⁶ - Nono et Miguel
On s'était donné rendez-vous chez Syd après les cours du vendredi après-midi. Le Combi bleu ciel était stationné à la sortie du garage, à côté de la statue de phare trônant majestueusement sur la pelouse. Les Barwis y sont addicts, aux phares. C'est pour ça que personne ne va jamais dans leurs toilettes (faire ses besoins entouré de statuettes en forme de cône bicolore dans un espace de deux mètres carré est légèrement opressant). À peine avez-vous ouvert la porte que votre vessie se vide d'elle-même.
« Bonsoir à vous, fervents auditeurs ou passagers clandestins ; Nono et Miguel à l'antenne de 20 heures à minuit ! »
Harden a passé sa tête à l'intérieur du véhicule après l'annonce des huit heures par l'animateur radio. Bouche entrouverte, yeux grands ouverts, il se hissa en prenant appui sur la poignée de la portière. Il observa soigneusement l'intérieur de l'engin.
« Hey.
— Salut -il s'ébouriffa les cheveux-. Les autres sont là ?
— Syd est parti chercher de l'essence. Jude avait oublié ses tartelettes à la fraise. Elle est retournée chez elle pour les prendre. »
Ses mains brassaient l'air brûlant ; son pantalon n'avait pas de poche :
« Et Dani ?
J'haussai les épaules.
— Prisonnier de Shelli, présumai-je. »
Il hocha la tête, un petit rictus pendu aux lèvres, puis prit place à ma droite.
Pour subvenir à la charge de toutes nos sorties communes, nous avions mis en place un porte-monnaie, dans lequel chacun pouvait déposer des pièces quand il le souhaitait. En général, aucun don ne dépassait les cinquantes cents, disons que c'était seulement histoire de vider nos poches après un fast food ou une soirée tacos.
Les pièces de ledit porte-richesse-cuivrée étaient étalées sur le sol (mon rôle de comptable dès lors au paroxysme de son activité). Mais Harden ne me posa aucune question à ce sujet -sûrement avait-il déjà saisit le concept-. Se fut son estomac qui relança la conversation en grognant hystériquement :
« T'aurais pas un truc à manger ?
— Nan, y a plus rien. Dani a dû finir la dernière boîte de céréales.
50, 70, 1 ...
— Vous mangez des céréales ?
— Le choix est assez compliqué, entre une végétalienne, un accro à l'asiatique et un carnivore enragé. On a pensé que les Cheerios pourraient mettre fin au dilemme, expliquai-je en poursuivant mon compte.
3, 5 ...
Il confirma en pinçant les lèvres, bras croisés sur ses genoux -apparente habitude chez lui-.
— Dur.
Je relevai le regard en lâchant :
— On a 10 $.
— Ce sera suffisant pour six sandwichs ?
— Bien sûr que non.
— Oh. »
Son air paumé était tout spécialement exaltant. Il avait l'air perdu, le petit Brin-de-paille. Il n'avait plus rien à voir avec le blond évasif du premier soir.
Au même moment, un bidon d'essence ouvrit le coffre étriqué du Combi en gigotant dans les airs. La voix de Syd fit quasiment sursauter le Brin-de-paille déboulossé qui plaqua aussitôt ses mains contre le plancher.
« Eh, m'aide pas surtout ! Geignit Syd en secouant le récipient au-dessus de sa tête. »
Je restais bloquée un instant sur les deux rivières d'Harden, bordées par ses sourcils en flèche. Porte-cuivraie à terre, Brin-de-paille m'aida à caser l'essence dans un coin de la bagnole. Deux-trois couvertures posées par-dessus plus tard, Syd alla s'asseoir à la place du conducteur.
« Jude est toujours pas revenue ?
— Foutues tartelettes, exposai-je.
Harden se trémoussa sur le siège qui venait de rencontrer son derrière :
— Dani et Shelli arrivent. »
Le couple Patson nous rejoignit donc peu après, Shelli en jean et top filé, et Dani en -suspens insoutenable s'il vous plaît- bermuda imprimé militaire. Il a de la chance d'avoir des poils blond (nous aussi d'ailleurs). Syd donna un coup dans le volant en se laissant tomber contre le dossier. Il souffla :
« Manque plus que Jude.
Shelli pesta, surprenant mélange de soupir-nasal et de grognement sifflé entre ses dents toutes bien lisses et blanches :
— On va pas l'attendre des heures non plus, sinon le film commencera sans nous.
En parlant de l'elfe ; une chevelure plate, brune, se manifesta l'instant d'après, et ouvrit à son tour la portière arrière. C'était bien la petite Nyret, une tartelette à la fraise entre les dents.
— Je les ai trouvées, s'écria-t-elle de la voix sifflante qui lui était propre.
Soupir indiscret de Shelli, Syd mit les clés dans le contact.
