CHAPITRE 12
CHAPITRE 12
Mes chaussures de toile claquent sur le trottoir détrempé et j'accélère de plus belle. De plus, je suis à moitié aveuglée par mes cheveux emmêlés qui s'amusent à coller mon visage ruisselant. Comme-ci ça ne suffisait pas, des houles sifflantes et gorgées d'épaisses gouttes de pluie fouettent mon corps avec puissance, ce qui m'oblige à zigzaguer hasardeusement. Je sprinte de toutes mes forces depuis un temps indéterminé et ma gorge sèche et irritée me le rappelle à chaque inspiration.
En effet, quand j'ai croisé le regard de ce jeune homme dont je ne connais toujours pas le nom, j'ai décampé sans demander mon reste. Qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre ? Lui dire que je l'espionne et que j'aimerais bien lui soutirer quelques informations ? Je n'ai pas envie de me retrouver derrière les barreaux à seize ans. Pas avant mes dix-huit ans en tout cas.
Je secoue vivement la tête et mes épaules s'affaissent quand j'aperçois les grilles du lycée. Je commence à ralentir quand soudain, j'entends au loin la sonnerie retentir dans l'établissement. Il ne manquait plus que ça. Mon cœur martèle ma cage thoracique avec avidité et je rejoins en trottinant la salle d'arts plastiques qui se trouve à mon grand soulagement au premier étage. Je me rue à l'intérieur juste avant que le professeur ne referme la porte et il a un mouvement de recul en me voyant.
Il est vrai qu'avec mes chaussures gorgées d'eau jusqu'à en poisser à chaque pas, mes joues enflammées et mes cheveux qui jouent au nid d'oiseaux, je ne dois pas ressembler à grand-chose. Je soupire longuement et me félicite intérieurement de ne pas m'être maquillée aujourd'hui. Je ne voudrais pas traumatiser les enfants de mon royaume. Et puis, cette pensée est un peu idiote étant donné que de toute façon, je ne me maquille pas...
Je m'apprête à rejoindre ma place au deuxième rang quand je remarque que personne ne parle et que chaque adolescent ici présent me fixe avec de gros yeux.
— Quoi ? je m'exclame. C'est mon côté artistique, OK ?!
Mes joues me brûlent de honte et mes jambes tremblent. Malgré tout et heureusement pour moi, tout le monde reprend ses activités et le cours débute finalement. Je m'avance avec embarras dans l'allée encombrée par les sacs pleins à craquer et les jambes tendues, puis je me laisse tomber sur une chaise. Là, je prends ma tête dans mes mains et ferme les yeux, n'ayant pas la force d'exploiter ma créativité dans mon cours préféré. Aujourd'hui, l'odeur de gouache et de colle ne m'inspire pas. Je gémis de frustration et me frappe le front contre la table tachée de traces de peinture.
J'ai beau me chercher des excuses : maintenant, il est évident que je n'ai plus le choix ; je suis obligée d'aller lui parler.
Les minutes s'enchainent relativement rapidement et avant que je n'aie le temps de m'ennuyer, la pause de dix heures arrive. Soulagée, je sors de la salle en claquant accidentellement la porte derrière moi. Et puis zut. On va mettre ça sur le compte de l'arrogante jeunesse.
Derrière-moi, j'entends une déferlante d'adolescents enragés qui discordent sur la pluie au-dehors. En effet, la tempête devrait nous obliger à faire sport dans le gymnase tout à l'heure.
Soudain, j'aperçois Lewis appuyé aux côtés du tableau d'affichage et je commence à me diriger dans sa direction, lorsque je me fige. Les couleurs de mon visage s'estompent et mon pouls accélère malgré moi.
A cause du mec de la bibliothèque et de son stupide chat, ce qui a failli se passer entre mon meilleur ami et moi ce week-end m'était totalement sorti de l'esprit.
Afin de me calmer, je vide entièrement l'air contenu dans mes poumons et me masse les tempes à l'aide de mes index. No stress Heaven. Tout ce qui compte, c'est que cette histoire n'atteigne pas les oreilles d'Ashley, afin de ne pas détruire leur semblant de relation avant même qu'elle n'est commencée. Et puis, ce n'est pas comme si nous nous étions réellement embrassés ou quelque chose du genre. Alors il me suffit de faire comme si rien ne s'était passé.
