CHAPITRE 5
CHAPITRE 5
La journée s'écoule avec une lenteur tellement absurde que je me surprends à remercier le ciel lorsque la pause-déjeuner arrive finalement. Pour la première fois, les épinards tièdes et le pain encore en décongélation me paraissent délicieux.
Après avoir mangé, il nous reste encore quelques minutes de pause avant de devoir nous rendre à notre avant-dernier cours de la journée : anglais. Ensuite, je pourrai enfin me défouler en option danse puis le week-end tant attendu commencera.
Ashley, Lewis et moi sommes tous les trois appuyés contre les casiers rouges et je regarde dans le vide, pensive.
La masse de lycéens qui tournoie dans tous les sens au milieu du vaste hall décoré du blason de l'école ressemble quelque peu à un tableau bâclé. Un amas de couleurs ternes et vives à la fois. Ici, chacun aura beau essayer de se démarquer, finalement, ils seront toujours identiques.
Sauf moi, bien sûr, qui suis unique en mon genre.
Adossés contre le mur près des toilettes intérieures se trouvent les grands athlétiques au regard parsemé de malice qui organisent les meilleures soirées de tous les temps. Toujours vêtus des habits les plus en vogue, ils constituent le modèle, l'essence même des lycéens.
A l'opposé, installé sur les marches des escaliers, le club des geeks. Ils ne sont pas tous décharnés, acnéiques et affublés comme des ringards, mais leur connaissance en informatique et en sciences me surprendra toujours.
Çà et là, des filles aux pommettes un peu trop maquillées s'excitent comme un âne affamé devant la carotte d'un bonhomme de neige autour de leur béguin du moment, et je soupire en roulant des yeux.
Plus loin, c'est le groupe des surdoués. Toujours à se parler en langue étrangère comme pour montrer à tout le monde : « Regardez misérables avortons ! Voyez comme nous sommes supérieurs à vous ! » Ils ne se séparent jamais les uns des autres, à l'image d'un banc de sardines qui aurait peur de jeter un coup d'œil au-delà de leur boîte de conserve. C'en est presque écœurant.
Pour finir, il y a les gens normaux. Et enfin, il y a nous : Ashley, Lewis et moi ; la team décalée.
Tout à coup amusée, je reporte mon attention sur mes amis, mais c'est pour le regretter aussitôt. En effet, à mes côtés Ashley et Lewis s'agitent avec entrain autour d'un sujet que j'aimerais pouvoir omettre : le sexe.
— Oh allez Ashley, rouspète Lewis en agrippant celle-ci par les épaules. Ce soir, j'ai vraiment envie que tu me rendes visite. Ça fait trop longtemps que je n'ai pas pu essayer mes menottes sur quelqu'un et je sais à quel point elles te vont bien.
Je frissonne de dégout et essaye de ne pas interpréter les sous-entendus. Après tout, pourquoi les relations sexuelles ont-elles une place tellement importante dans la vie de tout le monde ? Que ce soit dans les livres, les films, les publicités ou encore dans une conversation aux abords banals mais aux allusions plutôt explicites, le sexe semble avoir gravé sa place au fer rouge dans la société.
Pourtant, c'est loin d'être quelque chose d'incroyable...
— Lewis, j'aimerais vraiment pouvoir reprendre là où on s'est arrêté l'autre soir. Mais j'ai déjà un rendez-vous aujourd'hui et tu sais mieux que personne que je déteste annuler.
Mon meilleur ami grogne de frustration et baisse les yeux vers ses baskets aux lacets défaits. Il fait la moue, la tête basse, la lèvre inférieure avancée et les épaules affaissées. Ainsi, il ressemble à un gamin à qui on aurait refusé une deuxième boule de glace.
— Ne t'inquiète pas petit Lewis, rigole Ashley en lui ébouriffant les cheveux. Ce sera bientôt à ton tour de prendre ton pied et je peux te jurer que tu t'en rappelleras toute ta vie.
Joignant la parole aux gestes, elle attrape son menton du bout des doigts, se met à la pointe des pieds et dépose un chaste baiser au coin de ses lèvres comme avant-goût à ce qui l'attendra prochainement.
Un haut les cœurs me fait vaciller et je me mords l'intérieur de la joue si fort qu'une saveur métallique vient aussitôt glisser le long de ma langue.
C'en est trop. Je me bouche les oreilles et m'écarte de ces animaux qui me servent d'amis. Ce genre de conversation me propulse dans des souvenirs que j'aimerais oublier à jamais et ces gestes affectifs m'enserrent le cœur avec tellement de vigueur qu'ils me coupent la respiration. Alors, qu'ils ne comptent pas sur moi pour feindre la bonne figure.
Il faut que je pense à autre chose...à autre chose...
Malgré moi, un souvenir me fige sur place et son visage tordu de douleur et d'incompréhension vient de nouveau hanter mon esprit, alors que je secouais la tête entre deux sanglots tout en le repoussant comme je le pouvais.
