuage de poussière d'étoiles. Une chaleur de crainte et de stress flottant dans les airs me tenaille le corps et j'avale ma salive avec difficulté. Je m'avance d'un pas hésitant vers les rangées de chaises en plastique alors qu'un homme d'âge avancé habillé d'un costard cravate somptueux marche dans ma direction et me tend sa main osseuse une fois arrivé à ma hauteur.

-Vous devez être Mademoiselle LONDON, celle qui manquait à l'appel, demande-t-il gentiment avec un fort accent anglais en me reluquant sans gêne et en haussant un sourcil.

  Vieux pervers dégarni.

-Heu...oui enchantée Mr... ?

-Mr CREEP, jury d'Angleterre. Veuillez prendre une place je vous prie. Nous allions commencer.

  Je déglutis et me dirige vers une des dernières places libres, dans le fond. Je relève enfin les yeux et ma vision traverse de part et d'autre la salle. Mon cœur accélère et je deviens encore plus pourpre que je ne l'étais déjà. Je me reçois une puissante claque intérieure. Pourquoi tout le monde est si bien habillé ?

  Que ce soit à l'aide d'une robe probablement hors de prix ou avec un costume qui a dû couter une fortune, les lycéens venant du monde entier qui me font face sont tous sans exception mis sur leurs trente et un. Sauf moi, il en va de soi. Je baisse mon regard honteux vers mes converses boueuses et mon pantalon déchiré aux genoux. Je m'empresse d'enlever mon bonnet de laine et le cache derrière moi. La boulette.

  Je m'installe et sors en troisième vitesse de quoi écrire. Bien sûr, je fais tomber ma trousse alors que je venais de l'ouvrir et mes stylos roulent sur le sol de linos. Quelques regards furieux rencontrent le mien et je lâche un rire nerveux.

-Désolée, je murmure accompagné d'un faux sourire en m'accroupissant pour les ramasser.

  Pour une entrée en discrétion, je ne pouvais pas faire mieux. Mr CREED s'avance sur la grande estrade spécialement installée pour l'occasion et il nous fait face, microphone en main. Il se racle la gorge et sourit.

-Lycéens des États-Unis d'Amérique, d'Allemagne, d'Angleterre, du Japon et exceptionnellement cette année d'Espagne et de Russie, je vous annonce que la session d'art de 2017 est officiellement ouverte !

  Les applaudissements fusent depuis le fond de la salle et je me renfonce dans mon siège.

-Comme vous le savez, il y aura quatre expositions, une pour chaque saison. Ce mois-ci, nous sommes accueillis par le prestigieux lycée artistique Golden Académie. Par la suite, nous nous retrouverons en Russie, au Japon, puis en Allemagne. Le concours se divise donc en quatre parties et les expositions aussi ouvertes au public se déroulent dans l'établissement partenaire. À la fin de l'année, les dix élèves qui auront reçu le plus de louanges sur leurs œuvres se verront offrir l'incroyable prix d'une année entière de stage aux Beaux-Arts en France.

  De puissantes exclamations retentissent mais se modèrent vite en simples applaudissements et je souris en me rappelant que malgré les apparences, ils restent des lycéens.

  C'est en jetant un œil autour de moi que je remarque avec aberration qu'une énorme caméra se tient pointée sur nous. Indignée, je réalise alors que c'est une feuille de droit à l'image que j'ai signée avec nonchalance l'autre jour. Quelle idiote ! ça m'apprendra à ne pas lire les documents qu'on me donne avant d'y inscrire mon précieux paraphe.

  Le vieillard aigri...euh Mr CREED je veux dire, attend que le calme soit revenu pour continuer.

-Nous allons maintenant tirer au sort parmi les élèves de la Golden Académie pour savoir qui d'entre vous viendra prendre ma place pour présenter ses trois œuvres et nous expliquer son choix et son idée qu'il se fait du thème estival en tant qu'ouverture du concours.

  Mon estomac se noue et je croise les doigts pour ne pas être choisis. Mais bien sûr, j'ai un très mauvais pressentiment. Ce ne serait pas drôle sinon.

  Alors que je me cache derrière le dossier de l'élève devant moi, Mr CREED plonge sa main dans ce qui me semble être une urne contenant nos noms. Je m'agite bruyamment sur ma chaise et finis même par tomber de celle-ci sous le grognement de mes camarades. Je m'installe de nouveau et me ronge les ongles, une vieille toque qui m'avait pourtant quittée.

  Le vieil homme extirpe sa main et déplie avec une lenteur absurde le bout de papier. Il ajuste inutilement ses lunettes et semble relire plusieurs fois le patronyme.

-Et l'heureux élu est...

  Heureux ? laissez-moi rire. Et puis il peut ranger son suspense pourri là où je pense. C'est-à-dire dans son pot de beurre de cacahouète assurément.

-Mademoiselle Heaven LONDON !

-Impossible ! je m'écris en bondissant sur mes pieds.

  Tout le monde, dans un mouvement unique et parfaitement synchronisé, se tourne vers moi. Je m'étouffe avec ma salive.

-C'est pourtant bien votre nom que je tiens entre mes mains, rigole-t-il.

