CHAPITRE 2

CHAPITRE 2

— Nom d'une licorne unijambiste !

Mon juron s'égare dans les tourbillons de feuilles orangées de la ruelle, lorsque j'aperçois mon bus qui s'apprête à démarrer, au loin. Le vent frais matinal fouette mes joues pourpres et un frisquet automnal remonte le long de mon échine tandis que j'accéléré la cadence du mieux que je peux. Mes converses aux lacets défaits s'écrasent frénétiquement dans les flaques d'eau qui couvrent le trottoir, et je manque à plusieurs reprises de glisser et de me briser la nuque.

Je n'ai pourtant reporté le réveil sur mon portable que trois fois ce matin ! Sacrebleu !

Malheureusement pour moi, mes efforts pour arriver à l'heure au moins une fois dans ma misérable existence sont vains : le bus scolaire s'élance à toute vitesse dans un nuage de pollution et il disparaît de ma vue dans un virage serré.

Je lâche un juron d'agacement et balance un coup de pied dans une poubelle - ce qui au passage, me bousille le pied.

Je suis sûre que c'est quand le chauffeur m'a vu dans son rétroviseur qu'il est parti comme une furie. Après tout, il a dû être effrayé par ma suprématie apparente.

C'est désormais résolu : quand je gouvernerai le monde, je réduirai cet abruti en esclavage.

Les poumons soudain gonflés par un orgueil ardent, je bondis sur un banc en bois et mords avec appétit dans ma pomme -le seul petit déjeuné que j'ai pensé à apporter dans mon empressement quotidien- et j'observe d'un œil supérieur mon prochain royaume.

— Tenez-vous prêts, vous tous ! Parce qu'un jour, je serai la reine du monde !

La bouche pleine, un rire machiavélique s'échappe de ma gorge encombrée et je m'étrangle avec les morceaux de fruit. Les larmes aux yeux, je renifle.

Stupide fruit à pépins !

Consciente que j'aurais pu mourir bêtement, je décide que je ferai interdire les pommiers lors de ma première réforme et balance mon assassin loin de moi de toutes mes forces.

En descendant de mon estrade improvisée avec une agilité maladroite, je glisse sur les planches mouillées et me rattrape de justesse en agrippant la poubelle en acier à mes côtés. Mais je me redresse aussitôt et époussette mes vêtements comme si de rien était.

Toi l'oiseau là-bas, avec tes yeux de merlan frit, tu n'as rien vu, rien entendu, capich ?

Je secoue vigoureusement la tête et me remets à courir. Avec un peu de chance, j'arriverai pile à l'heure au lycée. Mais un sourire incrédule vient étirer mes fines lèvres gercées : même moi je n'y crois pas. Quelque peu amusée, je relève mes yeux marron-tout-court vers les alentours calmes afin de penser à autre chose que ma course folle. Avantageusement pour moi et ma petite réputation, le trottoir est vide. À part cet abruti de volatile bien-sûr.

Autour de moi, la brume estompe le paysage orangé et je ralentis légèrement pour mieux l'observer. Les érables canadiens perdent leurs feuilles après chaque frisson et leur écorce couverte d'une mousse humide et luisante témoigne de l'averse d'hier soir. Les derniers oiseaux chantent le réveil matinal et j'expire longuement, ce qui provoque un nuage d'une fumée blafarde devant moi.

C'est déjà l'automne : L'une de mes quatre saisons préférées.

Les genoux en compote, je slalome entre les lampadaires sur mon chemin avant de finalement arriver devant le lycée. L'imposant portail aux reflets d'ébène se dresse devant moi et je déglutis en lisant le panneau accroché sur celui-ci : Golden Académie.

Les chevilles endolories, la gorge en feu et le teint rougeâtre, je me plie en deux pour reprendre mon souffle. Le point positif est que les grilles sont encore ouvertes, mais seuls les derniers retardataires affluent encore. Je prends donc une profonde inspiration, me recoiffe d'un mouvement habitué et ajuste mes grosses lunettes rouges sur mon nez en trompette. Enfin, je pénètre dans l'enceinte du bâtiment.

La Golden Académie est l'un des lycées les plus prestigieux du Canada mais surtout du monde entier. Cette école n'accepte que sur dossier et il faut passer des entretiens individuels ainsi que des tests sélectifs pour avoir une chance d'y entrer. En d'autres termes, elle est extrêmement réputée pour tirer le meilleur de ses élèves ainsi que de les pousser à viser l'excellence. Musiciens, danseurs, chanteurs et bien d'autres ; nombreux sont les artistes aujourd'hui mondialement connus qui ont eu l'honneur d'être formé ici.

Et moi, j'ai promis à ma mère que je poursuivrai son rêve abandonné après ma naissance : je veux devenir artiste peintre, et ainsi coucher sur la toile quelques fragments du temps qui passe et qui ne s'arrête jamais.

Je sais mieux que personne que ce n'est pas par naïveté que l'on peut percer dans ce genre de discipline, mais bel et bien par un talent inné et un travail acharné. Pourtant, il n'est pas question pour moi d'abandonner avant d'avoir absolument tout donné. Mes parents ont toujours tout fait pour moi, depuis la première fois que j'ai ouvert les yeux jusqu'à aujourd'hui, presque dix-sept ans plus tard. Je leur en suis entièrement redevable et je compte bien les remercier par ma réussite.