— Je suis désolée Alexander, mais je ne suis pas prête...
Je viens écraser mes paumes contre mes joues avec une telle violence afin de me sortir de mes sombres pensées qu'un silence pourfend instantanément le hall comme un coup de tonnerre. Les regards interrogateurs se posent vaguement sur ma silhouette puis se détournent presque aussitôt afin de reprendre leurs occupations.
« Ah, encore elle » ont-ils probablement pensé.
Je secoue brusquement la tête et ébouriffe mes cheveux avec hargne. Respire Heaven. C'est fini maintenant. Respire.
Alors, le souffle court et les yeux humides, je décide de me distraire en jetant un regard circulaire autour de moi. C'est à cet instant que je le vois, pour la deuxième fois. Les battements effrénés de mon cœur se calment brièvement pour repartir aussitôt avec deux fois plus d'énergie. J'avale ma salive de travers, paralysée, mes yeux bloqués sur ce jeune homme, celui-là même qui m'a enlacé dans la bibliothèque sans aucune raison. Mais maintenant, l'impression que je me fais de lui est totalement différente.
Autour de moi, le temps a comme ralenti car cette fois, ce garçon quelque peu bizarre ne m'a pas encore vu et je ne peux empêcher mon regard de le contempler avec une précision chirurgicale. Alors, mon cœur explose à l'image d'un feu d'artifice multicolore, pour me faire entrer dans une transe acide et sucrée à la fois.
Jus d'orange, c'est bien toi ?
Il dépasse de quasiment une tête presque tous les élèves ici présents et n'importe qui pourrait le distinguer. Pourtant, j'ai l'impression que je suis la seule à le fixer. La tête basse, le visage fermé et le regard fuyant, il marche dans ce qui semble être ma direction, se créant habilement un passage étroit entre le flot d'étudiants. Ses mains sont enfouies dans les poches de son sweat à capuche cent fois trop grand et il nage dedans mieux qu'un crawleur professionnel le ferait.
De plus, sa vision est à moitié dissimulée derrière ses boucles couleur sable, ébouriffées dans un séduisant désastre. A mesure qu'il s'approche de ma position, je remarque d'ailleurs que le blanc de ses yeux a des reflets rouges. Il vient probablement de s'injecter de la drogue dans une cabine des toilettes ; ce qui expliquerait son acte de tout à l'heure.
Enfin, sa peau légèrement bronzée lui donne un côté de vacancier égaré et son air quelque peu effacé me paraît être à première vue une carapace contre je ne sais quoi. L'adversité de la vie probablement.
Mais qu'est-ce que j'en sais moi d'abord ?
En plus, il n'a rien de spécial qui devrait retenir mon attention. Question beauté, il n'arrive pas à la cheville de Lewis. Je préfère fantasmer sur les teints clairs ainsi que les torses en V. Surtout qu'à priori, sous son sweat trop grand, il n'a pas l'air athlétique et ses joues un peu creuses en témoignent amplement. Je ne comprends même pas pourquoi je continue à m'attarder sur sa figure, sachant que je ne suis pas du tout en quête d'un quelconque crush. Mais quand j'essaie de décrocher ma vision de son visage, je suis comme aspirée par ce nouvel arrivant.
Mon cœur accélère tandis qu'il s'approche dangereusement et je me rappelle soudain qu'il a oublié son livret dans la bibliothèque. Je le sors hâtivement de mon sac et prends une profonde inspiration.
— Eh ! Toi dont je ne connais pas le nom, tu as fait tomber ça tout à l'...
Il passe juste à côté de moi, me frôle presque, mais ne s'arrête pas.
La bouche entrouverte, la main tenant son livre tendu dans le vide et les yeux écarquillés, je reste quelques secondes sans bouger afin d'analyser la situation.
Il vient bien de m'ignorer, moi, Heaven DAWSON, alors que j'ai fait l'effort de lui rendre service en lui gardant bien au chaud son foutu livre de partitions, sans même lui demander des comptes pour l'incident dans la bibliothèque ?!
La rage s'insinue dans mes veines aussi vite que des flammes le long d'une trainée de poudre et je jette le livret par terre de toutes mes forces avant de faire volte-face pour pointer son dos du doigt, même s'il est déjà trop loin pour m'entendre.
— Misérable ! Comment oses-tu me méjuger de la sorte ?! Comme tu as ignoré ma gentillesse calculée dans le but de gagner ta soumission sans aucun remords, saches que je ne te sacrerai jamais chevalier !
Comme pour m'enfoncer à coups de marteau dans la bouffonnerie, la sonnerie couvre en partie ma voix ou plutôt mes aboiements tandis qu'Ashley vient me secouer comme un prunier pour me calmer.
Après tout, je ne suis plus que la piètre caricature de celle que j'étais avant.
C'est un bien triste masque, celui derrière lequel je me cache...
A suivre...
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