Un véritable jeu d'enfant !
Lewis remarque ma présence et il me sourit tandis que j'arrive à sa hauteur. Nous échangeons notre give me five et il me scrute un instant avec de parler.
— T'as mauvaise mine, lâche-t-il simplement en se dirigeant vers son casier.
Habituée à sa franchise, je me contente de hausser les épaules en lui emboitant le pas.
— Hum...Pour faire court, ce matin, il s'est passé beaucoup de choses, je lui avoue en me frottant nerveusement le bras.
Il hoche doucement la tête et fouille dans son casier parmi les feuilles chiffonnées et les livres dont les pages moisies font peine à voir. Je soupire nerveusement face à son silence inhabituel.
Je vais devoir aborder le sujet finalement.
— Tu sais, je réfléchissais à propos de ce qui s'est passé hier...
Il pince les lèvres et je triture mes ongles, la tête baissée, honteuse. Soudain, il claque la portière de son casier si fort que je sursaute.
— Ecoute Heavy'. Je suis désolé si je t'ai laissé espérer ou je ne sais quoi, mais tu es mon amie, alors...N'en parlons plus ! conclut-il accompagné d'un sourire un peu forcé.
Mes épaules s'affaissent.
Il a totalement raison. S'il ne m'avait pas remis à ma place de la sorte, je l'aurais fait. Je le sais et pourtant, c'est comme de recevoir un pic en plein cœur.
Mes yeux s'humidifient. Ma mâchoire se contracte. Mon cœur se serre.
Malgré tout et comme d'habitude, je garde la tête haute et je ne laisse rien paraître. Pourtant, les pensées défilent comme des fusées dans ma boîte crânienne.
Je ne suis pas un sujet de conversation valable, c'est ça ? Je ne mérite pas de chambouler un minimum les battements de son cœur tout comme il a fait avec le mien ? Ne serai-je donc jamais acceptée à ma juste valeur ?!
Je travaille si dur tous les jours afin d'apparaître comme la plus parfaite version de moi-même. Alors pourquoi ai-je l'impression de creuser dans le vide ? D'arroser une fleur fanée ?
Malgré mon malheur silencieux, je sais que Lewis et Ashley vont finir ensemble. Parce que je ne suis pas aveugle. Ils ont beau ne pas en avoir conscience, je vois bien leur complicité croissante et les regards remplis de secrets qu'ils s'échangent parfois, alors que je suis au milieu, à feindre l'ignorance.
Après tout, je ne suis que le personnage secondaire de leur incroyable histoire d'amour. Je ne suis que l'une des sœurs d'Elizabeth Bennet dans Orgueil et Préjugés. Mais je n'aime pas cette situation. Je ne veux plus tenir la chandelle. Je veux que Lewis me choisisse, moi. Non pas parce que je l'aime, mais parce que j'ai envie d'être aimé. J'ai envie d'exister. D'être acceptée pour celle que je suis.
Mes poings serrés se mettent à trembler et je déglutis à plusieurs reprises. Pourtant, je ne dis rien.
Et les mots silencieux meurent sur mes lèvres, comme la cendre d'une rose consumée sous une averse glaciale.
— Et Ashley ? Elle a disparu ?
Sa voix me sort brusquement de mes sombres pensées et j'ai besoin d'un temps d'adaptation pour comprendre de quoi il parle.
Ce changement de sujet était trop brutal pour passer inaperçu, Lewis.
Je cligne plusieurs fois des yeux et finis par redescendre sur terre. Il parle d'Ashley. Bien sûr qu'il parle d'Ashley.
— Je...je suppose qu'elle n'a pas voulu mettre un pied dehors. Avec ce temps, ça peut se comprendre.
Il hoche doucement la tête, rêveur, alors qu'un sourire amusé vient orner ses lèvres fines.
Il n'est pas pour moi celui-là.
— Je te laisse, je vais faire un tour.