-Il doit y avoir une erreur, cherchez une autre personne je vous en prie, je l'intime en faisant semblant d'être sur le point de pleurer.

  Il secoue la tête et lâche un rire gras qui emplit toute la pièce.

-Il n'y avait qu'un seul papier dans la caisse.

-Mais...

-Cela vous apprendra à sécher les cours, Mademoiselle LONDON, souligne mon professeur d'arts plastique.

  Traître. Moi qui l'aimais bien car il me laissait parfois rêvasser ou même dormir durant certains de ses cours, je le rajoute désormais à ma liste noire.

  Ma mâchoire se contracte et je sers les poings alors que les rire fusent. Me voilà prise au piège. Je m'approche lentement de l'estrade, résignée, quand je me prends les pieds dans une jambe qui traine comme par hasard sur mon passage. Je m'écroule dans le plus grand fracas et relève mes yeux assassins vers le détenteur de ce membre.

-Oups, désolée, s'excuse faussement la jeune fille aux yeux d'un bleu perçant en mettant ses mains parfaitement manucurées de part et d'autre de son visage enfoui sous plusieurs couches de maquillage.

  L'éclat de rire général reprend alors que je me redresse et que j'époussette mes vêtements. Je ne prends pas la peine de lui lancer un regard noir et continue mon chemin. J'attrape ma pochette de dessin que j'avais laissé dans l'entrée et rejoins les professeurs sur l'estrade. D'une main tremblante, je saisis les trois toiles que j'ai réalisées et les dépose sur les chevalets prévus au préalable à cet effet. Au moment précis où je m'empare du micro qu'on me tend et que je me retourne vers l'assemblée, mon cœur rate un battement. Les commentaires désapprobateurs à voix basses traversent l'allée et les professeurs se concertent en fronçant les sourcils. Parce que je le savais déjà avant même d'avoir franchi les portes du bâtiment ; je suis hors sujet. Et de loin.

  Je ferme les yeux quelques secondes pour me concentrer puis les ouvre de nouveau. Je sers le micro un peu plus fort dans mes mains tremblantes et l'approche de mes lèvres. Je prends une profonde inspiration et...j'éternue. Dans le micro. Le son est amplifié et tout le monde se bouche les oreilles en gémissant de dégout. Je rigole intérieurement mais m'excuse rapidement puis je me racle la gorge pour commencer.

-Je sais ce que vous pensez, je souffle d'une voix mal assurée. Je suis la seule ici qui n'ai pas pris la peine de bien s'habiller, j'arrive en retard, je me fais remarquer, j'éternue dans le micro, mes tableaux ne correspondent pas du tout au thème estival et en plus je suis rousse et j'ai des lunettes. Quel culot devez-vous vous dire et vous avez entièrement raison !

  Je prends quelques secondes pour réaliser que toutes les oreilles sont grandes ouvertes pour m'écouter et je déglutis.

-Mais les arts ne sont-t-ils pas quelque chose de totalement décalés ? Quelque chose qui n'a peut-être aucun sens pour tous ceux qui prendront le temps de s'y perdre mais qui est toute une histoire pour son écrivain ? Je suis hors sujet, je le sais, et je vais probablement me faire disqualifier dès maintenant. Mais pour moi, mes trois tableaux ont une immense signification et sont destinés à une seule et unique personne. Mon seul désir est que mes sentiments l'atteignent. Rien de plus.

  Un profond silence s'essuie et je trouve un intérêt soudain pour mes chaussures, honteuse de mettre autant dévoilée. Mr CREED s'approche de moi et fronce les sourcils.

-Ce que vous venez de dire est très juste mademoiselle, mais le thème était l'automne et non le printemps, dit-il en pointant mes représentations.

  En effet, j'ai peint à trois reprises une rose d'un rouge fourvoyant allongée de tout son long sur un piano. Cette image pourtant tellement simple à une signification d'une puissance inimaginable pour moi.

  Je souris tristement.

-Mais l'automne n'est-il pas le printemps de l'hiver, Mr CREED ?

  Sa bouche s'ouvre puis se referme plusieurs fois sans laisser s'échapper un seul mot. Je sursaute quand quelqu'un se met à applaudir, fort, et je reconnais au loin l'un de mes camarades de classe dont je n'ai pas pris la peine de retenir le prénom. Sous mon incroyable étonnement, il est suivi de près par deux autres, un par un, ainsi de suite. Rapidement, un tonnerre d'applaudissements m'ébranle tellement fort que je chancèle. Les larmes viennent brouiller ma vision et je me mords la lèvre en souriant de toutes mes dents.

  En effet, mon regard se fige dans celui d'un jeune homme appuyé sur le mur près de l'entrée, qui y il a quelque temps n'était rien de plus qu'un parfait inconnu à mes yeux. Mais qui aujourd'hui, contre toute attente, est devenu ma plus grande inspiration. Andréas. Capuche sur la tête et mains dans les poches de son sweat trop grand, jambe repliée derrière lui, ses yeux verts me scrutent en silence. Alors, le temps semble s'arrêter une fois de plus quand il m'offre le plus magnifique et le plus sincère des sourires.

Ai-je réussi ? Suis-je enfin parvenu à t'atteindre, Drédré ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top