Je bombe le torse pour me donner un air supérieur alors que je traverse le hall principal. Après tout, dans un établissement d'élite comme celui-ci, j'ai de quoi être fière. Je m'approche du panneau d'affichage quand une tornade brune me saute dessus.

— Heavy' ! Toujours en retard pas vrai ? Tu n'utilises pas le réveil que je t'ai offert pour ton anniv' ? me hurle Ashley dans les oreilles en me faisant l'accolade.

Je croise ses prunelles chocolat et soupire.

— Je préfère le garder précieusement dans un carton, au cas où l'envie de le balancer contre le mur comme les autres me prenait.

Un rire nerveux fait trembler mes épaules et elle rejette ses épais cheveux noirs de jais derrière son épaule.

— Toi alors.

Elle jette un coup d'œil à l'une de ses deux montres et ricane, amusée.

— Seulement dix minutes et quarante-huit secondes de retard. C'est un record ! plaisante-t-elle.

— Oui et on risque de l'être encore plus si on ne se dépêche pas.

Elle me répond en sautillant sur place :

— Le prof de maths n'est pas là et Lewis commence plus tard lui aussi aujourd'hui. Il nous a déjà réservé des places à la bibliothèque du lycée.

Je la rejoins dans son euphorie, heureuse et soulagée de pouvoir manquer les mathématiques.

C'est en nous mettant en marche pour le bâtiment en travaux de la Golden Académie, en direction du vieux centre de documentation et d'information, que ma vision descend inconsciemment le long du corps d'Ashley. Mes prunelles inquisitrices se baladent le long de ses formes généreuses pour s'écarquiller devant ses pieds enfoncés dans des chaussons licornes. Avec des paillettes colorées. Et du duvet multicolore.

Je m'étouffe avec ma salive et me fige.

— Euh...Ash' ?

Interloquée, elle s'arrête à son tour.

— Oui ?

Je pose mes poings sur mes hanches, sourire moqueur en coin, tout en faisant des va-et-vient avec mes yeux entre son regard interrogateur et ses pantoufles plutôt originales.

— Tu n'as pas l'impression d'avoir... oublié quelque chose ?

Elle fronce les sourcils et fait la revue de ses affaires. Penaude, elle étudie les rayures de son T-shirt croc top qui laisse entrevoir son piercing au nombril et fouille dans les poches de son jean boy-friend troué aux genoux. Ensuite et surtout, elle examine méticuleusement ses deux montres qu'elle exhibe avec audace sur chacun de ses poignets, tous les jours, chaque fois une paire différente. C'est d'ailleurs un miracle qu'elle n'en ait pas attaché une à ses chevilles aujourd'hui.

Elle doit bien en avoir une centaine chez elle.

C'est quand je souris en repensant à sa collection qu'elle m'a montré un milliard de fois qu'elle sursaute tandis qu'un hoquet de surprise lui échappe. Son visage -pourtant mate en raison de ses origines brésiliennes- vire au rouge cramoisi et elle frissonne d'embarras.

— Oh non ! C'est déjà la troisième fois cette semaine ! s'exclame-t-elle soudainement déprimée, les épaules affaissées. J'étais tellement en rush ce matin parce que je n'arrivais pas à mettre la main sur mes boucles d'oreilles que j'ai dû oublier d'enfiler mes chaussures. Et tu sais où je les ai retrouvés mes boucles d'oreilles ?

Je ricane en lorgnant sur les bijoux en forme de notes de musique accrochés à ses lobes.

— Sur tes oreilles je suppose.

— Exactement !

Je me mords l'intérieur de la joue pour ne pas éclater de rire devant son air confus et j'ouvre mon sac en bandoulière.

— Et tu te moques de moi parce que je suis tout le temps à la traîne..., je souffle en farfouillant entre mes cahiers et mes trousses de dessin.

— Oui, mais je ne suis pas arrivée en retard, moi !

Je roule des yeux et ignore sa remarque.

— Je peux te prêter mes baskets de sport si tu veux. J'ai option danse en fin d'après-midi alors ça devrait aller jusque-là !

Je brandis fièrement le sachet plastique qui les contient et le balance devant ses yeux remplis de larmes. Ma meilleure amie se jette sur moi et me serre si fort que je suffoque. Son parfum exotique chatouille mes narines et je renifle.

— Merci Heaven, tu me sauves la vie ! balbutie-t-elle avant de s'écarter pour enfiler hâtivement les chaussures d'un blanc uni que je lui tends.

Ensuite, elle range avec précaution ses jolies pantoufles dans son sac à dos. Je secoue vivement la tête, un sourire prétentieux plaqué sur le visage.

— Pas de problème, Ash'. Et puis, acquérir la redevance éternelle de mon peuple n'est que mon devoir !

Elle acquiesce vaguement et je souffle en comprenant qu'elle n'a même pas écouté la fin de ma phrase. De nouveau, elle jette un coup d'œil à l'une de ses montres.

— Il est déjà huit heure quatorze et vingt-huit secondes. On devrait rejoindre Lewis, non ?

Une nouvelle fois je soupire, passe ma main dans mes cheveux et m'accroche à son bras qu'elle me propose amicalement. Ainsi, nous parcourons avec engouement les couloirs déserts en direction de la bibliothèque.

A suivre...

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