Je remarque que sa mâchoire carrée se contracte légèrement au timbre de ma voix involontairement tremblant. Malgré tout, il garde son sourire désormais crispé.
— Ça marche. On se voit en sport alors.
Son timbre trop enjoué n'est pas naturel alors je ne rajoute rien et m'éloigne à grandes enjambées.
Malgré les apparences, je viens en quelque sorte de me prendre le plus silencieux des râteaux.
Bien sûr, j'essaye tant bien que mal d'ignorer son regard brûlant se frotter à mon dos et j'accélère le pas. Les larmes me montent aux yeux et ma gorge se serre. Je m'attendais à quoi ? Qu'il me saute dans les bras en riant à gorge déployée et qu'il m'aime de toute son âme jusqu'à la fin de sa vie ?
Idiote. Je ne suis qu'une idiote.
Je hoquette bruyamment et tente de me frayer un passage dans la foule. Tout en marchant, je me promets de garder mes sanglots coincés dans ma trachée tant que je ne suis pas arrivée aux toilettes. Ne pas pleurer. Ne surtout pas pleurer.
Soudain, une main, une grande main, attrape mon poignet. Elle me stoppe sur place et quelques fines gouttes s'échappent de mes paupières. Ce touché provoque sur moi une brûlure glacée qui me démange instantanément. Et en moi, tout comme un verre de cristal qui s'écraserait sur du carrelage, c'est l'explosion.
Je fais brusquement volte-face tandis que les larmes inondent désormais mon visage tordu de douleur. Contre toute attente, je rencontre le regard du garçon de la bibliothèque. Et pour la première fois, je plonge dans ses yeux d'un vert hypnotisant. J'arrête de respirer.
Ses pupilles sont entourées par un cercle grisâtre qui s'étale comme une goutte de peinture dans de l'eau et qui tend vers le vert tilleul aux extrémités.
Je déglutis, complètement paralysée, comme figée dans le temps avec lui. C'est la couleur la plus merveilleuse que je n'ai jamais vue. Je pourrais m'y plonger pendant des heures.
Mais les murmures intéressés et le cercle qui s'épaissit autour de nous me ramènent à la réalité. Je cligne plusieurs fois des yeux et c'est là que je sens les larmes tièdes qui roulent sur mes joues sans s'arrêter. Cet inconnu que je vois de plus en plus dernièrement semble lui aussi sortir de son état de léthargie. Ainsi, il ouvre la bouche pour parler, sa main toujours accrochée à mon poignet, mais je l'interromps :
— Laisse-moi tranquille, espèce de...de fantôme ! Ce n'est pas le moment ! En plus, je n'ai aucune putain d'idée de qui tu es ! Alors n'ose même pas ne serait-ce que poser tes yeux sur moi.
Je me dégage de son emprise d'un coup sec. Sous l'attention curieuse des gens autour de nous, son regard se voile, ses lèvres se pincent et sa mâchoire se serre. Il lâche ma main qui retombe près de mon corps, ballante.
Un pétale se décroche...
Je me mords la lèvre et fais volte-face. Puis, pour la deuxième fois de la journée, je m'enfuis, le cœur lourd et la gorge serrée.
...et il devient poussière.
Sans que je m'en rende compte, je me retrouve dans les vieux bâtiments du lycée, dans une salle de musique dont les rideaux fermés absorbent la lumière et plongent la pièce dans un sombre silence. Dos au mur, en face d'un immense piano à queue en bois, les genoux remontés vers ma poitrine et enfin seule, j'éclate en sanglots.
Sur le bureau de chêne est posé un vase en cristal trôné d'une rose fanée. En silence, un de ses pétales se détache et glisse dans l'air comme la plume d'un ange. Subtilement. Faiblement. Il se pose sur l'une des touches de l'imposant instrument à corde frappées et, par un coup de vent qui s'échappe de l'entrebâillement de l'une des fenêtres restées entrouvertes, il s'élève de nouveau et voyage parmi la poussière. Là, il termine son périple en se posant avec douceur sur le dos de ma main.
Mon cœur se serre. Se fissure. Se fragmente.
« A chaque fin, un nouveau départ », tu parles !
A suivre...
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