— Dépêche-toi de monter, ordonna le métisse d'un regard vers le rétroviseur. »
La brune s'exécuta aussitôt et alla prendre place côté passager, à la droite de Barwis. Harden s'était entre temps allongé au fond, une fesse sur les couvertures qui cachaient le bidon d'essence et l'autre sur la banquette arrière. Il jouait avec un fil décousu de son gilet, méditatif, sourcils arqués et nez pincé. Le Combi démarra, sortit de la ville avant de s'engager sur la 37ᴇ.
キ
Je ne sais pas comment Syd en est arrivé à passer du Michael Jackson, mais je sais que j'ai reconnu sa voix (impulsive/aiguë/soudaine) entre deux bouffées de tartelettes. Allez, ça passe à la fraise. Dani avait pensé à rapporter des provisions de Cheerios, pour la plus grande joie de tout le monde : on s'empiffrait des billes sucrées tout en jasant.
« Eh ?
Brin-de-paille interrompit le cours de mon énième dégustation de pâtisserie bio. Il s'était appuyé sur son bras droit pour réussir à coller sa tête en face de ma pommette. Je lui répondis en un crôassement :
— Quoi ?
Il rapprocha ses fesses des miennes en s'asseyant plus près et chuchota :
— C'est bon ? Fit-il d'un geste de tête en désignant mon encas.
Il avait l'air affamé.
— Ouais, plus que ça laisse paraître en tout cas. T'en veux ?
— Non merci, répondit-il en fixant le sol.
Je mâchais sans le lâcher du regard. Qu'est-ce qui cloche chez toi Brin-de-paille ? Tu mourrais de faim y a pas cinq secondes.
— Tout va bien ?
Il eut un rire. D'accord, question mal formulée -si Môsieur prend tout au pied de la lettre- :
— T'as l'air stressé.
— Ah bon ?
Il éleva les yeux sur moi. Pour une fois (j'irais même jusqu'à dire première), je continuais mon observation. Courageuse Ezra.
— Mais encore ?
— En fait ..., sa voix se perdit dans le ronron du moteur.
Sourire, retour du rire déconfit ; il termina par céder face à mon insistance persistée. Il se recula jusqu'à mon oreille et susurra en un souffle, visiblement confus :
— Je n'ai aucune idée de ce que peut être un drive-in.
La tartelette avalée, ma gorge fut désormais libre d'exprimer son étonnement.
— Sérieusement ?
— C'est vraiment censé être si banal que ça ?
J'haussais les épaules.
— Ici, ça l'est.
Ses yeux pétillaient.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une sorte de cinéma en plein air, sauf qu'au lieu d'avoir des sièges rembourrés en béton armé, tu restes confortablement assis dans ta caisse. Tu peux pas imaginer à quel point c'est pratique pour manger. »
Harden ne me jetait plus un regard. Toujours assis à mes côtés, ses yeux détaillaient le paysage à travers le double vitrage du van. Il dévorait du regard les forêts d'arbres couleur vert-pomme et noisette jusqu'à la ligne d'horizon. J'imaginais son esprit -tordu- essayant de placer des rangées de voitures bleues et rouges bien correctement les unes derrières les autres. Les étoiles que l'on pourrait apercevoir depuis nos sièges parmi leurs constellations respectives, et le choix hasardeux du film projeté sur le grand écran blanc. Tout bien droit, comme le veulent les premières illusions d'un lieu étranger.
« Quel film va-t-on voir ? s'enquit-il subitement.
— J'en sais rien.
— Mais ...
— C'est tout le but : tu dépenses la moitié de ton essence et -dans notre cas- trois paquets de Cheerios, sans savoir si ce que tu vas voir te fera rêver ou gerber. »
Le blond se posa sur les coudes, ses prunelles vers le plafond blanchâtre du van. Je poursuivis ma tirade :
« Mais ça garantit aussi une certaine indépendance, puisque tu ne sais pas ce qui t'attends une fois là-bas. Pas de bande-annonce, d'avis extérieur qui serait capable de t'influencer inconsciemment ou malgré toi ; seulement ton esprit critique face à l'écran de projection.
— La dernière fois on est tombé sur Mean Girls, du coup on a allumé un feu et on s'est baigné dans le lac, s'exclama Shelli.
— On s'est pas baigné, on nous a ch'té dans l'eau comme de vulgaires chacs à patates, corriga Jude en engouffrant une nouvelle gourmandise bio.
Harden se redressa en croisant les jambes.
— Mais c'est de la triche.
— T'as déjà vu ce film ? Le questionnai-je sourcils froncés.
Il hésita un instant :
— Non, pour-
— Dans ce cas c'est normal que tu ne comprennes pas, le coupai-je d'une traite. »
À l'extérieur, les véhicules se croisaient davantage à chaque minute passée. Syd klaxonna lorsqu'une moto tenta de nous doubler par la droite en frôlant dangereusement le Combi. Une blonde qui s'aggripait au conducteur fourré dans une veste en cuir trop large se retourna en s'esclaffant ; Syd leva son majeur dans les airs en leur clamant d'aller gentiment se faire voir alors qu'au loin, un écran blanc commençait à se distinguer des nuages s'assombrissant.
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